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CINQ FOIS DEUX MOTS, 2. La tresse et le liseron

17 septembre 2023

Cette image extraite du film de Robert Bresson, Un condamné à mort s'est échappé, 1956, m'aurait certainement moins marqué sans la narration en voix-off qui la soutient, prononcée par le héros avec une intonation égale et blanche, « à la Bresson », et que je reproduis en bas à gauche. Pourtant, je n'ai pas eu de sœur ni non plus, autant que je m'en souvienne, vu une mère faire des tresses avec les cheveux de ses filles (ici, il s'agit de bandes de tissus fabriqués à partir de vêtements lacérés, combinés avec des fils de métal empruntés à un sommier pour en faire une corde solide, capable de supporter le poids d'un homme).

J'avais vu ce film avec mon frère au Cinéma des Trois-Rois de Nogent-sur-Oise, à peu près à l'âge de dix ans, et il m'avait beaucoup impressionné. C'est l'histoire, inspirée de faits réels (le récit  du commandant Devigny), d'un résistant français qui en 1943, parvint à s'évader du fort Montluc à Lyon, où il était incarcéré dans l'attente de son exécution par les Allemands. Le héros est rebaptisé « Fontaine », mais se montre aussi froid et méticuleux que son modèle historique pour préparer son évasion. Le film commence par une première tentative ratée, quand on l'emmène en voiture vers sa prison, et se termine avec une autre réussie, en compagnie d'un jeune codétenu de droit commun qu'on a mis dans sa cellule, et à cette occasion la corde fabriquée en tresse va prouver sa solidité. Le jeune détenu salue cette évasion d'un « Si ma mère nous voyait ! », brève phrase, la dernière du film, qui a une forte résonance dans un univers où on ne voit aucune femme - en fait une seule, mais de loin et fugitivement. De là, la force des quelques allusions à cet autre monde qu'on entend dans les dialogues : elles créent, par la parole, une ouverture vers la vie et la paix.

Mon frère et moi n'avons pas fait de la prison mais presque : durant notre adolescence, ce fut un internat de plusieurs années dans une école de garçons aux dortoirs surpeuplés, comme il y en avait encore beaucoup en France. Et ni lui ni moi n'avons connu de vie familiale « standard », nos parents étant fâchés et séparés depuis que nous étions très petits. Cela nous a ouvert en même temps d'autres expériences, d'autres horizons.

Dans ma vie à moi, un hasard que Bresson aurait salué comme une preuve de la « Grâce » - thème important du film - a voulu que son œuvre vue seulement une fois et qui me hantait fut la seule ou presque que j'avais à ma disposition quand il me fut proposé – grâce à la recommandation personnelle de Pierre Schaeffer – d'enseigner le son au cinéma à l'IDHEC, école historique de cinéma devenue la Femis. C'était vers 1979, le magnétoscope VHS venait de s'imposer contre le format Betamax, et il permettait d'enregistrer les films qui passaient à la télévision. Un condamné à mort s'est échappé, programmé par Claude-Jean Philippe à moins que ce ne fût Patrick Brion, dans les créneaux tardifs qu'on donnait à ces deux bienfaiteurs de la télévision publique pour leurs « ciné-clubs » respectifs sur Antenne 2 et France 3, fut l'un de ces trois-quatre premiers films que l'on pouvait enfin revisionner tranquillement sur un écran cathodique, et non sur le dépoli étroit et bruyant d'une table de montage. Or, c'était le film idéal pour découvrir l'effet du son sur la perception de ce qu'on voit : la caméra ne quitte jamais le point de vue de Fontaine, n'en voit jamais plus qu'il n'en voit (sauf quand elle montre son visage), c'est-à-dire des espaces très resserrés, tandis qu'on entend, ce qui est logique pour un prisonnier, beaucoup de sons hors-champ (« acousmatiques ») qui créent autour de ce que l'on voit une espace bien plus grand, espace variable selon la distance d'où proviennent ces sons : sonnette d'un tramway qui passe à proximité de la prison le jour, animation d'une école (qui nous rappellent que la vie continue dans la France occupée), sifflets de train la nuit, mais aussi pas des geôliers qui se rapprochent ou s'éloignent de la cellule de Fontaine, etc... En coupant le son puis en le remettant, je pus à la fois découvrir et montrer aux jeunes étudiants de l'IDHEC ce qu'apportait le son dans un film. Le son, et aussi la parole.

Au fil de ces séances en compagnie d'un film dont je ne me suis jamais lassé, je réentendais la même phrase à la fois guindée et étrange qui fait tout d'un coup surgir dans cet univers carcéral d'hommes en guerre une paisible vision de vie en famille : « je fis une tresse comme j'avais vu ma mère faire avec les cheveux de mes sœurs ». Et à chaque fois, et toujours encore aujourd'hui, je ressentais quelque chose de doux et de familier.

Des années après, l'idée de la tresse me vint à l'esprit comme métaphore à différents propos. J'étais frappé, dans mes études sur le cinéma sonore, par la différence entre des films où l'on parle beaucoup mais en entrecoupant cette parole avec des détails, des gestes, des événements visibles qui la ponctuent, comme si la parole et l'image étaient tressées ensemble, et d'autres que je qualifie de détressés, ceux dans lesquels au contraire la parole n'est pas relayée, ponctuée, par la gestuelle, le découpage – par exemple, les œuvres d’Éric Rohmer où l'on parle beaucoup, mais pas tellement plus que dans le cinéma américain classique – seulement la parole y est délibérément donnée sans jeux de scène, sans ces échos, ces effets de ponctuation visuelle et concrète qui font la magie d'un film classique comme Casablanca : Claude Rains lève son verre de whisky pour boire mais il interrompt son geste en écoutant Bogart, ensuite il répond à celui-ci sur le même ton ironique et allusif, enfin il vide son verre d'un trait comme pour signifier : « j'ai dit », etc...  Formulant cela, je ne dis pas qu'un cinéma est préférable et inférieur à l'autre, je dis au contraire que c'est bien que les deux soient possibles.

Films tressés et films détressés sont pour moi a priori aussi valables les uns que les autres ; un film peut même comporter des moments tressés et des moments détressés...

Plus récemment encore, quand j'ai rédigé la notice de l'album CD que Motus va sortir en novembre et qui couple mon Requiem de 1973 avec la pièce Laudes de 2019 (voir l'Histoire de mes musiques concrètes en 25 chapitres, toujours disponible sur ce site), l'image de la tresse m'est revenue tout naturellement, pour évoquer la façon dont, dans mes œuvres religieuses, je m'attache à entrecroiser un texte sacré et la vie concrète, familière. Comme s'il me fallait, ainsi, rendre le fil temporel plus solide.

Peut-être l'image de la tresse est-elle inadéquate : si j'ai bien compris il faut trois brins pour faire de la tresse, non deux. Disons que le brin central serait le fil du temps, qui lorsque j'ai commencé à faire de la musique concrète, était matérialisé par une bande magnétique que, merveille, on pouvait toucher, manipuler, et même tordre pour la retourner (mettre en contact une bande retournée et déjà enregistrée avec la tête de lecture, fait entendre un son comme étouffé, bâillonné – ne pas confondre avec la même bande lue à partir de la fin jusqu'au début, mais avec le côté magnétisé tourné vers les têtes).

J'ai souvent raconté que ma vocation pour cette musique est née de l'encouragement d'une amie professeure de musique, Mireille Mayereau, à la suite duquel je me suis découvert habile manuellement pour au moins une chose : faire de la musique concrète. Découverte importante pour moi, qui souffrais à l'idée que mes mains soient jugées incapables d'accomplir quelque chose, et m'attristais de me voir classé sans arrêt comme « intellectuel » par opposition à « manuel ». Comme beaucoup de gauchers dans ma génération (voir blog Sans visibilité, chapitre 19), on m'a forcé à l'école primaire, après qu'on m'eût repéré comme appartenant à cette catégorie, à écrire avec la main droite. Ce qui m'a donné une incertitude de latéralisation (où est ma droite ? où est ma gauche ?), et m'a empêché de passer avec succès le permis de conduire ! Cela m'a peut-être rendu tordu pour certaines choses, mais cette torsion est mon mode naturel d'être.

Dans Laudes, œuvre réalisée entièrement en numérique, un passage m'évoque toujours, quand je l'entends, la façon qu'ont certaines plantes de se développer sur le mode grimpant, en tortillons et entrelacé : il s'agit de grattements réalisés en frottant la caisse d'un clavicorde, et que j'ai mixés sur plusieurs couches pour donner le sentiment d'une croissance envahissante - .je pensais, en réalisant cette partie, à des liserons et autres volubilis. Il me semble qu'au bord des routes, dans la localité de Nogent-sur-Oise encore demi-rurale, on trouvait partout des fouillis de liserons. Ceux-ci suivaient leur ADN de liseron, qui est d'avoir besoin d'un support pour s'enrouler, et qui eût pensé leur en vouloir ?

Récemment, j'ai entendu que par un critique de cinéma du journal Libération, le film de Nolan Oppenheimer, sorti cet été, avait été jugé « tortueux ». Un adjectif pour moi inutilement péjoratif et malveillant, voire méprisant. C'est vrai que, comme presque tous les autres films de Nolan, il y a dans celui-ci du montage parallèle, des combinaisons de temporalité et de points de vue (avec un personnage secondaire étonnant, joué avec génie par Robert Downey Jr). On aime ou on n'aime pas - moi, j'aime beaucoup ce que fait Nolan et notamment son Oppenheimer -,  mais il devrait être clair que le réalisateur ne fait pas ça pour épater et se rendre intéressant, mais parce que chez lui, ça se présente et se développe ainsi.

Saviez-vous que « volubile » veut dire au départ « qui se tourne facilement », et pas seulement « qui parle beaucoup et volontiers » ? Ne reprochez pas au liseron d'être volubile.