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ENTRE DEUX IMAGES n°66 / TOP-LIST n°19

15 avril 2018

Spécial « QUESTIONS DE TEMPS »

Forman / Frears / Laclos / Frears / Hampton / Firth / Montel / Marsaguet / Moisan / Noé / Stendhal / Peyredieux / Marchetti / Mion / Zanési / Redolfi / Proust / Tarkovski / Gunnarsson / Duvivier / Antonioni / Virgile / Fellini / Masina / Rota / Tati /Lang / Truffaut / Lubitsch / Alden Robinson / Kinsella / Costner / Liotta / Altman / Andrew / Pierce / Horner / Ozu / Saito / Bloch / Miyazaki / Lumet / Pacino / Cazale / Henriksen / Bergman / Doillon / Allen / Rostand / Depardieu / Rappeneau / Tchékhov / Lhomme / Tourneur / Goodis / Ray / Bancroft / Brion / Duning

Aujourd’hui, je parle du temps, et dans ma réserve d’images sous-titrées piquées à des films telles des fleurs dans un champ, je prends ces deux jeunes filles auditionnant au tout début de Taking Off, 1971, un étrange film toujours attachant de Miloš Forman - son premier aux USA, après avoir quitté son pays de naissance, la Tchécoslovaquie reprise en main par l'URSS. Forman, dont on vient d'apprendre le décès, est un cinéaste qui, dès ses débuts, s’est intéressé aux adolescents, leur prêtant une singulière innocence jusque dans la rébellion, la mauvaise volonté ou la rouerie, avec une prédilection chez ses personnages féminins pour les visages ronds. Il s’est même offert l’originalité d’adapter le roman par lettres de Laclos Les Liaisons dangereuses (pour un film sorti peu après l’adaptation signée Stephen Frears de la pièce de Christopher Hampton, tirée du même livre) sous le titre Valmont, en rajeunissant une partie des personnages, avec un Colin Firth encore juvénile dans le rôle du séducteur pris à son jeu.

LE TEMPS N’EST PAS UNE HORLOGE À AIGUILLES

Le temps passe, oui, mais il existe différentes façons de le structurer. Pourquoi ai-je commencé en 2014 ce blog, que Geoffroy Montel, créateur de mon site, me suggérait depuis longtemps d’écrire et où je peux parler de la pluie et du beau temps, et pas seulement des sujets liés à mes activités, opinions et productions ? Pour scander mon temps, précisément. Je ne l’ai démarré que lorsque j’ai commencé une année – merveilleuse par ailleurs – au Wissenschaftskolleg de Berlin avec Anne-Marie Marsaguet mon épouse, et que je craignais, arraché à mes rythmes parisiens, de perdre le fil du temps, de me disperser. Il a été convenu que ce blog serait bimensuel, une périodicité que j’ai réussi à tenir assez longtemps. Puis, réinstallé à Paris, je l’ai quittée pendant certaines périodes parfois trop longues, lorsque j’avais une pièce musicale ou audio-visuelle très prenante à réaliser. Ces derniers temps, j’ai cherché à en accélérer l’allure au contraire : un par semaine. Avec celui-ci je veux réaffirmer – pour mieux terminer un cycle ? - le rythme habituel. D’autres activités parisiennes, que je tiens aussi rituellement que possible, m’aident à me donner des échéances, comme mes séances de « ciné-club » à Vidéosphère.

Précisément ces temps-ci, je présente dans ce précieux établissement créé par Henri Moisan, qui vient de déménager rue des Bernardins, un cycle sur les Jeunes au cinéma, une catégorie que je veux montrer comme historique, partiellement inventée par le cinéma lui-même, et bien sûr par le capitalisme marchand. Le « jeune » au sens actuel est une invention récente, pour ne pas parler de l’adulescence, période qui commencerait à 18 ans et s'étirerait jusqu'à 30 (sic).

De l’autre côté de la vie, si je puis dire, on raffine moins et l’on subdivise moins les âges. L’usage du moment fait même démarrer  le plus tôt possible (60 ans pour des réductions de train ou de cinéma) le stade où l'on devient « senior », et ensuite ce ne serait plus qu'un continuum supposé durer, selon la santé, la vie, les moyens et la chance qui échoient à chacun, dix ans, vingt ans, trente, combien ?

« Senior », puisque l’on dit ainsi à présent, depuis si longtemps j’ai passé le cap que cela me paraît lointain. Comme beaucoup de gens, j’aurais aimé ne pas avoir à m’en rendre compte trop brutalement. Mais la loi française m’empêchant d’enseigner le cinéma à l'Université Paris III au-delà de 65 ans, même en tant que Professionnel associé à mi-temps sous CDD, ce que j’ai toujours été (je n’ai jamais eu d'emploi à plein temps, et les trois Universités où je me suis présenté en 2001 pour obtenir un poste m’ont recalé toutes les trois ), j’ai senti en 2012, l’échéance venue, une grosse rupture. D’où ce besoin de me créer des rendez-vous périodiques, et de scander mes mois et mes semaines par d’autres moyens que les rythmes d’enseignement et de vacances.

Que ceux qui n’ont pas encore mon âge ne se fassent pas d’idée générale sur le rapport au temps d’un individu de 71 ans. Chacun a le sien. Ainsi, si le temps était une grosse horloge à trois aiguilles, mon regard serait spontanément attiré par ce qu’on appelle la trotteuse, celle qui marque les secondes et que l’on voit avancer à l’œil nu. Mais le temps n’est pas un cadran d’horloge, il n’est qu’apparemment circulaire et ne se remonte pas.

Ainsi, c’est donc cela, pour moi, avoir atteint un certain stade : ne pas avoir l’impression d’être sur un sommet d’où on peut surplomber noblement et avec distance le paysage de la vie, ni celle d’être aspiré par un entonnoir de déchéance (je n’ai pas à me plaindre, car j’y arrive en bonne santé et avec ma femme aimée, beaucoup de projets et des amis chers). Je me sens plutôt entrer dans une période où l’on a compris que pour mener à bien un certain nombre de choses qu’on se propose de faire encore, le temps est compté et la trotteuse avance, avance…

IL CONSTRUIT AUSSI

« Le temps détruit tout », écrit solennellement Gaspar Noé en ouverture de son pénible film Irréversible, 2002. Certes oui, mais dans l’autre sens il construit tout aussi, et en 2018, malgré les progrès de la médecine et les fantasmes de certains sur le transhumanisme, on ne surgit pas (encore) tout constitué du coït de ses parents , une certaine gestation doit se faire, qui prend des mois. Cela, même pour un film de Gaspar Noé !

En ce qui me concerne, cela s’est passé de façon curieuse à mes yeux : mon enfance a été, comme pour tout humain, subjectivement extrêmement longue, d’autant que passée, de 11 à 16 ans, dans un internat à l’ENP de Creil. À 18 ans, rentré à la Fac de Nanterre, étudiant parallèlement la composition musicale et n’ayant encore rien produit - nourri pourtant de la biographie de compositeurs qui au même âge avaient déjà derrière eux toute une production - je me sentais peu précoce. Heureusement, j'avais lu que Stendhal n’avait écrit son premier roman, Armance, qu’à 44 ans (ce qui en faisait à son époque un presque-vieillard), et j’étais tombé sur un horoscope réconfortant quant à mon signe astrologique, le Capricorne : un signe défini comme lent, obstiné et voué à une réussite tardive. Youpi ! Mon cousin Daniel Peyredieux en avait même fait, devant ma mère et moi, la prophétie. Merci Daniel, ta phrase n’est pas tombée dans l’oreille d’un sourd.

Ainsi rassuré, j’étais donc persuadé que j’avais tout mon temps. Après quoi, mon entrée au stage du GRM de l‘ORTF, à la fin des années 60, avant d’en faire partie de 1971 à 1976, a été une accélération fulgurante d’expériences, avec une densité de rencontres, d'expériences et de réalisations qui m’a surpris le premier. Début 1972, je réalisais encore une modeste Machine à passer le temps, musique concrète peu bruyante de 5’12’’, et à la fin de la même année, après m’être fait réformer du Service Militaire par un travail d'auto-conditionnement digne de l’Actor’s Studio, je m’attaquais à un Requiem qui est resté mon œuvre la plus connue, et dont je suis éberlué de voir l’intérêt qu’il continue d’inspirer et la tension qu’il communique, et qui était alors la mienne. Je sens encore la vibration de la bande magnétique sur laquelle je l’ai réalisé. Quand je l’ai fini je n’avais que 26 ans.

Puis, il s’est agi pour moi de durer, de ne pas me répéter ni m’ennuyer. Je me suis lancé dans des œuvres demandant plusieurs années de réalisation, comme la Tentation (finie à 37 ans), la Messe de terre (achevée peu avant mes 50), L’Isle Sonante, et bien sûr de gros livres, sans compter les énormes choses que j’ai encore en chantier, dont mon Boustrophédon, mon Livre des sons, une Chronologie du cinéma sonore, ainsi qu’un film de long-métrage. J’ai fait partie dans les années 80 des Cahiers du Cinéma : rencontres, activités, voyages, des courts-métrages, et beaucoup d’écrits. Je suis étonné de voir que des compositeurs à peine moins âgés que moi et qui avaient brillamment démarré comme Philippe Mion, Christian Zanési, Michel Redolfi ne se soient pas encore lancés tant qu’ils en ont encore l’énergie, dans de grandes œuvres, avec la mégalomanie nécessaire (heureusement, pas tous, je pense à Lionel Marchetti entre autres, dont la vitalité et l’enthousiasme créateur ne faiblissent pas). Ne savent-ils pas que l’énergie et la disponibilité, quand elles vous ont été données, on ne les garde pas toute sa vie?

MAIS CHAQUE JOURNÉE DEMEURE UN DRAME

Plus j’avance en âge, et plus mon passé me paraît vif et récent, presque actuel, tant je suis de plain-pied avec lui. C’est comme un village que je peux visiter ; les gens, âgés ou non, qu’on accuse (ou qu’on envie) de vivre dans leurs souvenirs sont en réalité, Proust l’avait bien compris, dans ce qui constitue une partie de leur présent.

Après un certain nombre d’années que j’ai vécues (le terme me semble étrange, j’ai envie de dire plutôt : qui m’ont été données comme devant l’être), je pourrais trouver monotone l’écoulement des jours ; eh bien, non, ils ne passent pas si facilement que ça, et je peux vivre avec stress un jour puis le suivant non ; non par les événements qu’ils contiennent mais dans le principe de leur déroulement même. J’ai depuis longtemps identifié ma faille : l’échelle de temps pour moi est très longue ou très brève, je ne connais pas le moyen terme (j’en parle dans le blog n°56).

Je ne suis moi-même pas sûr, certains soirs, que la nuit va tomber, c’est le sujet d’une musique concrète en gestation depuis 2012, L’Enfant perdu. Comme si enfant, j’avais fait une sieste d’après-midi malencontreuse dont je m’étais réveillé définitivement brouillé avec mon rythme circadien - mon horloge biologique en somme, dont les aiguilles avanceraient depuis par à-coups, commandées par des ressorts ou une batterie déglingués. À moins (ce qui est fort possible), que je projette sur d’autres mon rapport à la vie, le cinéaste Andreï Tarkovski, sur lequel j’ai écrit un petit essai, a pu être tout à fait dans le même cas.

Lors de mes voyages, je suis allé dans des lieux et des moments où le jour tombe le plus vite qu’ici (sur le Tropique du Capricorne, dans le désert de l’Atacama, au Chili), et j’ai aimé beaucoup la façon dont la nuit y arrive en octobre, d'une manière stylisée et nette, comme dans un film. Plus récemment, toujours avec Anne-Marie, nous avons séjourné là et quand le soir cesse de tomber quelques semaines durant: à Skriðuklaustur en juin 2007, dans la maison de l’écrivain Gunnar Gunnarsson. Quelle merveille que ce jour islandais persistant !

TOP LIST N°19 : LES PLUS BELLES « TOMBÉES DE LA NUIT » AU CINÉMA

Je tiens à préciser qu’il n‘y a rien de métaphorique pour moi dans le soir : je ne parle ici qu’à l’échelle du rythme nycthéméral (du grec νυχθήμερον) , celui des 24 heures. Le soir n’est en aucun cas une image de la fin de vie, contrairement à ce que suggère le titre du film de Duvivier sur les retraités de la scène La fin du jour. Le soir, chaque soir est une promesse ou une appréhension : promesse de nuit (qui peut être aussi celle de beaux rêves, d’un bon sommeil) ou appréhension de cauchemar, ou de se retrouver seul, promesse de matin aussi, voire sujet d’anxiété : la nuit va-t-elle enfin tomber ? Pour la fin de la vie, je n’en sais rien. Donc, il va s’agir ici de soir au sens propre.

1) L’Eclipse, 1962, d’Antonioni, avec sa tombée du soir par petits blocs de sons et d’images dans le quartier moderne de l’E.U.R. à Rome : le dernier bus desservant sa station, la nounou qui promène un bébé dans un landau, l’entraînement tardif d’un jockey, l’homme qui arrête les arroseuses municipales, l’allumage des premiers lampadaires publics sur le fond d’un ciel qui n’est pas encore complètement obscurci… et les deux personnages principaux du film, qui s’étaient donnés rendez-vous là mais ne sont pas venus. Je l’ai déjà cité comme une de mes fins de film préférées dans mon blog n°11, mais tant pis pour la répétition. Un morceau de choix pour cinéphiles, certes, mais quelle beauté et quelle « italianité ».

2) Restons en Italie, le pays – avec le Japon, peut-être - où l’on honore le plus la venue du soir, comme chez Virgile à la fin de la première Bucolique (« et iam summa procul villarum culmina fumant, maioresque cadunt altis de montibus umbrae » , allez voir sur Internet), pour évoquer Les Nuits de Cabiria, 1957, de Fellini, et sa fin à la fois tragique et lumineuse. Le « Buonasera » chaleureux qu’adresse à la pauvre Cabiria, trahie une fois de plus par sa confiance et par une crapule, une inconnue au regard bienveillant, dans le joyeux cortège qui entoure Giulietta Masina et l’emmène au son de la musique de Nino Rota, ce « bonsoir » , qu'on voit ci-dessous, m’arrache toujours le cœur.

3) Chez Jacques Tati, il y a souvent de belles tombées du soir et le cycle nycthéméral est toujours là (l’insensibilité à ce cycle cosmique, chez d’autres cinéastes importants comme Lang, Truffaut et même Lubitsch me donne souvent chez eux un sentiment de cérébralité, d’abstraction). Je détache quelques scènes de Trafic, 1971, lorsque les personnages, au retour du Salon de l’Auto d’Amsterdam, s’attardent près de canaux hollandais. Il fait assez beau pour manger dehors, la vie est douce.

4) La fin de Field of Dreams / Jusqu’au bout du rêve, 1989. Un film culte pour moi, réalisé par Phil Alden Robinson, que j’ai découvert en version française dans le cinéma Vox de Chamonix, durant des vacances. Je ne savais pas que c’était l’adaptation d’un roman de W. P. Kinsella, Shoeless Joe, ancré dans la légende du base-ball. Après avoir entendu une voix dans ses champs de maïs (« If you build it, he will come »), le fermier joué par Kevin Costner se lance dans l’entreprise délirante de construire un terrain de base-ball en plein champ, à l’écart de la ville, terrain incluant d’énormes projecteurs qui découpent dans la nuit de violents carrés éclairés, comme si l‘on voulait se signaler aux extra-terrestres. Mais ici, c’est pour faire venir le fantôme d’un héros du base-ball (joué par Ray Liotta), et à sa suite le père du héros. Ce film m’a fait comprendre la mystique américaine du base-ball - un sport dont les règles demeurent toujours pour moi obscures. Encore une réplique-culte du film : « Is this Heaven ? » demande le fantôme sortant des plants de maïs. « Non, c’est l’Iowa », répond Costner joyeusement. J’y ai pensé l’année suivante lorsque j’ai passé quelques jours à Iowa City, invité par le grand historien du cinéma Rick Altman et par Dudley Andrew, qui y enseignaient à l’époque. C’est là que j’ai rencontré le réalisateur Leighton Pierce, un vrai poète de la vie, avec ses films sans paroles classés comme expérimentaux. Il m’en a donné une vidéocassette, que j’ai souvent montrée en France. Pour revenir à Field of Dreams, la dernière image, accompagnée d’un accord à faire frissonner dû à James Horner, est une des plus belles qui puisse terminer un film.

5) Le base-ball et le violent éclairage de stade allumé sur le fond d’un ciel déjà s’assombrissant m’amènent automatiquement l’image de la première tombée du soir dans Le Goût du saké, 1964 (秋刀魚の味, Sanma no aji , un titre qui n’a rien à voir avec le saké, il s'agit d'un poisson qu’on mange en automne), l’œuvre ultime d’Ozu Yasujiro, un film ponctué par la musique tour à tour légèrement bondissante et effrontément sentimentale de Kojun Saito. Il y a quelques années, quand j’enseignais à Paris III, j’ai consacré un semestre à la question du cycle des jours et des nuits au cinéma, et le chef-d’œuvre d’Ozu y a occupé une grande place (j’ai rassemblé des textes sur ce thème, mis en ligne avec l’aide et à l’idée de Jérôme Bloch, on peut toujours le télécharger gratuitement sur ce site même).

6) Restons au Japon, avec l’auberge thermale magique du Voyage de Chihiro, 2002, de Miyazaki, lorsqu’y débarquent en foule les dieux et les fantômes ; il y a aussi le voyage dans le train qui roule sur l’eau, et le doux ennui qui gagne la fillette entre deux stations, alors que tombe le soir. Tout cela est une pure merveille.

7) Retournons aux USA, pour revivre l’histoire d’une prise d’otages pathétique dans une petite agence bancaire de Brooklyn : Dog Day Afternoon, 1975, un des chefs-d’œuvre de Sidney Lumet, avec son À bout de course / Running on Empty, de 1988. Le film est loin d’être le seul drame policier à se dérouler dans l’espace d’une chaude journée, mais les vingt dernières minutes sont extraordinaires, quand Al Pacino a obtenu l’avion qu’il réclame pour on ne sait quel but. Excepté durant le générique, le film n’a fait entendre pratiquement aucune musique. On sent donc le temps qui s’écoule, la transpiration, la fatigue qui gagne tout le monde avec le soir, et un dénouement qui s’annonce quel qu’il soit. A à la fin, le pauvre John Cazale (bon acteur trop vite disparu) perd une seconde sa vigilance devant Lance Henriksen, tout se dénoue en une seconde, et cela finit par Al Pacino mis en joue par la police, penché, pitoyable et les mains appuyées sur la carrosserie d’une voiture, cependant que rugissent de tous côtés les avions qui décollent pour leurs vols de nuit.  Une grande réussite, une fois de plus, sur le motif éminemment cinématographique du voyage qu’on rêve de faire, et qu’on ne fera jamais.

8) Au début de Såsom i en spegel / À travers le miroir, de Bergman (un film que son auteur n’aimait pas, à cause de sa fin qu’il jugeait sirupeuse, mais auquel je reste attaché), le soir d’été, quand on allume les lampes à pétrole pour dîner dehors : l’ambiance familiale est lourde mais on sent autour une présence physique de la nature, du rivage proche, de la fraîcheur qui vient, qui ne manque à aucun des films insulaires de Bergman, même les plus « psychologiques » voire « métaphysiques », et leur donne une vibration faisant défaut aux nombreux films inspirés, de par le monde, par le maître suédois (Doillon, et bien sûr certains Woody Allen).

9) Le dernier acte du Cyrano de Bergerac de Rostand commence le jour et finit la nuit. Dans son film de 1990 avec Depardieu, Jean-Paul Rappeneau a su magnifiquement porter à l’écran cet effet de théâtre, qu’on trouve plusieurs fois chez Tchékhov et que l’avènement dans les salles de nouvelles techniques d’éclairage avait permis à la fin du XIXe siècle (il est vrai que Rappeneau a su travailler avec son chef-opérateur habituel, un grand artiste, césarisé – à juste titre - pour son travail sur le film, je parle de Pierre Lhomme.)

10) Enfin Nightfall, 1957, réalisé par Jacques Tourneur. La tombée de la nuit est le titre même de ce film policier magique, bref et sobre, d’après un roman de David Goodis, avec Aldo Ray et Anne Bancroft – deux voix rauques, la première voilée - que j’ai découvert, comme bien d’autres perles, grâce au Cinéma de minuit sur la Troisième chaîne de la télévision d’Etat, et à son animateur et programmateur Patrick Brion. À l’époque l’émission était moins tardive que son nom, et l’attente du dimanche soir et celle du film inconnu programmé par ce bienfaiteur curieux (il n’existait en ce temps-là, ni VHS, ni DVD, ni Youtube, sur lequel le film est aujourd’hui accessible immédiatement) ne faisaient qu’une même et heureuse appréhension. J’ai rencontré une fois Brion, dont l’émission continue, et lui ai dit que le voir en chair et en os (on sait qu’il n’apparaît pas à l’écran, mais dit quelques phrases « off » sur des images fixes du film), c’était comme rencontrer le père Noël en personne. Je lui rends ici hommage.

Donc, au début de Nightfall, nous sommes à Los Angeles, Aldo Ray cherche un périodique dans une « maison de la presse », le vendeur s’avise qu’il va faire noir, et il allume préventivement les plafonniers. Aldo Ray tressaille, ce que souligne la musique de George Duning, comme si l’électricité le traversait. Alors seulement la nuit est tombée et le générique commence. Le film est en route. Nous y sommes.