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À la recherche de la lettre, chapitre cinq
22 juin 2025
Ce Grand Canyon, où se déroule la dernière scène de Thelma & Louise (dont je parlais au début de cette mini-série), Anne-Marie et moi l'avons vu de nos yeux, en 1990, lors d'un voyage Eastcoast/Westcoast par voie de terre, de New York à San Francisco. Une traversée des USA effectuée en alternant les trains de nuit Amtrak (remarquables par leur lenteur) et des voitures de location qu'Anne-Marie conduisait, car je n'ai pas mon permis. Entre Denver, Colorado, et Salt Lake City, Utah, nous sommes passés par des sites tels qu'Arch Monument, Monument Valley, Bryce Canyon, etc... et ici le Grand Canyon. En face de cette merveille de la nature où se lit l'ancienneté de la Terre et l'immensité de ses bouleversements géologiques, le sentiment dominant que j'ai éprouvé n'est pas de l'extase, plutôt de la terreur. Pas une terreur sacrée, je précise, rien de transcendant, une terreur pure, un accablement. Comme si j'avais été propulsé dans l'espace vide, privé d'espoir et de foi.
Olivier Messiaen, à la même place (il avait visité ces sites, qui lui ont inspiré sa belle suite Des Canyons aux étoiles) y avait reconnu la présence de son Dieu. Tarkovski, dans son Journal, ne comprend pas pourquoi les Américains y installent des Mac Donalds et des stations d'essence, plutôt que des temples. Moi, je n'éprouvais qu'une envie : fuir cette place pour les villes, sans pour autant refouler les sentiments qu'elle m'avait inspirés ou plutôt confirmés: la plus grande partie de la Terre n'est pas faite pour les hommes, si ceux-ci n'y amènent pas tout ce qui la leur rend habitable. Un poète français avait su l'exprimer, dans des vers que je savais par cœur : « Ne me laisse jamais seul avec la Nature / Car je la connais trop pour n'en pas avoir peur. ». Heureusement, je n'étais pas seul.
Suit, dans le poème de Vigny, la prosopopée de la Nature, qui déclare : « A peine/ Je sens passer sur moi la comédie humaine / Qui cherche en vain au ciel ses muets spectateurs. »
Cette prosopopée (déjà citée et commentée dans mon blog n°77 de la série Entre deux images publié le 24 mars 2019), je l'accepte très bien, parce qu'elle se donne pour telle – contrairement à des mouvements associatifs écologiques qui s'intitulent Les soulèvements de la Terre, ou Les voix de l'océan, et donc ne se gênent pas, tout en se disant rationnels et scientifiques, pour faire parler les éléments.... Quelle que soit la justesse de la cause, cela me gêne. On ne devrait parler qu'en son propre nom, ou bien le faire poétiquement.
Pour revenir au Grand Canyon du Colorado, j'ai été intéressé d'apprendre, après notre passage sur ces lieux, que périodiquement des Créationnistes s'y rendent pour y voir la preuve... que, comme l'a déjà calculé au XVIIe siècle l'évêque irlandais James Ussher en se basant sur les Ecritures, la Terre a bien été créée il y a six mille ans, pas plus. Cette lecture littéraliste des textes sacrés, on aurait pu penser que les preuves de l'évolution en auraient eu raison depuis Darwin. Eh bien, non. On peut aussi envisager ce que j'appelle un « évolutionnisme de l'amour » (c'est ainsi que je ressens le film de Malick, Tree of Life, dans lequel on parcourt à toute vitesse des milliards d'années pour se centrer finalement sur l'histoire d'une famille américaine), et d'ailleurs, la chrétienne qu'était Françoise Dolto se disait touchée par le film d'Annaud La Guerre du feu, 1981, adapté du roman de J-H. Rosny ainé, paru en 1909 et qui s'inspirait de récentes (à l'époque) découvertes paléontologiques. Mais, nous en avons toujours la preuve, le Créationnisme ne désarme pas. Et pourquoi pas ? Les utopies folles ne sont pas le privilège des croyants. Dans le sens du futur, et non du passé, il s'est trouvé beaucoup de gens intelligents, généreux et rationalistes pour croire à la vraisemblance d'une dictature du prolétariat qui, après avoir entraîné le dépérissement de l'Etat et la disparition des classes sociales, aurait consenti à s'abolir d'elle-même. Ce conte de fée se trouve sous la plume de Karl Marx, et il date de 1852.
Tant qu'ils n'ont pas le pouvoir d'opprimer que leur donnent certains régimes théocratiques ou certaines lois dans les états tenus aux USA par des Républicains, les Créationnistes religieux, dont je ne suis pas, me paraissent des gens poétiques et touchants. Aux Etats-Unis, je verrais volontiers dans leur lubie la marque d'une loyauté qu'on n'a pas toujours dans nos vieux pays blasés. « Puisque je dis que je crois, et que socialement comme à mes propres yeux, je dois être loyal envers ce que disent les textes sacrés de ma foi, il faut que j'y croie et que cela soit vrai. » C'est la position de gens qui se veulent responsables de ce qu'ils disent, et ne sont pas cyniques. A ce propos, je signale un film peu connu de Stanley Kramer, Inherit the wind (en France, Procès de singe), 1960, avec Fredric March et Spencer Tracy, deux grands acteurs, ici excellents. Le film (tiré d'une pièce de théâtre) évoque le procès intenté il y a 100 ans, dans le Tennessee, à un professeur par un procureur anti-darwiniste et fondamentaliste, procès dit du Singe, et il a l'intelligence de ne faire d'aucun de ses personnages un fanatique ou un idiot.
Fondamentalisme rime-t-il toujours avec fanatisme ? J'espère que non ; car, s'il y a des gens détestables, ce sont les fanatiques religieux. Ceux-ci, en plein XXIe siècle, profitent, si je puis dire, d'un avantage que leur a laissé le précédent, ce XXe siècle où il est apparu que les plus grands génocides et massacres peuvent être commis sans référence à une divinité : que ce soit dans l'Europe nazie, mais aussi sous Staline, Mao, Ceausescu, Pol Pot, et je ne parle pas de l'Afrique, dont je connais mal l'histoire, Dieu n'était pas dans le coup. Match nul !
La bigoterie non plus n'est pas le privilège des croyants. Je renvoie une fois de plus au film des Monty Python sur Jésus Life of Brian, qui la moque aussi sous sa forme politique et groupusculaire, et pas seulement chez les croyants. De façon prophétique, même, en ce qui concerne la bigoterie que j'appellerais « performativiste », quand on croit qu'il suffit de dire ou d'écrire différemment, ou de changer un prénom pour faire avancer une cause : « From now on, I want you all to call me 'Loretta' ». Ces deux minutes du film se trouvent toujours sur Youtube.
J'ai évoqué déjà, dans mon blog du 18 septembre 2020, le livre très influent de J.L. Austin, How to do Things with Words, à propos du discours qui produirait un effet concret dans la réalité du fait d'être publié ou proféré. Il me semble que la théorie de Judith Butler sur le genre, critiquée d'ailleurs par d'autres féministes américaines, en fait par moments un usage « bigot ». On peut parler de « bigoterie », à mon sens, lorsque l'on fait d'une spéculation ou d'une tradition un usage « catégorique », systématique, en refusant d'examiner ce qui pourrait les tempérer ou les discuter. Cela existe dans toutes les disciplines et les courants artistiques. Pierre Boulez, dont on célèbre ces temps-ci le centenaire de la naissance, s'est fait très jeune- rien ne l'y obligeait -, le bigot de l'aventure sérielle, une aventure qui pouvait être poursuivie avec intelligence et souplesse ; lui ne s'en est pas remis, contrairement à Stockhausen, par exemple. Moi-même, je ne saurais éviter qu'on fasse de mes propres travaux sur le son et sur l'audio-vision un usage bigot, quelque part où ils sont enseignés : j'invite alors toute personne, non seulement à me lire à la lettre, mais aussi à faire sur les objets dont je parle ses propres expériences de critique et de vérification.
La bonne lecture ou la bonne écoute consistent en effet à rester ouvert à la littéralité, à se tenir au ras du texte, mais sans s'identifier et, si l'on projette, à demeurer conscient de ses projections. A garder en mémoire ses propres réactions et ses phobies, qui ne sont pas honteuses. Se prendre soi-même à la lettre.
J'ai plusieurs fois lu et entendu que les personnes atteintes de ce que l'on appelle aujourd'hui les TSA (troubles du spectre autistique) entendent tout littéralement, et ne comprennent pas les jeux sur les mots et le second degré. Si c'est le cas, nous avons tous avec le langage une propension semblable, car pour ma part, je commence par lire et entendre tout au premier degré, quelques secondes durant. Par exemple, des dizaines de fois j'ai vu un de ces bus parisiens qui affichent, en façade, au-dessus du pare-brise et du conducteur, le message « Je monte, je valide ». A chaque fois, j'ai un tressaillement de surprise, car j'ai l'impression que le bus me parle à la première personne pour dire une chose absurde. Il me faut me rappeler que c'est un message qui est destiné à me rentrer dans la tête, pour que j'acquière un comportement. Néanmoins, je n'aime pas qu'on m'invite à m'identifier à un message à la première personne et qui n'est pas de moi. Même quand je lis Proust, avec son Narrateur présent dès la première phrase de la Recherche : « Longtemps je me suis couché de bonne heure », je ne m'identifie pas. Ce qui n'empêche pas, bien au contraire, l'enchantement et l'admiration.
Nous avons aussi affaire, depuis quelques années, à une lettre d'un type nouveau, celle que favorise la numérisation (par ailleurs source de beaucoup de progrès). Michael Crichton l'avait pressenti très tôt. Dans un film de « péril viral » adapté d'un de ses romans, Le mystère Andromède (The Andromeda Strain, 1971), un excellent suspense réalisé par Robert Wise et dont l'action principale se passe dans un laboratoire souterrain ultra-surveillé, le savant joué par James Olson doit décliner son identité devant un ordinateur. La voix automatique a bien précisé qu'il doit commencer par le nom propre. Cela n'empêche pas ce scientifique d'utiliser, par bravade ou distraction, l'ordre habituel : « Mark Hall » . Réponse négative (ci-dessous). Il redit alors son identité, mais dans l'ordre requis («Hall Mark »), et sa réponse est validée.
On pourrait croire que 55 ans plus tard, nous n'en sommes plus là. Pas toujours. Le quotidien Le Parisien racontait, il y a quelques jours, le calvaire d'un Français prénommé Jean-Louis, avec un tiret. Une carte vitale lui ayant été attribuée où son prénom figure sans tiret, il lui a fallu des mois pour pouvoir faire rectifier l'erreur. Ces bugs et dysfonctionnements existeront toujours ; on serait bien inspiré de ne pas les imiter en tant qu'humains.
Ai-je déjà raconté l'histoire du balayeur de Tati ? Dans Mon Oncle, un employé municipal balaie avec une certaine insouciance une place publique, et ne cesse de s'arrêter pour parler à qui veut bien l'écouter. Au début du film, on le voit ainsi faire près d'un petit marché. Il y a plus de trente ans, je montrais cette séquence à des lycéens, invité par un professeur qui les avait initiés, comme le demandaient les programmes scolaires, à la « grammaire du cinéma ». Il leur avait appris la question des raccords de cigarettes, et de verres pleins ou vides, les incitant à se comporter comme « scripts ». La séquence projetée, un élève prit la parole : «Le balayeur est à un mètre de l'arbre à sa gauche, et dans le plan suivant il est à plusieurs mètres, alors qu'il n'y a pas d'ellipse de temps ! C'est une faute. » Je répondis qu'il y avait des pays et des cinéastes qui n'accordaient aucune importance à ce genre d'inadvertance, tant que le montage et l'histoire fonctionnent et que le public marche, et que pour ce qui me concernait je n'y avais jamais fait attention. Et je demandai au petit critique : « ça vous gêne ? » « Ah oui, s'exclama-t-il, ça me gâche tout le film. »
J'ai été très interloqué par cette réaction, tout comme par les sites et les notices où l'on s'amuse à répertorier les « fautes » de ce genre. Si c'est cela, la lettre, ce n'est pas très amusant.
J'y vois aussi une sorte de perplexité devant la question du réel au cinéma et de sa cohérence : où est-il ? Se cache-t-il dans les histoires du tournage (ce que j'appelle le réel pro-filmique, par rapport au réel diégétique – ce que vivent les personnages – et à ce qui se passe sur l'écran et dans les haut-parleurs, que je nomme réel cinématographique). J'ai écrit pas mal de textes là-dessus, qu'il ne faut pas que je tarde trop à rassembler en volume, comme Jérôme Bloch m'y a incité et aidé.
En retravaillant avec Anne-Marie l'ensemble de mon gros livre Acoulogon, Le Trésor des sons, qui devrait paraître à l'automne chez Le Condottiere, grâce à Michel Mollard et au travail minutieux et inspiré de Paul-Raymond Cohen, nous avons relevé à de rares reprises des doublons, une même citation reproduite deux voire trois fois dans des contextes différents. Comme cela n'occupe que trois-quatre pages au total sur 1800, j'ai décidé de garder quelques-uns de ces doublons, normalement à éviter ; je leur trouve un pouvoir musical et poétique... Mais j'en préviens le lecteur dès la préface.
Ce n'est donc pas pour faire le malin, revendiquer des fautes, comme certains de mes collègues compositeurs le croyaient à propos de « défauts » techniques qu'ils pointaient en 1973 dans mon Requiem : ici, le son est saturé, là, on entend le souffle de la bande, etc.... Je jure que je ne voulais pas faire un pied-de-nez aux critères techniques de propreté du son, et que je pensais juste amener à cette musique concrète ce que depuis longtemps certains avaient apporté au cinéma : de la vie, un élan... Mais pas forcément à travers ce qu'on appelle bizarrement des « faux raccords ».
Evidemment, on peut se polariser sur ces choses, leur consacrer toute une œuvre, comme le fait une création très ennuyeuse que j'ai entendue récemment à la Maison de la Radio, composée à partir de bruits interstitiels captés entre les plages d'un CD. Ce n'était pas mon propos. L'essentiel, pour moi, c'était de faire un bon Requiem. Je l'avais construit selon un plan en « arche », que je n'avais pas révélé. Plus tard en 1978, pour la première édition en disque, par le GRM, j'ai eu la bonne idée de dévoiler ce plan, d'en faire un graphique – jusque-là, il m'avait paru criant, évident.
Je croyais, en cinq blogs, réussir à cerner mon rapport au littéral, mais j'en suis loin. Je voudrais finir par la question de l' « auto-écoute » : capter ses propres réactions internes, même incongrues, même inattendues, à ce qui vous arrive, et les accepter, sans forcément en faire une histoire ni embêter les autres avec.
Ecouter et lire Françoise Dolto – aujourd'hui injustement décriée, voire reniée par des personnes qui ont profité de son nom et de sa popularité - m'a sur ce plan beaucoup appris, structuré et encouragé, et j'admire toujours comment cette femme, qui avait fait sa médecine, savait prendre en compte tout le spectre de la condition humaine, de l'animalité à la spiritualité. Mais aussi, elle avait le don d'entendre la lettre et de partager cette écoute, sans y « enfermer » les personnes, enfants ou adultes, qu'elle avait comme analysant(e)s, en inscrivant ce qu'elle avait compris d'elles dans une dynamique du devenir-humain, une téléologie que son entourage critiquait (Lacan, tout en l'estimant, ironisait sur la théorie des stades et en particulier sur le leurre, à son avis, d'un stade génital adulte et accompli), mais qui donnait aux personnes dont elle s'occupait de vrais repères.
Je l'ai rencontrée à deux reprises, dans des circonstances pour moi cruciales et pour elle ordinaires, une fois chez elle et une fois à la Maison Verte. A chaque fois, elle a eu des réponses aussi simples que lumineuses. Elle ne concédait rien à ce qu'on appelle le « respect humain » (à savoir la «crainte du jugement des hommes, l'attitude qui conduit à adopter des comportements conformistes dans la crainte de choquer, de déplaire, du qu'en-dira-t-on », je cite le Trésor de la Langue Française informatisé) et rien non plus au souci de choquer, de déranger juste pour produire de l'effet. Ses écrits et ses propos nous restent.