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SANS VISIBILITÉ – CHAPITRE 19
4 avril 2021
QUESTIONS DE MIROIR
Isabelle P. / Pr. / Laugier / Michel-Ange / Sami-Ali / Lacan / Schaeffer / Dante / Virgile / Garin / Risset / Portinari / Kermabon / Hitchcock / Ozu / Andersson / Bergman
À nouveau à ma demande (voir le blog Sans Visibilité chapitre 12), mon frère m'a envoyé des photos de la floraison printanière dans la région où il habite. Voici l'une d'entre elles, où la forme tordue d'un arbre coupé qui malgré tout pousse ses branchettes m'émeut particulièrement. Ou bien est-ce la même photo mais renversée, comme il est devenu facile de le faire instantanément avec un fichier numérique ? Le concours est ouvert, et un indice se trouve plus bas.
Comme je l'évoquais il y a cinq ans dans le blog n°32 de la série Entre deux images, la nature, que dis-je la réalité courante ne nous offre guère, à l'œil nu en tout cas, et s'il n'y a pas d'écriture humaine dans le champ visuel, d'indice immédiat dit extéroceptif de la différence entre droite et gauche. Une question à laquelle je suis sensible, je l'ai déjà raconté, en tant que gaucher de naissance appartenant à la catégorie – je ne dirais pas à la famille, encore moins à la communauté, car Dieu merci nous nous ignorons les uns les autres – des contrariés que l'école a éduqués à écrire de la main droite. Une tradition qui semble-t-il n'a pas disparu, même en France. En ce qui me concerne, et je ne suis pas le seul gaucher contrarié à avoir des problèmes de latéralité, cela m'a fait rater mon permis de conduire trois fois, parce que lorsque le moniteur me disait : « à votre droite, à votre gauche », j'hésitais un peu trop longtemps, ce qui me rendait dangereux au volant.
Récemment j'ai fait une chute à vélo, où je me suis cassé l'humérus du bras droit. Or, il se trouve que la majorité de mes pépins de santé - maladies et accidents – a concerné le côté droit de mon corps et parfois y a laissé sa trace sous forme de cicatrice. J'ai demandé à la kinésithérapeute qui me fait faire des exercices de rééducation pour mon bras, Isabelle P., si dans sa profession elle avait rencontré des patients que leur latéralité de naissance comme droitier ou gaucher avait pu marquer dans leur corps, notamment pour les accidents. Elle m'a dit qu'elle n'avait rien remarqué de tel, mais m'a raconté une jolie histoire dont ma question lui a fait se souvenir. Enfant, elle qui est droitière de naissance comme la grande majorité, elle avait eu à l'école une meilleure amie qui était gauchère. Isabelle P. se souvient qu'elle aimait du coup se regarder elle-même écrire dans un miroir, parce qu'elle trouvait cela plus joli. Je n'aurais jamais pu imaginer une telle histoire.
Le pavillon de Nogent-sur-Oise où notre mère habitait durant les années 50, et où mon frère et moi logions durant les week-end était comme j'ai déjà raconté, de fait la moitié d'un pavillon, l'autre moitié, celle de gauche si l'on regardait depuis la rue, étant occupée par un appartement et un étage construits en miroir par rapport au « nôtre ». Occupée et habitée par nos voisins M. et Mme Pr., et leur gros chien. M. Pr. était très corpulent, et lorsqu'il est mort chez lui, notre mère, appelée par sa voisine à la rescousse alors que le défunt était déjà dans la rigor mortis (voir Wikipedia) racontait très froidement, c'est le cas de le dire, l'embarras que cela avait été de le changer pour la toilette mortuaire.
Lorsque j'ai écrit mon court-métrage Éponine réalisé en 1983-84, qui montre les rapports tendus d'une mère et de sa petite fille unique, je me suis inspiré de la topographie du demi-pavillon que louait notre mère, et où elle avait emménagé avec son mari avant leur séparation, avant de l'occuper seule. Quand on entrait il y avait, dans le couloir sombre menant à la cuisine, une grosse armoire à glace à gauche, et à droite la porte de la chambre de notre mère. Plus loin dans le couloir, on trouvait à droite la porte d'une salle de séjour qui le soir devenait notre chambre d'enfants, tandis qu'à gauche commençait un escalier menant à un unique premier étage, meublé et équipé d'un lavabo mais totalement inoccupé. Le scénario d'Éponine reproduisait systématiquement cette topographie et l'exploitait. Lorsque j'ai cherché un décor pour tourner ce court-métrage, avec l'aide du producteur mon ami le regretté Ulysse Laugier (lui-même réalisateur), j'ai trouvé, en faisant les petites annonces, un pavillon situé à la Courneuve qui allait être démoli dans les mois suivants (comme l'a été le pavillon de Nogent-sur-Oise peu après que notre mère eût cessé de l'habiter) et qui miraculeusement offrait la même topographie, mais en miroir. Nous pouvions donc le louer au cours du mois d'août avant sa démolition, avec toute liberté pour le remeubler et le retapisser dans l'esprit du scénario, ce que nous avons fait. Pour me souvenir de la maison humide qui m'avait inspiré cette histoire, et pour suggérer que le film en montre une image inversée, j'ai pensé à une image encadrée qui décorait un mur de la chambre de notre mère : une reproduction photographique du groupe statuaire de Michel-Ange La Pietà, que l'on trouve à Saint-Pierre de Rome (à droite en entrant, si je me souviens bien), figurant une Marie éplorée au visage très jeune, qui porte sur son giron le corps de son grand enfant mort. J'ai choisi une photographie du même groupe sculptural et l'ai fait agrandir en demandant d'inverser le sens au tirage. Peu de gens bien sûr ont remarqué que dans mon film, l'image de La Pietà, qu'on entrevoit à vrai dire fugitivement, est à l'envers, la tête du Christ reposant sur le genou gauche de sa mère et non sur le droit, comme sur l'original, mais pour moi cette marque a un sens personnel.
Jusqu'ici, à part l'excellent et méconnu Le Corps, L'Espace et le Temps, de Sami-Ali, Dunod, 1998, qui comporte un chapitre intitulé « Latéralité et Psychanalyse », et que je me propose de relire, j'ai trouvé peu de textes sur la question du miroir reliée au fait qu'un gaucher face à un droitier en est comme le miroir pour beaucoup de leurs gestes courants. Dans son fameux texte sur le stade du miroir, écrit en 1949 mais renvoyant à une idée qu'il aurait eue beaucoup plus tôt, Lacan mentionne bien que l'image spéculaire, dans laquelle l'enfant anticipe une totalité à laquelle il s'identifie comme à un leurre, alors qu'à ce moment de son existence il éprouve son corps comme morcelé et non coordonné (l'homme, nous le savons, naît prématuré et pas terminé, même à terme) est inversée. Mais Lacan ne fait pas de référence au fait que notre reflet où nous croyons voir – jamais, selon lui, achevée et donc toujours aliénante - l'unification de notre moi, est celui d'un gaucher si nous sommes droitier, ou l'inverse.
Au début des années 70, il était encore très rare, sauf dans les milieux professionnels de la télévision, de voir en direct sa propre image en mouvement prise par une caméra vidéo. Le Service de la Recherche créé par Pierre Schaeffer, et dont faisait partie le Groupe de Recherches Musicales auquel j'ai eu la chance d'appartenir à cette époque (cela n'aurait pas été une chance quinze ans plus tard, alors que je n'en faisais plus partie, en raison de l'influence croissante en son sein d'improductifs faiseurs de problèmes, mais aussi de l'orientation trop techniciste à mon goût que le Groupe commençait à prendre) occupait une bâtisse nommée Centre Bourdan et située près de la Maison de la Radio. Ce bâtiment, entouré d'un petit parc, comportait entre autres un studio de tournage pour des émissions de télévision. Schaeffer s'en servait de temps à autre pour ce qu'il appelait des expériences de communication et notamment de prise de conscience de l'image qu'on donne lorsque l'on est filmé. Nous étions invités à nous voir nous-même en direct sur des écrans - par définition à l'époque cathodiques – alors que des caméras de télévision nous filmaient, et immédiatement nous étions surpris par le fait que si nous bougions le bras droit, notre image en noir et blanc, dans ce qui était un faux miroir, semblait bouger l'autre bras. Cette expérience troublante est aujourd'hui négligée parce que les caméras, les smartphones ou les appareils photo actuels prévoient d'office une position miroir pour faire des selfies. Si, sur le MacBook Air avec lequel j'écris en ce moment, j'active la version 3.0 (déjà obsolète) de Facetime, elle me donne un portrait en miroir ; mais si j'utilise la fonction « enregistrement vidéo » de la version 10.4 (également dépassée) de Quicktime Player, je vois, toujours un peu dérangeante, mon « image en mouvement » bouger l'autre bras, car elle n'inverse pas.
A propos de gauchers, et puisqu'aujourd'hui on parle beaucoup d'invisibilisation, à mon avis à tort et à travers et souvent pour s'en plaindre, alors que finalement c'est bien d'être invisible dans sa soi-disant différence, soulignons que les gauchers sont invisibles dans un pays comme le nôtre, et peuvent s'en féliciter. Même si ce n'est pas toujours pratique d'être gaucher, beaucoup d'objets et de systèmes étant prévus, ce qui est logique, pour la grande majorité qui est droitière.
Je suis d'autant plus sensible à la grande précision que manifestent certains textes sur la latéralité. Dans la Divine Comédie de Dante, par exemple, le fait que telle chose se passe à la droite ou à la gauche du Narrateur est plusieurs fois souligné. Ainsi, lorsque dans le Purgatoire, chant XXX, Dante revoit Béatrice, et que troublé il se tourne vers l'endroit où il pense voir son guide Virgile, qui en fait l'a laissé, il précise qu'il se tourne à sa gauche (« volsimi a la sinistra »). Dans le chant précédent, Dante longe le fleuve d'oubli de la mythologie grecque, le Léthé : « L’acqua imprendea dal sinistro fianco / e rendea me la mia sinistra costa, / s’io riguardava in lei, come specchio anco. » Trad. Didier Marc Garin : « L'onde resplendissait sur notre gauche / et me rendait comme un miroir aussi / mon côté gauche lorsque j'y regardais. » Chant XXVI, toujours en rebroussant chemin dans la lecture : « Feriami il sole in su l'omero destro ». Trad. Jacqueline Risset : « Le soleil me frappait sur l'épaule droite. » Peut-être l'importance que la religion catholique donne à la latéralité (Jésus, dit le Credo de Nicée, est assis à la droite du Père, « ad dexteram Patris », et au jour du Jugement les Réprouvés iront à gauche du Christ) a-t-elle joué un rôle. Peut-être aussi, dans sa fameuse rencontre-coup de foudre avec Béatrice Portinari à Florence, Dante a-t-il été fortement marqué par les mouvements de tête qui ont fait se croiser leurs regards.
Oui, bien sûr, je ne fais pas toute une histoire du fait que « droite » et « droit », sincère, honnête, conforme, rectitude, etc... sont souvent mis du même côté dans les langues et les cultures, tandis que « gauche » est du côté de la gaucherie, la maladresse, la déformation, ou pire. Bref, je vous épargne le couplet de la malédiction supposée des gauchers, et le bêtisier des situations et des citations qu'a pu inspirer cette « spécificité ».
Dans la revue Bref, où Jacques Kermabon m'offrait généreusement la précieuse liberté de choisir mes sujets, j'ai consacré un article, en 2012, à des scènes de femmes tournant la tête au cinéma, que ce soit vers la fin de Psychose de Hitchcock (ou, chez le même, dans une séquence extraordinaire du Rideau déchiré, celle du ballet), du Goût du saké d'Ozu (la petite mariée japonaise, magnifiquement habillée mais un peu triste, tournant vers son père une tête et un regard bouleversants), ou bien avec le fameux regard-caméra d'Harriett Andersson dans Monika, de Bergman, regard qui n'est pas un geste de montage, mais un mouvement de tête du personnage. Mouvement de tête, enfin, c'est plus compliqué : dans un café, de profil, tournée vers la droite, face à un partenaire de beuverie puis plus tard peut-être de sexe, elle en est isolée par un recadrage qui se concentre sur son visage. Une cigarette entre index et majeur, Monika tourne légèrement le visage vers sa droite à elle, le regard perdu dans le vague. Puis ce sont ses yeux qu'elle tourne vers nous, tout en reprenant une bouffée de sa cigarette. Cela se passe en deux temps.
Voilà de ces choses que j'aimais faire observer aux étudiants de l'Esec ou de Paris III, et régulièrement il y en avait pour me demander : « mais qu'est-ce que cela veut dire ? », et qui voulaient sauter à l'interprétation, selon des supposés codes tout faits. Je leur disais : apprenez d'abord à observer, l'interprétation, s'il y en a une à faire, se présentera un jour d'elle-même et elle est toujours à référer à l'ensemble du film.
Maintenant, qu'est-ce qui se passerait si Monika tenait sa cigarette de la main gauche, qu'elle était dans la droite du champ et qu'elle tournait la tête, puis les yeux, sur sa gauche ? Ce que simule l'image inversée ci-dessous. Cela voudrait-il dire quoi ? N'ayant pas inversé l'ensemble du film, je n'en sais encore rien...