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CINQ PETITS MANIFESTES, 2. Manifeste littéraliste

7 mai 2023

Dans cette scène située vers la fin du film Old (M. Night Shyamalan, 2021), la réplique complète est : I forget the word. It's about my feelings for you. Le word que ne trouve plus Guy (Gael Garcia Bernal), qui perd la mémoire en devenant vieux - mais sa femme Prisca (Vicky Krieps) n'a aucun mal à le deviner -, c'est évidemment love. Banal, n'est-ce pas ? Pourtant, si ce passage du film Old de Shyamalan m'émeut, c'est à cause du reste du film, et du fait que jusque-là tout a été sur-verbalisé par les personnages quant aux situations extravagantes qu'ils vivent et qui - je n'en dis pas plus pour ne pas déflorer l'histoire - donnent à leur vieillissement un tour inattendu.

C'est un parti-pris intéressant, selon moi, que de faire nommer par les personnages d'un film ce qui se passe sous leurs yeux et dans leur corps, et ce qu'ils font. On le trouve déjà dans le chef-d’œuvre de David Cronenberg Existenz. Ici, il permet de valoriser un mot finalement non-prononcé, le mot le plus galvaudé du monde, lequel, d'échapper à la verbalisation, s'en trouve presque incarné. ...

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CINQ PETITS MANIFESTES, 1. Pour une musique émersive

30 avril 2023

De la séquence où l'on fait baigner les enfants, dans Huit et demi, de Fellini, un film que j'ai vu à sa sortie quand j'avais 16 ans, il me reste un profond sentiment d'étrangeté, de malaise, alors que c'est censé être un souvenir heureux du personnage de Guido, le protagoniste. En même temps, je comprenais déjà, tout adolescent que j'étais, grandi dans un internat et sans expérience, que ce malaise faisait partie du film, était le film. Pour ma part, je n'ai jamais appris à nager, au sens propre. D'où peut-être la position exprimée ci-dessous. Que cela soit clair : je n'ai jamais prétendu être un pur esprit.

1. Musique immersive, musique émersive ...

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HISTOIRE DE MES MUSIQUES CONCRÈTES, 25. LE CRI, 2017, CINQUANTE CAILLOUX ET VINGT-QUATRE SILENCES, 2019, QUATRIÈME SYMPHONIE, LE PARCOURS, 2020-23

12 mars 2023

La première fois où je suis venu dans la vallée de Vallorcine, Haute-Savoie (c'était en 1957 et j'avais dix ans), aucun de ces panneaux pour les randonneurs, tels qu'on les voit ci-dessus, n'existait encore. Les Vallorcins connaissaient les noms de leurs hameaux et lieux-dits, des noms tels que La Villaz ou Le Mollard, mais ceux-ci n'étaient indiqués nulle part, et les estivants dont je faisais partie en ignoraient l'existence. Par contre, il y en avait déjà pour indiquer les distances et les directions aux vacanciers qui voulaient monter à l'alpage de Loriaz, ou au Col de la Terrasse. Ces distances se mesuraient déjà en minutes et en heures, et non en mètres et kilomètres. Une telle substitution du temps à l'espace a beaucoup frappé l'enfant que j'étais. On m'a expliqué que, d'une part, une distance en km ne serait pas pertinente puisqu'il s'agit de sentiers en lacets où l'on doit ralentir l'allure pour monter, et d'autre part, que le minutage indiqué était toujours une moyenne. En tout cas, cela donnait au temps – à un moment où on ne pouvait pas imaginer les applications pour téléphones portables, avec leurs estimations de durée - une existence spatiale bien troublante. Cette existence, précisément, j'ai voulu la mettre dans la toute dernière de mes musiques concrètes qui sera aussi la pièce ultime du Nycthemeron, la Quatrième Symphonie, sous-titrée Le Parcours. Une musique d'une heure quinze, en six mouvements, où le temps joue à être de l'espace, sans en avoir toutes les propriétés. Je vais en expliquer l'idée, mais auparavant, il me faut évoquer deux œuvres courtes qui l'ont précédée.

D'abord Le Cri : cette pièce qui dure à peine plus de 9 minutes a été composée chez moi en 2017 pour honorer l'invitation de Liquid Architecture (voir Entre deux images n°59, et le chapitre 23 de cette Histoire de mes musiques concrètes) à venir donner, outre des conférences, trois concerts constitués du même programme redonné à Melbourne et Brisbane (dans des salles de cinéma) et Auckland, Nouvelle-Zélande, dans la chapelle de l'Unitarian Church. J'avais prévu un programme déjà lourd composé de mon ancien Requiem de 1973 et de la toute récente Troisième symphonie, soit près de deux heures, mais je voulais l'ouvrir par un lever de rideau qui sonnerait plus léger, et qui permettrait en somme de « présenter » les haut-parleurs au public, avant d'attaquer le Requiem et son atmosphère sombre, tantôt apocalyptique et tantôt recueillie. Je me réjouis d'avoir eu cette idée : cette œuvre au son clair et piquant, comme toujours chez moi pour 2 pistes mais dont certains passages permettent de faire voyager le son d'un haut-parleur à l'autre (j'en avais de 8 à 12 selon les villes), est comme un geste de bienvenue, une fantaisie légère. Cela commence par de petits gags, un braiment d'âne, des miaulements, des sons mousseux, un aboiement, des soupirs féminins et des sons dansants de piano préparé que je fais circuler, tout cela comme pour occuper le terrain dans une certaine attente. L'attente du cri, évidemment, qui d'abord apparaît coupé, étranglé, et ne se pousse en entier qu'à la fin, seul et nu, vivant et joyeux. C'est un cri masculin aigu et prolongé trouvé je ne me rappelle plus où (il me semble que c'est dans une library ...

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