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À la recherche de la lettre, chapitre trois

8 juin 2025

Il n'est peut-être pas de réalisateurs sur lequel on ait autant écrit de leur vivant, avant même leurs 60 ans, que David Lynch, décédé récemment ; l'essai que je lui ai consacré, publié en 1992 par les éditions des Cahiers du Cinéma, et réactualisé trois fois (la dernière en 2007), n'a été que le premier d'une vaste série d'ouvrages, gloses et monographies en toutes langues, en attendant des biographies que certains attendent et espèrent croustillantes. Quant à un de mes derniers papiers comme critique  – un texte élogieux, malgré les réserves qu'il contient -  dans le mensuel des  Cahiers du Cinéma, avant que je n'en quitte le comité de rédaction, il avait été précisément consacré à Blue Velvet pour sa sortie française.  Plus facile à trouver que mon livre, non réédité, cet article se trouve en ligne (hhtp://lefrance.ntic.fr/fiches/bluevelvet.pdf), et on s'étonne parfois auprès de moi qu'il paraisse avoir été trop peu enthousiaste.

Ne vous fiez pas tout de même pas aveuglément à Internet : un papier ultérieur de Nicolas Saada dans la même revue, très hostile au film palmé à Cannes, Sailor et Lula, 1990, - œuvre que j'adore – m'est attribué faussement dans la revue Décadrages par un chercheur peu soucieux de se relire, alors même que celui-ci prétend travailler scientifiquement sur la «réception» des films. Ce genre de travaux a posteriori adopte souvent une position pratique et surplombante pour s'ériger en redresseur de torts du passé, mais expose à commettre des «anachronismes» moraux et historiques, du style « comment, à telle et telle époque, n'avait-on pas-vu que »....

Or, de même que Lynch ne pouvait savoir en 1986 qu'il allait faire Twin Peaks, Lost Highway, INLAND EMPIRE, etc., je ne pouvais me douter qu'en 2025, mon article écrit à chaud sur Blue Velvet serait plus accessible que mon livre longuement élaboré 4 ans plus tard. De sorte qu'ici, je vais essayer de me transporter à nouveau dans ce jour de décembre 1986, où sur  l'écran d'une confortable salle de projection des Champs-Elysées, apparaît un film dont, à part un succinct dossier de presse, je n'ai aucune idée.

A ce moment-là, chacun des long-métrages successifs de Lynch, celui-ci inclus, est demeuré un prototype : Eraserhead, film aux dialogues rares que certains qualifiaient d'expérimental, est une production indépendante réalisée sur plusieurs années, et qui avait trouvé son public dans des « séances de minuit » ;  sa sortie ultérieure en séances régulières, sous le titre Labyrinth Man (à cause de la popularité du film suivant) sera un échec. Elephant Man, demeuré le plus gros succès du réalisateur, est une production Mel Brooks (un homme qui a eu le génie de voir en Lynch l'homme capable de faire ce film) avec des comédiens et des techniciens britanniques éprouvés –parmi lesquels le directeur de la photo/réalisateur Freddie Francis ; et enfin Dune sorti en 1984 – dont je fus un des rares critiques en France à relever les beautés, au-delà de ses défauts - était une super-production extrêmement coûteuse et attendue produite par Dino de Laurentiis, et adaptant un best-seller de la science-fiction, qui avait déjà fait l'objet de nombreux projets. Les conditions contraignantes et baroques de la production de ce film, les aléas de son tournage au Mexique que je raconte en détail dans mon essai, ont été pour le réalisateur une leçon dont il se souviendra. Il tiendra, à partir de là, à conserver le « final cut », quitte à travailler avec moins d'argent, et le premier film qui suivit mais qui aurait pu toujours être le dernier, tourné pour un budget réduit et produit par une filiale de Dino de Laurentiis grâce à ce dernier, sera Blue Velvet. Un film dont on ne savait rien avant sa sortie, et qui n'avait dans son casting aucune star... Et c'est aussi le premier film de Lynch situé dans le quotidien de l'Amérique moyenne, et non dans un monde industriel hallucinatoire, dans l'Angleterre victorienne ou sur des planètes de space-opéra. Tout est encore frais, donc, lorsque le soir même de cette projection de presse,  j'écris dans une prose lyrique ne craignant pas les rimes et les allitérations, des lignes comme :

« Le titre par lui-même, Blue Velvet, est fait de sensations mêlées de texture et de couleur croisées, matière à toucher, à respirer, puissant effluve de femme où veut se nicher le nez du Méchant - «Baby wants to fuck» - pour un film où la chair féminine, celle d’lsabella Rossellini, apparaît comme jamais peut- être un film aux USA ne l’a montrée, singulière, émouvante, individualisée, dénudée de cette invisible pellicule qui d’habitude y protège les corps les plus exposés. S’échappent alors les senteurs, se laissent voir les plis, se sent le poids des rondeurs. Sous les yeux de Sandy, dans sa maison vouée à l’existence paisible, c’est la vision choquante ce soir- là, surgie du noir de la rue, d’une nudité brune et blessée.

L’une et l’autre, Sandy et Dorothy, ne formant peut-être qu’une femme, puisque c’est la première qui sur la piste de la seconde a mis Jeff. »

J'ai volontairement cité le paragraphe le plus « sensuel » de mon texte.  Je me rappelle aussi avoir été ému d'emblée par le générique, et la musique thématique, chromatique et orchestrale, jouée sur une grêle formation symphonique dirigée par le compositeur lui-même, Badalamenti, et superposée à un rideau ondulant, qui me rappelait de vieux films vus enfant. Plus loin, j'étais frappé par l'emploi déformant que faisait le chef-opérateur Frederick Elmes. d'un très grand angle (un peu comme dans le dernier film de Terrence Malick, Hidden Life).

Il apparaît aussi dans mon papier que voir dans Blue Velvet une parabole sur le côté sombre de l'American Dream me semble déjà une piste dépourvue d'intérêt : dans tout pays, il y a des parterres de fleurs, des gens aimables et une façade sociale. J'aurais plutôt tendance à en voir le côté universel : le cadre est américain, certes, les voitures aussi, la langue, mais ce qui est dit porte sur  ce que j'appelle le « scandale » de la vie. Et j'assume aujourd'hui ce que j'ai écrit parce que c'était ressenti et sans a priori.

Néanmoins,  après une une unique vision d'après-midi en salle de projection, je n'avais pas encore vu certaines choses – par exemple que la séance sadique à laquelle assiste de sa cachette le héros est comme un rituel théâtral auquel la femme, qui dans le film n'est pas victime mais sujet, se prête activement. En même temps, j'avais relevé des choses qui n'étaient pas dans le dossier de presse : les « femmes assises sur l'éternel canapé », le motif même que développera plus tard INLAND EMPIRE, et la « nudité brune et blessée » de Dorothy. Je pense à son apparition dans les scènes d'intimité mais aussi dans celle où son personnage est vu pour la première fois par Sandy, et qui reste l'image la plus charnelle d'une femme dans le cinéma lynchien : les nudités qu'on voit plus tard dans Sailor et Lula, Lost Highway, Mulholland Dr.,  ou dans les photos du réalisateur sont plus froides, graphiques, stylisées. Preuve qu'il y a une partie d'aléa, et de rencontres individuelles. On ne peut pas considérer que même chez un auteur aussi personnel que Lynch, ce qu'amènent les actrices de leur corps, du milieu dont ils viennent, soit interchangeable.

Ce jour de décembre 1986, je me souviens aussi avoir reconnu dans les traits de Laura Dern - à l'époque un visage presque nouveau - la jeune aveugle touchante du mélodrame de Peter Bogdanovitch Mask, qui m'avait  touché et qu'on avait rapproché d'Elephant Man, parce que le héros est atteint d'une monstruosité. Mais je ne pouvais « pré-voir » ni la Lula de Wild at Heart, ni la Nikki Grace d'INLAND EMPIRE.

Quelques semaines après cette projection de presse feutrée, je tins à revoir Blue Velvet en salle, comme membre d'un public qui avait fait la queue, payé et subi l'habituelle avalanche de publicités. Une des réactions de ce public me frappa beaucoup, et fut déterminante lorsque je revis plusieurs fois le film en 1991, à partir d'une copie VHS, en vue de mon ouvrage. Il s'agit du moment où Sandy voit chez elle celle qu'elle croit être sa « rivale » , Dorothy, nue, couverte de traces de coups, s'accrochant à Jeff comme une plante grimpante et disant «He put his disease in me»: sur le plan montrant la réaction de Sandy (Laura Dern),  dans lequel l'actrice ouvre largement la bouche, déforme ses traits et pleure comme un enfant ne se souciant pas de son aspect esthétique : à ce moment précis la salle fut prise d'une rire énorme et nerveux. Me souvenant en 1991 de cette réaction des spectateurs... à une réaction, je fis le lien avec d'autres plans de reaction-shot chez Lynch, et sur leur spécificité dans son œuvre : ils sont souvent comme mal faits, sur-joués ou sous-joués par les acteurs, surexposés par le montage et comme déconnectés de leur « cause ». J'en tirai une ébauche de théorisation sur le rapport cause/effet, tel qu'il apparaît d'ailleurs dans les premiers courts-métrages du réalisateur, encore inconnus de moi : il y a là comme un paradigme sur l'énigme de la relation causale, qui intéressa le philosophe/psychanalyste Slavoj Žižek lorsque celui-ci lut mon livre sur Lynch en français. Je lui suis reconnaissant de m'avoir lu « à la lettre ».

On peut lire ainsi dès la première édition de mon David Lynch, parue en 1992 aux Cahiers du Cinéma (et depuis longtemps introuvable en librairie) :

« Plusieurs fois, dans les films de David Lynch, on voit quelqu'un accuser par un sursaut du corps ou un recul de la tête en arrière le coup d'une vision ou d’un mot brutal (Merrick au théâtre; Cooper devant Earle dans la "Black Lodge"), ce qui est une manière directe, physique, de montrer la réaction interne. D’autant que cette dernière fait alors l’objet d’un plan distinct - d’un “reaction-shot”, disent les Américains - enchaîné au précédent de telle façon que la coupe affirme et creuse à la fois le lien et la séparation entre les deux, cause et effet, action et réaction, dans un effet typiquement lynchien de “lien lâche”, qui évoque celui d’un cordon électrique.

Nous voulons dire par là que le reaction shot est tellement individualisé et détaché de la cause qu’il y acquiert une sorte d’autonomie et d’ambigüité.

Ce plan de réaction concerne souvent une femme frappée, au sens propre ou figuré, par un homme, et en tirant une jouissance qui lui découvre les dents (la révérende Mère domptée par Paul à la fin de Dune, Dorothy frappée à sa demande par Jeffrey, Marietta jubilant de voir Sailor tuer sauvagement son agresseur). Elle peut aussi sangloter, comme Sandy à la vision de la femme nue qui veut lui voler son amoureux - et dans la scène en question de Blue Velvet, les deux plans montrant cette réaction sont insolites, et même ils font rire les spectateurs pourtant choqués eux-mêmes: non seulement parce que le visage de Laura Dern est alors vilainement déformé, mais aussi parce que le raccord reliant ces plans à la vision qui en est la cause est abrupt, pas amorti mais au contraire dur.

L’étrangeté de l’effet, sur l’écran, vient, de surcroît, d’une contradiction entre la franchise du procédé technique (raccord clairement affiché comme tel) et l’ambiguïté du rapport qu’il établit (mais que veut-il dire?).

S’il y a perversité dans le cinéma de Lynch, comme cinéma de l’effet, notamment à partir de Blue Velvet elle tient dans le fait d’employer des moyens très affichés et agressifs - d’où le procès fréquent qui leur a été fait de manipulation - pour signifier des choses au contraires ambiguês et confuses.

La réaction ne serait donc pas un simple contre-coup. Et l’idée même d’action/réaction (que Lynch choisit d’exprimer par le montage, en rénovant l’usage de ce dernier par l’insistance même qu’il met à le faire signifier si ostensiblement) lui reste un mystère et une source d’étonnement.

Les “reactions shots” mettent en évidence une relation cause/effet comme branlante, désarticulée; la courroie, le levier de transmission de la cause à l’effet ne fonctionne pas de façon lisse, il ne se fait pas oublier. En témoignent plusieurs exemples de cette insistance sur l’action/réaction, qui rend de nouveaux énigmatiques les situations les plus simples:

- L’absurdité du dîner chez les parents de la fiancée, dans Eraserhead, est construite sur des relations cause/effet , action/conséquence bizarres, à cause de la déconnection dans le dialogue entre les questions et les réponses, de l’illogisme de leur rapport, ou de la lenteur exagérée du délai qui les sépare.

- Les réactions à l’homme-éléphant: il a peur de la peur qu’il provoque. Cette peur amplifie la sienne, et par contamination relance celle de l’autre. Le spectateur, mis en position de tiers témoin de ce mécanisme, à travers des plans très dissociés de la cause et de l’effet, ne sait pas où se situer, d’où sa gêne et même, chez certains critiques ou simples spectateurs, une révolte confuse contre le film;

- Dorothy Vallens, dans Blue Velvet, commence par brutaliser Jeffrey en paroles, sous la menace de son grand couteau, puis, à notre surprise elle s’enquiert de l’effet que cela lui fait.

- C’est un enchaînement par montage qui met en relation l’actionnement d'un levier et l’expulsion d’un foetus de la bouche de Henry, dans Eraserhead. Mais la relation cause à effet entre les deux reste énigmatique: elle est à la fois exprimée par le raccord et laissée inexpliquée par lui.

Dans un autre passage du même film, Henry découpe, à l’invitation du père de sa fiancée, un poulet nain, qui dégorge tout en frétillant une sorte de matière sanglante, et la maîtresse de maison entre en transes.

A travers ces derniers exemples, on se demande si le paradigme de toute question cause/effet n’est pas cette interrogation fondamentale: à quoi sert le père? Quel est le rapport entre ce que les hommes font avec les femmes, et les enfants que celles-ci ont? Ou d’un autre côté: la jouissance de la femme a-t-elle dans l’homme ou non sa cause?

Le lien lâche de l’action/réaction c’est peut-être aussi pour faire effet sur celle qu’il faut sauver, tout en se préservant d’un corps-à-corps trop dangereux. »

Fin de citation. Mais une telle façon d'aborder le film ne peut intéresser que ceux pour lesquels il y a bien « de l'inconscient », une catégorie à laquelle je continue d'appartenir, et que l'on trouve beaucoup moins représentée aujourd'hui, en France, en 2025, comme si ne plus parler de l'inconscient cessait de le faire exister...

Ici, pour moi, la question de la lettre se trouve bien à de multiples niveaux : dans un souci de situation historique, et une prise en considération des contingences qui font qu'un film est ce qu'il est (une autre actrice à la place d'Isabella Rossellini aurait eu pour conséquence que le film serait tout autre), et aussi dans l'interrogation sur le sens que l'on prête habituellement à une figure de montage parmi les plus utilisées : le champ/contre-champ. Et aussi, bien sûr, dans une allusion à mes propres « réactions », c'est le cas de le dire, réactions que je ne prenais pas à la légère, et sur lesquelles je réfléchissais après coup.

J'ai plusieurs souligné ce paradoxe en vertu duquel, plus un film nous est accessible à tous moments, sous la forme d'un DVD, d'un fichier numérique, etc...,  dans les détails de ce qu'il raconte et de comment il le raconte avec quels procédés, moins les critiques profitent de cette accessibilité pour le prendre à la lettre. Il m'a pourtant suffi, aidé de mon expérience d'analysant, d'écouter littéralement ce que dit Frank (Dennis Hopper, extraordinaire dans ce rôle) à Dorothy après l'avoir injuriée et frappée dans leur curieuse scène à deux à laquelle Jeffrey assiste en voyeur : « Stay alive baby. » Une réplique déjà écrite deux ans plus tôt dans le script original accessible en ligne sur le site scriptslug.com. Cela amène l'idée, confirmée dans la suite du récit, qu'il s'agit de maintenir cette femme en vie, car elle coule dans la dépression. Ce n'est pas très moral, certes, mais pas plus que les contes de fée et les récits mythologiques, qui ne se présentent pas comme des guides du « bien-se-conduire ».

A propos de « bien-se-conduire », j'ai été frappé par la réaction de certains critiques de l'émission Le Masque et la Plume, que nous écoutons avec plaisir chaque dimanche, face au film magnifique d'Emmanuel Finkiel La chambre de Mariana, avec Mélanie Thierry. Il est suggéré vers la fin que le jeune garçon caché par la prostituée et cette dernière pourraient avoir eu une relation sexuelle, élidée dans le montage. Et cette simple suggestion en choque certains. L'une des critiques la trouvait même doublement « vicieuse » (c'est le terme  qu'elle employait), vicieuse à la fois d'être suggérée et vicieuse de n'être pas montrée ! Or, cette possibilité fait partie de l'histoire racontée. Comment ne pas voir que tout le contexte effroyable – et historiquement exact - où se déroule le roman d'Appenfeld (des prostituées ukrainiennes qui, pour survivre, prennent des clients parmi l'armée d'occupation, ce qu'elles paieront cher lorsque les Allemands auront perdu la guerre ; un jeune garçon qui, seulement parce que juif, doit se cacher pour ne pas être déporté et exterminé) met en veilleuse, si je puis dire, les codes de bienséance ? Comment ne pas voir que ce film est du côté de la vie ?

Je concède que pour Blue Velvet, œuvre très fantasmatique située dans une Amérique en paix, il n'était pas évident qu'il s'agissait bien aussi de « rester en vie », « to stay alive », mais puisque moi, dès la deuxième vision je l'ai bien compris - juste parce que j'ai regardé et écouté à la lettre, sans pour autant vanter ce film comme un manuel de bonne conduite - pourquoi d'autres, à part un psychanalyse/philosophe slovène devenu depuis mondialement célèbre, n'ont-ils pas suivi la piste donnée à l'entrée de mon essai par une citation « vitaliste » de Françoise Dolto, et surtout dans le film de Lynch lui-même par telle ou telle réplique, et par son dénouement (où Dorothy a récupéré son enfant et Sandy épousé son Jeffrey) ? Un dénouement qui n'est ni moral ni immoral, mais montre se continuant la vie, avec son côté étrange et apparemment monstrueux.

A ce propos, tout ce qui se passe aujourd'hui du côté de « donner la vie », d'interrompre une grossesse,  ou de  mettre fin à une vie avec le consentement de celui ou celle qui le demande, mais aussi du côté de l'identification au sexe de naissance, est forcément troublant, bouleversant du seul point de vue anthropologique. Il faut donc écouter sans juger tout ce qui se dit, à titre personnel ou à travers la parabole d'un roman ou d'un film, dans tous les sens, que ce soit pour ou contre ces bouleversements. Au lieu de cela, des personnes qui se disent « pro-life » se permettent de juger, d'empêcher, d'interdire, mais aussi d'autres en face qui pensent être les vrais « pro-life », jugent, conspuent, diabolisent, imposent des normes de ce qu'il faut dire et écrire et comment le dire et l'écrire, sous peine d'être jugé terf, sexiste, transphobe ou homophobe. Cela me rappelle, hélas, ce qu'Alice Miller a raconté avec son livre de 1980 Am Anfang war Erziehung (littéralement « au début fut l'éducation », publié en français sous le titre C'est pour ton bien) : comment une approche répressive, même bien intentionnée,  de l'éducation (si bien décrite par Michael Haneke dans l'admirable Ruban blanc) a créé les Himmler et les Hitler, et ceux qui leur ont obéi, dont beaucoup croyaient voir en eux la saine protestation de la vie. De même que l'élection de l'ignoble Trump – un homme qui semble « bon vivant », rigolard, en forme - , me semble une manifestation, très choquante certes, de cette protestation de la vitalité, par rapport à une approche seulement répressive et interdictrice des règles morales et sociales. Certes, Joe Biden est un homme admirable à mes yeux, et ce n'était pas sa faute s'il ne paraissait pas aussi en forme que son adversaire, qu'il est tout de même arrivé à battre aux élections de 2020, chapeau pour cela! Pas de sa faute non plus si certaines actions et prises de paroles dites « wokistes » ont, par leur zèle et leur promptitude à maudire et stigmatiser, fourni des arguments à son adversaire.

Un dernier exemple de « lettre », pour sourire un peu, à la fin de ce blog particulièrement long : dans le programme d'un concert récent à la Maison de la Radio (et où fut créée  une œuvre très allègre et pétillante de François Bayle), je lis que Pierre Schaeffer « nous a quitté.e.s  il y a trente ans ». J'avoue que cet exemple d'emploi de l'écriture dite - à tort selon moi - inclusive m'a amusé. Cette écriture complique énormément la vie quotidienne, l'emploi de la dictée vocale, la lecture en Braille, et entretient ce qu'elle prétend combattre, à savoir un séparatisme d'assignation. Pour la justifier, on répète que sinon, « le masculin l'emporte sur le féminin ». Alors que j'ai toujours compris que, dans la règle grammaticale plus économique en vertu de laquelle on écrit « quittés », le masculin pluriel vaut pour le neutre.

Personne qui m'a lu ne doit se sentir obligé d'être d'accord ou en désaccord avec moi. C'est cela aussi la lettre : prendre acte de..., sans s'identifier, fût-ce par contre-identification.