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À la recherche de la lettre, chapitre quatre

15 juin 2025

Dans Superman III, réalisé en 1983 par Richard Lester, le super-héros volant, sous l'effet corrupteur d'une Kryptonite de synthèse qu'on lui a fait absorber et qui le rend méchant, utilise sa force d'extra-terrestre pour effectuer des actions perverses : l'une de celles-ci (c'est d'ailleurs la seule scène que je me rappelle du film, que j'ai envie de revoir car j'aime la série, et notamment l'interprète du rôle Christopher Reeve, unique par son mélange de gigantisme et d'humanité sensible) consiste à redresser par la seule force de ses muscles la Tour de Pise, faisant le désespoir des marchands de souvenirs dont l'un le maudit par le terme de stronzo (« connard »). Heureusement, vers la fin du film, rendu à sa véritable nature, Superman/Clark Kent lui redonnera l'inclinaison qui l'a rendue mondialement célèbre.

Rappelons que si cette Tour, construite entre le XIIe et le XIVe siècle, est penchée, ce n'est pas le caprice d'un architecte comme elle aurait pu l'être de nos jours par le choix d'un moderne Jean Nouvel (dont je déteste les réalisations, du moins celles que je connais, comme la Philharmonie de Paris ou le Musée du Quai Branly, pour me borner à la capitale), mais c'est l'effet de sa construction sur un sol alluvial ; elle a été depuis stabilisée, et peut être visitée en toute sécurité. L'entrée Wikipedia française, que je consulte à cette occasion, mentionne une superstition locale selon laquelle les étudiants des nombreuses universités pisanes ne doivent pas faire l'ascension de cette tour, sous peine de rater leurs examens.

Anne-Marie et moi venons de passer quatre jours à Pise, un colloque - et j'en suis très fier - y ayant été organisé à l'initiative de notre chère amie l'essayiste, historienne et enseignante Sandra Lischi, autour de la parution en langue italienne d'un petit essai que j'ai publié en 2019 chez Capricci. Je préfère dire tout de suite son titre italien, Suoni nello spazio, All'ascolto della space opera cinematografica. La traduction est de Giovanni Maria Rossi, qui a enrichi le livre d'une filmographie bien plus détaillée que dans l'édition française. D'une manière générale, cette version italienne est bien plus attrayante, aussi bien pour l'oeil que pour la lisibilité, que la sinistre édition française, Des sons dans l'espace, qui aurait pu être illustrée et plus complète, si les responsables de cette dernière ne m'avaient imposé des normes de présentation, de longueur et d'écriture partiellement dictées par un regrettable rejet de tout ce qui peut faire « universitaire » : une préface (celle en italien est de Sandra Lischi, à l'initiative de cette traduction), des notes en bas de page, etc.... En plus, j'ai pu écrire pour cette traduction une postface qui actualise mon texte.

Je suis déjà plusieurs fois allé à Pise (notamment lorsqu'Anne-Marie et moi avons passé en Italie notre voyage de noce dans les CinqueTerre, à Manarola), et cette ville me touche beaucoup, notamment parce que c'est la ville natale de Galilée, cet immense esprit qui a changé notre connaissance de l'univers, et pas seulement dans le domaine de l'astronomie.

La lunette imparfaite que Galilée a tournée vers le ciel – formidable changement d'axe – au lieu de seulement observer les villes voisines, n'avait certes pas les qualités et la précision des télescopes modernes, mais il fallait qu'il y eût aussi, pour y coller son œil, un esprit curieux du concret, de l'imprévu : sinon Galilée n'aurait pas remarqué que sur la Lune, dans la ligne qui sépare la zone éclairée et la zone sombre, il y a des irrégularités faisant soupçonner l'existence de montagnes. Or, contre la doctrine antique approuvée par l'Eglise, qui faisait de notre satellite une sphère parfaite et sans relief, Galilée avait raison : il y a bien des montagnes à la surface de la Lune.

Au cours du colloque tenu lundi et mardi derniers en présence de scientifiques et de musicologues, j'ai à la fois défendu le droit à la poésie (qui permet aux astronefs dans les films de rugir dans l'espace, contre toute véracité scientifique) et l'exigence, pour la science, d'honnêteté et de rigueur, qui doit laisser toute sa place à l'observation. Or, l'observation, qu'elle soit directe par les sens, ou indirecte à travers des appareils fabriqués par l'homme, doit elle-même laisser sa place à l'approximation. Les pseudo-scientifiques et les esprits faux en général se signalent plutôt par leur prédilection pour des modèles simples et absolus. Pierre Schaeffer, véritable esprit scientifique, disait qu'il ne faut pas mettre dans les résultats « plus de décimales que n'en comporte l'expérience ». L'écoute réduite, qu'il a fondée, est une expérience qui ne peut se mener qu'à force d'observations n'aboutissant jamais à un résultat « parfait ».  En même temps, Schaeffer n'était pas une personne « parfaite », et sa pente l'a mené par la suite vers un certain dogmatisme anti-moderne, qu'il acceptait en même temps de me voir critiquer

Méfiez-vous de ceux qui mettent les mots « parfait » et « pur » là où ils n'ont que faire. Un auteur et compositeur dont j'ai déjà commenté l'obscurantisme dans des blogs antérieurs écrit dans un de ses essais que puisque l'écoute réduite ne peut pas être « pure », c'est le mot qu'il emploie, elle « n'existe pas ». Idiot, car l'écoute réduite, activité humaine de connaissance, n'a que faire de la pureté. Dans le même essai, il vante la « perfection » en musique du tempérament ancien, celui qui interdisait de moduler sur un même instrument dans tous les tons. Or, le tempérament ancien inégal, déduit de la résonance naturelle, n'était pas parfait, notion qualitative hors de propos, comme l'était le postulat de la perfection sphérique des corps célestes dans les systèmes astronomiques approuvés par l'Eglise, il était seulement exact, ce qui est tout différent et n'implique que du quantitatif. Il a fallu gauchir cette exactitude pour diviser l'octave en douze demi-tons égaux, sans tenir compte du fait que normalement, un accord exact entre certaines notes produit ce qu'on appelle la « « quinte du loup » (voir l'entrée Wikipedia),. Ainsi, non seulement Bach a pu écrire son Clavier bien tempéré, mais aussi Schubert a pu se permettre ces modulations subites qui nous transportent, Fauré inventer un style d'harmonie qui me brise le cœur, etc... Bref, la musique occidentale aurait piétiné, ce qui aurait peut-être satisfait les puristes, mais elle n'aurait pas permis Schubert, Wagner, Debussy et Messiaen, entre autres. Une grosse perte, pour moi.

Ces compositeurs ont été évoqués lors des débats que Sandra a organisés à Pise autour de mon livre, avec des musiciens et des scientifiques, car naturellement on y a abordé le thème mythique de la « musique des sphères ». J'ai pu y redire ma position sur la question du tempérament égal, souvent contesté de nos jours : ce compromis a ouvert des voies inédites ailleurs dans le monde, et en même temps, ce qui est très important, il se connaissait comme approximation, il renonçait à la prétention à la pureté et à la perfection.

La perfection est une fausse valeur. Le Christ de l'Evangile selon Matthieu donne donc un très mauvais conseil lorsqu'il nous enjoint: « Soyez parfaits, comme votre Père céleste est parfait. » (Matthieu, 5, 48). Cette injonction ne se trouve pas dans les autres Evangiles. Le terme grec pour parfait est τέλειός et renvoie bien à l'idée d'achèvement, de but.

Cela vaut pour les deux extrêmes. Lorsque des imbéciles et des salauds, ou les deux, élisent Hitler comme la perfection du mal, ils accomplissent quelque chose de dangereux et d'inconsidéré : d'une part, ils en font forcément, encore aujourd'hui, un modèle pour les esprits dérangés, et d'autre part, ils font oublier que la Palme d'or de la malfaisance est un concours – malheureusement – ouvert en permanence. On peut toujours faire pire. Ne divinisons donc pas Hitler, et n'en faisons pas un absolu : il était, pris pour lui-même, un pauvre type. Je suis d'ailleurs content qu'Alice Miller – que je citais la semaine dernière pour son livre sur l'éducation – apprécie autant que moi le film en quatre parties de Hans-Jürgen von Syberberg Hitler, ein Film aus Deutschland ; ce film se garde bien d'emblématiser le « Führer », et le représente pour finir en une pauvre poupée qu'on a envie de consoler.

Lorsque j'ai écrit mon gros essai sur les films de Kubrick, je l'ai sous-titré L'humain, ni plus ni moins. Notamment pour dire qu'il ne s'agissait chez l'auteur maniaque de L'Odyssée de l'espace (projeté pour la circonstance à Pise, et révélé à des jeunes spectateurs nés après sa sortie en 1968) quand il travaillait si longtemps sur ses films, pas d'un perfectionnisme obsessionnel et mécanique, mais d'atteindre le mieux qu'il pouvait faire – c'est-à-dire pas l'absolu - dans sa description de l'humain. L'umano, né più né meno,  pour citer la traduction italienne de Silvia Angrisani.

Victor Hugo qualifie quelque part magnifiquement l'être humain d'animal imparfait. Autrement dit, un animal qui n'arrive pas à se satisfaire d'être seulement animal. Cela ne veut pas dire que le parfait existe, sinon sous la forme apparente des implacables lois physiques, lois sans lesquels l'univers ne tiendrait pas très longtemps, mais que nous ne connaissons pas encore toutes. Encore le terme de « parfait » ne saurait-il leur être appliqué sans tout mélanger. « Parfait » est une notion inventée par les humains, et le terme comporte une inacceptable connotation éthique, morale.

Bien sûr, les architectes du campanile de Pise auraient préféré que leur tour soit verticale, pas parfaitement, mais approximativement. Elle s'est inclinée de façon imprévue, ce qui la rend attachante. Voulue telle dès le début, elle aurait été un fétiche idiot, une « transgression » pour faire l'intéressant – comme on le voit dans l'art et la chanson modernes.

La question de la « lettre », ici abordée sous l'angle de la prétention à l'absolu, au strict suivi d'un programme et d'un texte, n'est pas épuisée pour moi. Je propose d'y ajouter encore un chapitre au moins, sur la question bien actuelle des fondamentalismes. Ce sera pour la semaine prochaine (en principe).