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SANS VISIBILITÉ - CHAPITRE 1

18 septembre 2020

CHAPITRE 1 : OÙ SONT ÉVOQUÉES LES LIGNES DE FUITE TEMPORELLES

Menzies / Wells / Verne / Kubrick / Clarke / Austin / Vande Gorne / Geneviève et François Bayle / Prager / Marsaguet


Grande production britannique sortie en France sous le titre quasi-religieux La vie future, Things to come, film très laïque, a été réalisé en 1936 par William Cameron Menzies (qui fit les décors d'Autant en emporte le vent), sur un scénario d'Herbert George Wells, lequel adapta lui-même son récit d'anticipation de 1933 The Shape of Things to Come. Le même Wells avait déjà, à la fin du XIXe siècle et au tout début du XXe, inventé entre autres une invasion extra-terrestre, un homme qui se rend invisible par la science (et non sous l'effet d'un anneau magique ou d'un heaume), un médecin qui fait des expériences génétiques sur une île, ainsi qu'un débarquement sur la Lune – par un autre procédé technique que chez Jules Verne. Par ses engagements politiques et ses sympathies socialistes, Wells s'intéressait si l'on peut dire activement au futur, notamment aux nouvelles formes de guerre. Cela dit, le film, qui nous emmène jusqu'en 2036, peut paraître aujourd'hui pompeux – à l'image des caractères qui forment son titre - , déclamatoire et postillonnant, et surtout « dépassé », mais il reste passionnant. Que dire ? Une partie de ce qui est raconté sur les choses à venir s'est comme on dit « réalisée » (l'importance de la guerre aérienne), une autre partie non, mais cela ne doit pas conduire à mépriser le goût, qui l'anime d'un bout à l'autre, d'imaginer l'avenir. Je suis même émerveillé de voir comment le film de Kubrick co-écrit avec Arthur Clarke, 2001: A Space Odyssey, que j'ai vu dès sa sortie en 1968, reste fort et puissant en 2020 alors qu'il évoquait un futur où les blocs américains et soviétiques, au début du XXIe siècle, continuent de se partager la terre et l'espace, et où les vols aller-et-retour Terre-Lune sont devenus réguliers.

J'écris cela à un moment où, à cause notamment de la pandémie, la visibilité sur notre « futur proche » semble très faible. C'est cette faible visibilité qui m'inspire le titre et la thématique de cette nouvelle série.

C'est une occasion de remarquer que dans la langue française, l'avenir est souvent formulé en termes visuels. On dit en effet pré-voir, pré-vision, notamment pour la météo - qui en anglais, est désignée par l'expression plus active de « forecast ». Mais en allemand on parle de Wettervorhersage, ce qui suggère plutôt une prédiction. L'idée de pré-diction (équivalent dans les langues latines du mot d'origine grecque prophétie), est différente de celle de pré-vision, car il s'y glisse un soupçon de performativité. Est dit « performatif », ou en anglais « performative », selon le terme lancé en 1962 par le livre de John Langshaw Austin, How to do Things with Words, le discours qui produit un effet concret dans la réalité du fait d'être proféré. Une prédiction, ou une prophétie reposent plus ou moins sur l'idée d'être auto-réalisatrices.

On sait que la viabilité du capitalisme marchand repose sur l'idée que les citoyens-acheteurs aient suffisamment confiance dans l'avenir pour acheter, dépenser, investir, placer leur argent, parier sur une visibilité du futur, au lieu d'épargner, ce qui fait que toute annonce boursière est performative. Mais en raison de la crise, beaucoup de Français ont préféré l'épargne. Nous sommes en effet, pour le moment, chacun différemment selon son histoire, son âge et sa place dans la société, dans un certain brouillard...

LIGNES DE FUITE TEMPORELLES

Et l'oreille là-dedans ? Je pense qu'il y a beaucoup d'anticipation dans l'audition comme dans la vision. C'est pourquoi j'ai créé, au cours de ma recherche, la notion trans-sensorielle (c'est-à-dire non liée à un seul sens, mais à deux ou plusieurs), de ligne de fuite temporelle (voir mon Glossaire bilingue, téléchargeable à partir du présent site) : il y a ligne de fuite temporelle lorsque la manière dont des événements ou des objets se présentent, se produisent ou évoluent crée ou non un certain horizon de prévisibilité. J'entends le début d'une mélodie que je connais, ou d'un alexandrin célèbre, ou le son d'une voiture qui grossit en s'approchant. Ou bien de mes yeux je vois quelqu'un marcher ou rouler vers moi : j'ai un horizon, un terme d'anticipation proches ou lointains. Tous les animaux, pour simplement survivre, doivent pouvoir anticiper au moins à court terme. Des sons et des images qui se déroulent en parallèle peuvent comporter, ou non, des lignes de fuite temporelle amenées à se rencontrer ou à s'éviter.

L'ordre des mots, dans une langue donnée, crée aussi des « l.f.t. ». Par exemple, en allemand, dans certaines constructions, l'attente en fin de phrase du verbe, et aussi de ces satanées particules détachables - ab, auf, ein, zu... - que, malgré mes longs séjours à Weimar et Berlin, j'ai toujours du mal à incorporer dans ma pratique de la langue parlée, et que votre auditeur attend pour boucler le sens de ce que vous lui dites. La particule peut changer radicalement le sens d'un verbe : nehmen, aufnehmen, abnehmen, ce n'est pas la même chose. Ainsi, dans le train régional Chamonix-Vallorcine (nous terminons un séjour en Haute-Savoie), à l'annonce pré-enregistrée : « Nous arrivons à Vallorcine » succède sa traduction allemande ainsi formulée : « Wir treffen in Vallorcine ein ». Si c'était une phrase écrite que je lisais, mon œil, qui se promène non linéairement dans la phrase, pourrait attraper immédiatement la particule finale ein, avant de revenir en arrière. C'est un effet clairement repérable quand on lit les sous-titres d'un film dialogué dans une langue étrangère que l'on connaît.

La construction du temps, dans la musique, par les lignes de fuite temporelle ou par leur absence délibérée (consciente en tout cas) est la grande obsession de mon travail de composition depuis cinquante ans, et le choix que j'ai fait – choix est un mot bien trop volontariste, je préfère penser que ce travail a été orienté depuis cinquante ans par un dessein de mon inconscient – de rassembler mes musiques en un seul cycle continu de vingt-quatre heures, désormais baptisé non le Boustrophédon mais le Nycthemeron (en grec ancien le Νυχθήμερον) est une façon de les rendre plus sensibles, en les inscrivant dans un cadre temporel cosmique que les humains ont mis des millénaires à calculer : celui qui mène, par exemple, d'un minuit au minuit suivant.

Trois des six mouvements de ma Quatrième Symphonie, les Trajets, reposent sur la reprise d'une même succession d'événements sonores, succession qui, la première fois, semble chaotique, et qui, du fait d'être reprise par deux fois, permet une relative pré-audibilité sur laquelle je peux jouer pour la satisfaire, ou pour surprendre en la déjouant. Cette dernière œuvre de mon Νυχθήμερον sera créée au Théâtre Marni de Bruxelles, le 24 Octobre prochain, par une équipe d'acousmonistes, dans le cadre du festival Influx fondé et animé par la compositrice Annette Van de Gorne (qui elle-même créera le lendemain ses Haikus).

J'ai déjà dit (voir les blogs n°56 et 66 de la série Entre deux images) mon rapport instable et presque dramatique, comme individu, aux trois niveaux d'échéance temporelle : ceux du court, du moyen et du long terme. La composition de musiques concrètes, dans lesquelles le temps est par définition fixé, est une façon pour moi à la fois de raconter et de structurer cette expérience. Cela implique, dans certaines de mes musiques, des plages d'attente, d'autres de stagnation ou d'agitation à prévisibilité nulle, ou d'autres de forte dramatisation inscrite dans une structure claire (crescendo, raréfaction, etc.). La structure symétrique, en arche, de mon Requiem, par exemple, crée une prévisibilité plus ou moins consciente, alors qu'à l'intérieur de l'oeuvre se trouvent des surprises et des déchirures du temps. J'ai commencé à écouter par grandes tranches mon Νυχθήμερον, et – je croise les doigts – il me semble que la succession de mes pièces dans leur ordre de composition affirme, comme je l'espérais, une structure temporelle forte, incorporant et justifiant quelques moments de non-attente, de passivité, d'impatience, et une grande différence de densité et d'organisation temporelle d'une pièce à l'autre, cela sans recourir aux procédés de la musique tonale classique et à ses formes. Mais est-on censé rester à l'écoute 24 heures de suite ? Non, car je tiens à maintenir une différence entre l'œuvre et l'expérience qu'on en fait. J'y reviendrai.

Le 23 juin dernier, lors d'une rencontre que j'ai déjà évoquée, chez Geneviève et François Bayle nous avons écouté successivement mon œuvre Laudes créée en 2019 par Jonathan Prager au Festival Futura de Motus, et Le Projet Ouïr, de Bayle, créé à Toulouse et que le GRM doit reprendre en 2021 à Paris. Après l'écoute des deux œuvres, structurées temporellement sur des principes très différents, la chaleureuse et longue discussion qui a suivi (ci-dessous, photographiée par Anne-Marie), ni prévue ni programmée, a heureusement profité, je crois, de ces deux auditions, qui avaient recréé et revivifié la durée cosmiquement inéluctable d'un beau soir d'été.

(A suivre, avec le chapitre 2 de S.V., sur le thème : « Œuvre et expérience »)