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MESS 4, feuilleton pour prendre de la distance
25 février 2024
Cette image du film Mon oncle, de Tati, située – j'ai vérifié – douze minutes environ avant la fin du film, et vue sur un écran il y a plus de soixante-cinq ans, je m'en souviens comme si c'était hier... Elle n'a rien de remarquable, n'est un emblème que pour moi, et seul un souvenir d'enfance lui donne une valeur particulière.
Quand nous étions enfants, mon frère Jacques et moi, et que nous descendions de Creil voir notre grand-père paternel à Paris (il nous avait hébergés tout petits chez lui dans le XVe arrondissement avec sa femme, Thérèse Chion née Scheck, notre "mamie", décédée en 1954), il nous emmenait souvent au cinéma. Généralement des films choisis pour nous, par exemple des comédies avec Jerry Lewis et Dean Martin, en version française bien sûr, et à la sortie il se félicitait si nous avions « ri de bon cœur ». Une autre fois, mon frère s'en souvient également, c'était un film de guerre affreusement long et triste, L'Adieu aux armes d'après Hemingway, la version de 1957 réalisée par Charles Vidor, avec Jennifer Jones et Rock Hudson, Le jour où il nous a emmenés voir Mon oncle, c'était logiquement l'année suivante, j'avais donc onze ans. A l'époque beaucoup de cinémas parisiens étaient permanents, donc on pouvait rentrer dans la salle quand on voulait et en sortir de même. C'est un peu avant cette image que nous sommes rentrés, dans une salle au trois-quarts vide, un après-midi en semaine : sur l'écran, après une rixe nocturne très confuse entre des personnages qui se battent puis se réconcilient autour d'un comptoir de bistrot, apparaît un couple bourgeois qui rentre en voiture, le soir, dans une paisible banlieue résidentielle. Ils sont allés dîner en amoureux dans un restaurant chic avec des musiciens. Madame Arpel est contente de sa soirée, tandis que Monsieur bougonne, comme il le fait souvent (c'est un homme qui n'est pas heureux de sa vie). C'est l'image qu'on voit ci-dessus. Je me souviens pourtant de cette vision comme agréable et rassurante, comme si j'étais assis sur le siège arrière (dans le film, leur fils unique, Gérard, qu'ils ont laissé à garder au frère de Madame, l'oncle du titre, est déjà rentré et couché). Ni notre père, remarié, ni notre mère vivant seule, ni nos parents nourriciers n'avaient alors de voiture, et même pas leur permis! Notre grand-père Chion, en revanche, celui qui nous emmenait au cinéma, aimait conduire. Il avait été représentant de la marque Opel, entre autres métiers, et né à la fin du XIXe siècle, il portait encore un chapeau, comme dans le film. ...
MESS 3, feuilleton pour prendre de la distance
18 février 2024
Que trace fébrilement sur deux portées de musique le crayon tenu par Marie Kolverer (Marlene Dietrich), espionne autrichienne déguisée en paysanne pour voler des plans de bataille russes, dans le mélodrame de Josef von Sternberg Agent secret X27 (Dishonored), 1931, dont j'extrais cette image ? De la musique ? Non, il s'agit en fait de signes codés empruntant les symboles de la notation traditionnelle pour déguiser en musique un document secret volé. Comme nous l'a montré une scène située plus tôt dans le film, Marie sait jouer du piano avec fougue mais elle est aussi assez experte pour transcrire un document volé en « symboles » d'allure musicale. Les demi-soupirs (silences qui durent l'équivalent d'une croche) sur la portée du haut sont peut-être l'équivalent d'une lettre ou d'un chiffre et aussi importants que les notes, avec ou sans dièses ou bémols, qui donnent à ce qu'on voit l'aspect d'une musique : ce n'est pas à la base fait pour être joué ni entendu, mais décodé (on sait que le nom des notes en anglais et allemand, qui utilise les lettres de l'alphabet, a permis à Jean-Sébastien Bach et Alban Berg, d'écrire leur propre nom ou le symbole d'un nom aimé dans leurs partitions).
Seulement, le scénario ingénieux de Daniel N. Rubin ne s'arrête pas là. Plus complexe en ce sens que celui qu'écrivirent Sidney Gilliat et Frank Launder pour A Lady Vanishes, 1938, chef-d’œuvre de la période anglaise de Hitchcock, où l'on trouve également une espionne et pianiste qui reçoit et transmet un message volé à l'ennemi sous la forme d'une mélodie , Rubin invente que le colonel russe Kranau (Victor Mc Laglen) ayant surpris Marie et son manuscrit avant qu'elle ne s'enfuie, devine qu'il s'agit d'un code dont chaque note, dit-il « signifie la mort pour des millions de russes ». Seulement, au lieu de brûler immédiatement la partition et sans doute désireux par vanité de montrer qu'il sait lui aussi déchiffrer « à vue » , il ne peut s'empêcher, avant d'y mettre le feu, de la jouer devant Marie au piano, en entier, permettant à celle-ci, tout oreille, de la mémoriser. Des notes dont il ne connaît pas le sens, strictement non musical ! Après quoi Marie, ayant la partition en tête et s'étant débarrassé du colonel par un somnifère, regagne l'Autriche, joue le morceau de mémoire avec énergie devant les militaires qui l'ont engagée, et peut au fur et à mesure retranscrire la pseudo-partition en ce qu'elle est réellement : un codage de chiffres, de dates et de mots. Le spectateur lui-même n'est pas informé du contenu de ce message (c'est-une fiction, on fait confiance). Le stade auditif où la musique s'est trouvée devoir être jouée et entendue (musique d'une style farouche et atonal, inventée par Karl Hajos pour le film), n'a été rendu incontournable que par la destruction de la partition. Il n'était pas obligatoire qu'on l'entendît. ...