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ENTRE DEUX IMAGES n°32

31 janvier 2016

PAS ENCORE DÉFINITIVEMENT FEMME / POUR LES DISTINGUOS DANS LE DÉBAT POLITIQUE / HISTOIRES DE LOCALISATION ET DE LATÉRALISATION / QUE LES DICHOTOMIES DOIVENT DIRE LEUR VÉRITÉ / LA PAROLE DE MARIE

Lennart / Davenport / Gardner / Mason / Stanwyck / Lewin / Grant / Mc Carey / Kubrick / Lyon / Rosher / LeRoy / Cohn-Bendit / Desplechin / Piketty / Melenchon / Sarkozy / Hollande / Fillon / Juppé / Marine Le Pen / Bayrou / Cincinnatus / Dick / Günturkün / Broca / Gall / Dax / Balzac / Duffau / Broitmann / Debray / Zviaguintsev / Léonard / Godard / Strindberg

Chez Vidéosphère, je découvre grâce au DVD un film peu connu, Ville haute ville basse (East side, West side, 1949), mélodrame conjugal situé à New York et écrit par deux femmes : Isobel Lennart, à partir d'un roman de Marcia Davenport.

Comme on le voit dans cette capture d'image, Ava Gardner (dont le personnage veut piquer son mari à celui joué par Barbara Stanwyck) et James Mason dans le rôle de l'époux en question, un séducteur narcissique, y semblent encore jeunes - jeunes en tout cas par rapport à l'image que l'histoire du cinéma a fixée d'eux. C'est pourtant peu de temps avant qu'ils ne se retrouvent dans le mythique et déjà statufié Pandora, 1951, d'Albert Lewin, variation sur le thème du Vaisseau Fantôme. N'est-il pas troublant que "l'art du mouvement" fige des images dans nos souvenirs ?

Ici, déjà très belle, Gardner fait encore un peu - mais pour plus très longtemps - "jeune femme", au visage susceptible de se modifier, dans ce qui n'est pas le dernier rôle de tentatrice et même de "slut" ("traînée") sublime que l'écran va lui donner de plus en plus souvent. Déjà aussi, James Mason a sa belle voix et des gestes qui deviendront chez lui des procédés de jeu - comme se passer les deux mains ouvertes sur le visage dans les moments de trouble - et il semble fait pour jouer les hommes qui souffrent, tout en se donnant l'allure cynique (dans la scène du Lolita de Kubrick où Sue Lyon lui fait comprendre que c'est fini entre eux, comme il pleure bien !). C'est entre autres grâce à Mason et à sa douleur plus ou moins contenue dans le rôle du méchant Vandamm, amoureux trahi face à Cary Grant, lequel compose un héros distant et peu sentimental (je dis "compose" car Grant peut être aussi un acteur de génie dans l'émotion, par exemple dans le remake d'Elle et lui par Leo McCarey) que La Mort aux trousses est un film inépuisablement romantique.

Bénéficiant d'une belle photographie de Charles Rosher (qui a travaillé sur L'Aurore), et contenant des scènes fortes entre Gardner et Stanwyck, East Side West Side n'est peut-être pas une œuvre maîtresse, mais Mervyn LeRoy dirige excellemment cette histoire d'épouse et de maîtresse se disputant un homme. Une histoire dont le dénouement n'est pas celui qu'on attend.

POUR LES DISTINGUOS DANS LE DÉBAT POLITIQUE

Comme déjà pas mal de gens, j'ai signé la pétition en ligne initiée par une dizaine de personnalités dont Daniel Cohn-Bendit, Marie Desplechin et Thomas Piketty, et favorable à une primaire des gauches et des écologistes, tout simplement parce que c'est une idée stimulante pour renouer un débat. J'apprends que Jean-Luc Mélenchon - qui avait eu des accents très forts et m'avait touché lors de la campagne de 2012 - ne veut pas s'y joindre. Dommage, mais j'avais déjà lu qu'il renvoyait dos à dos Sarkozy et Hollande, et là-dessus je suis en désaccord. Les distinguos me semblent utiles et constructifs tant qu'il y a matière à en faire, et matière ici il y a. Ce sont des parois qu'il faut maintenir, analogues aux compartiments qui protègent les coques des paquebots (sauf le Titanic). Tout en votant d'un certain côté, j'en fais par exemple entre Fillon, Juppé et Sarkozy, et même entre ce dernier et Marine Le Pen, quelle que soit mon aversion pour le président battu en 2012. Sur son blog L'ère du peuple, Jean-Luc Mélenchon argumente intelligemment son refus de se joindre à l'initiative, mais selon moi il fait semblant de ne pas comprendre qu'il ne s'agit pas de se lier les mains pour la présidentielle future, mais d'abord de sortir d'une impasse - la gauche non socialiste n'arrivant pas à peser d'un poids suffisant.

Dans sa liste d'arguments, Mélenchon ne peut pas s'empêcher non plus de rappeler à notre souvenir ses succès passés. Oui, mais ces succès sont passés, et ils n'ont pas apporté de changement. S'être opposé comme il l'a fait en 2012 à Marine Le Pen dans Hénin-Beaumont, où il s'est parachuté en super-héros pour y jouer un "duel de titans" dans lequel il a finalement subi une défaite sévère, défaite infligée par les voix du peuple, ce n'était pas malin. Il fallait gagner ou ne pas y aller. Ou bien ensuite, en tirer les leçons. Mélenchon est un homme intègre et indépendant, mais pour mon goût il prend trop la posture de l'homme providentiel qu'on appellerait en recours, genre Cincinnatus, et dans l'attente qu'on vienne le chercher il joue le rôle de l'imprécateur.

Le "À gauche, toute", que défendent certains me paraît un slogan émouvant mais sans contenu, en quête d'une pureté, d'une quintessence qui n'a jamais existé. En même temps, chez d'autres, l'appel à la suppression de la différence gauche/droite dans la politique française semble voué à échouer ; le centre n'arrive pas à exister de façon décisive, même si j'estime beaucoup ceux qui, comme Bayrou, consacrent et même usent leur carrière à essayer de le rendre concret et de l'incarner. Est-ce seulement une question de système électoral ?

HISTOIRES DE LATÉRALISATION ET DE LOCALISATION

La dichotomie politique exprimée en terme de gauche et de droite renvoie à cette chose bizarre, inconnue de certaines espèces, qui est la latéralisation, quand la symétrie de certains membres et organes est déséquilibrée par une asymétrie : la spécialisation par exemple chez nous de la main droite, dont le fondement anatomique ou phylogénétique n'est pas clair.

J'y suis sensible dans la mesure où je fais partie de la minorité des gauchers, et de la minorité encore plus petite, en France, des gauchers qu'on a "contrariés" dans leur enfance, ce qui m'a laissé un peu d'ambidextrie pour écrire (un don parfaitement inutile) et surtout des problèmes pour repérer "ma" droite de "ma" gauche, fautes de repères extérieurs naturels. Grâce à un article du site lesgauchers.com (sympathique, bien qu'il risque de tourner parfois au mur des Lamentations), j'ai appris un mot précieux : "extéroceptif", par opposition à proprioceptif. A priori, l'univers naturel ne contient pas de signes "extéroceptifs" visibles permettant de distinguer "la" droite de "la" gauche. On s'en apercevait autrefois quand on inversait des diapositives sur un projecteur. C'est l'homme qui les y met, par des objets conçus pour la majorité des droitiers, et aussi visiblement par l'écriture, de toutes les créations humaines la plus latéralisée (pas seulement dans l'ordre des signes, mais aussi dans le dessin d'une bonne partie d'entre eux).

Si nous avons un seul cœur à gauche et un seul foie à droite, et bien sûr plusieurs organes ou membres en double symétrique, nous avons aussi dans la boite crânienne quelque chose à quoi nous pensons moins en tant que double : non pas "un"' cerveau, mais bel et bien deux hémisphères que relie un corps calleux susceptible d'être sectionné sans tuer le sujet : c'est l'opération dite callosotomie. Le "split-brain" (cerveau où les deux hémisphères sont coupés l'un de l'autre) est une perspective qui m'a longtemps inspiré une énorme anxiété, certainement par rapport à mes problèmes de latéralisation. Elle est au cœur du roman génial de Philip K. Dick, A Scanner Darkly (en traduction française, Substance Mort), dont je reparlerai dans un prochain blog.

Admirateur par ailleurs, comme moi, de cet écrivain, le chercheur psycho-biologiste Onur Güntürkün, que nous sommes allés voir chez lui à Bochum dans la Ruhr, et qui nous a reçus généreusement avec son épouse Monika, nous a appris qu'au XIXe siècle des Français ont été des pionniers dans les travaux sur une éventuelle asymétrie du cerveau humain : avant même le fameux Paul Broca (qui a donné son nom à une aire de l'hémisphère gauche, désignée depuis comme étant selon lui celle du langage), un certain Dax avait posé la question. Plus tard, ce sera Franz Joseph Gall et les spéculations de la phrénologie, avec un délire de "localisation cérébrale", auquel Balzac fait parfois référence.

Tout récemment le chirurgien Hugues Duffau n'a pas hésité à intituler son ouvrage sur les opérations éveillées du cerveau, L'erreur de Broca (éd. Michel Lafon, 2016). La fameuse "aire de Broca", dit-il, n'existerait simplement pas, et on peut toucher à cette partie de l'hémisphère gauche sans que le sujet opéré d'une tumeur en sorte privé de la parole. A suivre.

Moi, ça me parle, parce que je me rends compte que je travaille toujours sur deux pistes, et je tiens à une présentation publique latéralisée et non circulaire de mes musiques, avec un côté "jardin" et une côté "cour" (comme on dit au théâtre), qui soient les mêmes pour l'ensemble de l'auditoire.

LES DICHOTOMIES DOIVENT DIRE LEUR VÉRITÉ

Toujours sur le thème dualiste, je reviens sur la notion de "personnage" dans mes musiques concrètes. Dans beaucoup de mes œuvres à personnage, la forme est en effet souvent structurée entre autres par une certaine répartition des voix féminines et masculines : alternance, prédominance, duos, soli, etc... Bien sûr dans l'œuvre Tu, éditée sur CD par Brocoli, où tout est fait à la fois sur le nombre 2 et sur la différence des sexes, mais aussi dans la Tentation de saint Antoine, l'Isle Sonante, etc... et les œuvres religieuses, dont la Messe de terre et le Requiem. C'est ce qu'une discussion avec le compositeur Eric Broitmann, lui-même habité - et c'est rare - par une inquiétude formelle, m'a aidé à formuler.

Je parlais l'autre fois des dichotomies truquées. La dualité masculin/féminin en fait-elle partie ?

Beaucoup de dichotomies sont clairement des fabrications culturelles discriminantes et souvent réactionnaires, quand elles tournent sans le dire autour d'un des deux termes qui se présente comme un absolu, et de sa négation plus ou moins dissimulée ; l'exemple le plus simple est la dichotomie français/étranger, qu'on peut remplacer par hongrois/étranger. Le terme étranger ne veut rien dire d'autre ici que celui/celle qui n'est ni français(e) dans un cas, ni hongrois(e) dans l'autre, c'est-à-dire absolument n'importe qui.

Dans de nombreux textes, j'ai écrit sur l'absurdité et la nocivité pour les arts contemporains de la dichotomie analogique/numérique, un couple où en l'occurrence "analogique" joue le rôle de la case fourre-tout, de la catégorie-poubelle dont on a besoin pour légitimer l'idée d'un "art numérique". Qu'y a t-il de commun en effet entre le son optique qui a régné des années 30 au années 80 pour la diffusion en salle des films, les sons des différents supports du type "cylindre" ou "disque de phonographe", et le son sur bande magnétique apparu dans les années 40-5, tous mis dans la même case "analogique" ? Rien, sinon d'un point de vue conceptuel. Mieux vaudrait dire "non-numérique". Il faut que ces dichotomies disent leur vérité.

Une autre dichotomie très débattue aujourd'hui, celle entre le laïc et le religieux, est piégée, et dangereuse (il y a d'intéressantes remarques de bon sens faites par Régis Debray, dans Le Monde du 27 janvier, sur cette question). Elle crée une fausse relation en miroir.

L'exemple inverse d'une dichotomie qui avoue qu'elle tourne d'un terme et de sa négation, mais qui ne peut jamais l'oublier et pour cause, car elle est directement dite par les mots la désignant dans de nombreuses langues, c'est la dichotomie pair/impair en mathématiques, qui concerne la divisibilité ou la non-visibilité par deux. Un nombre entier est forcément pair ou impair, il ne peut y échapper ; et sa divisibilité ou sa non-divisibilité par deux entraînent une série de conséquences. Un nombre premier est obligatoirement impair, à l'exception du nombre deux, mais un nombre impair peut être divisible et donc ne pas être premier. En résumé, la non-parité fait des nombres impairs un ensemble dont les éléments possèdent des propriétés communes. L'univers des nombres impairs, et notamment des nombres premiers supérieures à 2, n'est pas un fatras. Cela, contrairement aux univers définis par les termes : étranger, religieux, etc...

La dichotomie sexuelle, elle, est un cas également unique, entre autres parce qu'elle contamine beaucoup d'autres dichotomies ou dualités (le monde est "genré", "gendered", largement par les genres grammaticaux, dans les langues à genre et plus particulièrement dans les langues à deux genres, comme le français). L'emploi de plus en plus fréquent, aux USA, de ce qu'on appelle le "féminin générique" dans le langage politiquement correct, pour subsumer les deux genres, me semble une expérimentation passionnante (il faut bien essayer), de même que l'adoption plus générale du pronom neutre "Hen" en suédois (voir sur Internet) pour éviter de spécifier un genre précis en parlant d'une personne. Ce sont des choses dont on devrait pouvoir parler sans effroi et sans ricanements, sans en attendre non plus des miracles ou des cataclysmes. Tout en sachant qu'on n'échappe pas si facilement au genre...

Même si l'on ne voit pas le monde comme il est figuré sur le fameux motif - pour moi horrifiant - de pictogrammes de l'association La Manif pour tous (une Maman à gauche tenant par la main une fillette, et un Papa à droite tenant un garçonnet - toute une gamme de produits, du sweatshirt au mug, arborent ce logo), il est normal qu'on se pose des questions. Et si la "Manif" est "pour tou(te)s", que n'accueille-t-elle sereinement et raisonnablement ce débat (de même dans l'autre camp).

LA PAROLE DE MARIE

Le cinéma a là-dessus ses histoires à raconter. Par exemple, les films du cinéaste russe Andreï Zviaguintsev, Le Retour, Le Bannissement, Elena, Léviathan, me semblent tous les quatre tourner plus ou moins directement autour de la guerre des sexes (et plus précisément de la question : qu'est-ce qu'un père ?) . Ce qui ne veut pas dire qu'il faudrait n'y voir que cela, et les enfermer dans une programmation thématique pour salles, genre "SexWars".

C'est clair en tout cas pour le second, extraordinaire, Le Bannissement, sorti en 2007 et que je viens seulement de voir. Il s'agit d'une variation sur le thème de Marie et Joseph (dont la transposition à notre époque a également inspiré à Godard ce qui est selon moi son meilleur film, Je vous salue Marie). Dans l'image du Bannissement que l'on voit ci-dessous, un jeune facteur joue inconsciemment le rôle de l'ange de l'Annonciation (ici le résultat d'un test de grossesse qu'il apporte à l'héroïne). Un plan en plongée de cette scène crée dans le film une rime cinématographique avec un plan de mains d'enfants vues également en plongée dans une autre scène. Ils sont réunis autour d'un puzzle géant où ils veulent assembler les pièces de l'Annonciation peinte par Léonard de Vinci, celle qui se trouve à Florence. C'est l'espace entre l'Ange et la Vierge qui leur reste à compléter. Dans le film, l'héroïne dit à son mari que l'enfant qu'elle attend n'est pas de lui.

Il est intéressant de noter que chez Godard, qui ne veut pas trancher sur le sexe ou l'a-sexualité des anges, ils sont deux, un homme et une fillette, à se partager "l'annonce faite à Marie". Il y a toujours de quoi créer du "deux", chez ce cinéaste ! Zviaguintsev opte, quant à lui, pour la solution classique, un garçon au visage angélique - à gauche, bien sûr. Comme c'est très souvent le cas en effet dans les Annonciations célèbres de l'histoire de la peinture, l'ange arrive par la gauche et la femme est là à droite. En revanche, la pointe de l'histoire, telle que la transpose l'auteur du Bannissement - comme dans la pièce terrible de Strindberg, Père - c'est qu'elle repose entièrement sur la parole de la femme enceinte.