Blog

ENTRE DEUX IMAGES n°11 / TOP LISTS n°7 & 8

8 février 2015

LE POINT AMORPHE / LA RUBRIQUE DU SIGNIFIANT 11 : UNE LANGUE QUI SUFFIXE / TOP LIST n°7 : REPRESENTATIONS DE THEATRE / LA RUBRIQUE DU SIGNIFIANT 12 : C'QUE SARTRE ECRIT D'FLAUBERT / TOP LIST n°8 : FINS DE FILMS

Mangini / Fellini / Milo / Mastroianni / Noël / Angrisani / Malherbe / Musset / Du Bellay / Malherbe / Philipe / Dix auteurs dramatiques et dix metteurs en scène / Sartre / Flaubert / Malraux / Schaeffer / Moisan / Chiffaut-Moliard / Delon / Vitti / Dix réalisateurs de cinéma / Belmondo / Wyman / Hudson / Sirk / Fassbinder

LE POINT AMORPHE

La femme que l'on voit sommeillant à droite se nomme Palma Mangini ; lors du tournage de Huit et demi (Fellini, 1963), dont cette image est tirée, elle était âgée de 86 ans, et sa présence endormie dans la ferme de la grand-mère du héros enfant, où une servante coquine le pourchasse pour le plonger dans une barrique de vin - scène fascinante et effrayante - m'a toujours rassuré et charmé. Depuis que j'ai fait cette capture d'image en vue d'un livre non encore paru, je me suis mis à collectionner, au départ sans but précis, les images de personnages qui dorment au cinéma. C’est ce que j’appelle, dans les films de Fellini, le point amorphe. Il lui faut dans le tableau, dans le groupe, dans l’ensemble, comme pour en puiser très profondément l’énergie, quelqu’un qui s’abandonne avec confiance à ce que Freud a étrangement appelé le Todestrieb, traduit en français depuis Lacan par “pulsion de mort”, et qui nous permet de nous ressourcer. Cela peut être chez le cinéaste italien un serveur apathique ou épuisé, ou absent, un vieillard ronflant, un corps affaissé, quelqu'un frappé par un coup de bambou.

Le cinéma permet de consacrer un espace et un temps particulier à celui qui dort, s’ennuie, rêve, boude, pense pendant que les autres s’amusent - mais de le montrer en même temps comme celui sans qui la fête n'est pas complète. 
Cela peut être aussi le rôle du découpage que de nous rappeler, par un plan général, l’inertie de tout l’ensemble. Le cinéma peut aussi faire que ce qui nous semble bouger frénétiquement paraisse, sans se modifier ni interrompre son agitation, ne plus bouger, étant vu à une certaine distance.

LA RUBRIQUE DU SIGNIFIANT 11 : UNE LANGUE QUI SUFFIXE

En 1966, revoyant ce film en v.o. sous-titrée dans le ciné-club de la Faculté de Nanterre, j’écoute Carla (Sandra Milo), la maîtresse de Guido (Marcello Mastroianni), qui débarque dans la ville d'eaux où le héros suit une cure. Elle lui demande s’il est content de la voir et il répond, avec réserve : "Certo". Et elle, en se dandinant, insiste : "Ma contento-contento, o contentino ?" 
Ce que le sous-titre rendait par : “content, ou content comme ça ?” 
Ce “contentino” me frappa et je fus heureux de repérer cet effet dans la langue italienne, et d’en partager l’amusement avec mon amie Catherine qui regardait le film à mes côtés. L’emploi des suffixes diminutifs, augmentatifs, péjoratifs ou mélioratifs ajoutés en fin de mot est une des beautés de la langue italienne : pour les superlatifs, tout le monde le sait, ne serait-ce que par le vocabulaire des partitions musicales, largement emprunté à l’italien : fortissimo, pour dire “très fort”. Il donne une grande souplesse... et permet des arrangements.

Occhi”, les yeux ; “occhioni”, de grands yeux ronds ; “ochietti piccoli-piccoli”, les petits yeux des enfants qui ont envie de dormir (exemples que m'a donnés Silvia Angrisani).
 Le suffise en “one” donne de la taille, de la majesté, de l’ampleur. Le scénario italien de la Cité des femmes, de Fellini ne se prive pas de caractériser les postérieurs des dames, et de différencier ceux-ci en "culoni" et en "culini". Magali Noël s'amusait en se rappelant que Fellini lui avait donné un rôle où elle devait afficher son "sederone" (gros derrière).

Cette possibilité de suffixer, le français du XVIe siècle l'avait et en usait largement pour les diminutifs, au moins dans la poésie : les "vermeillettes roses" chez Du Bellay, et tous ces mots jolis dont on attribue la vogue à Marot, inspirateur de poèmes dans lesquels les belles femmes ont des "bouchelettes" et pleurent des "larmelettes". Mais alors que l'italien et l'espagnol continueront, la littérature française changera de ton avec Malherbe, et fermera cette porte. J'ai appris cela jeune, en voyant la pièce de Musset, où Lorenzo de Medicis (joué par Gérard Philipe) est appelé affectueusement Lorenzino par les uns et dédaigneusement Lorenzaccio - titre de ce drame - par les autres.

TOP LIST n°7 : REPRESENTATIONS THEATRALES

Voici les dix représentations théâtrales que je n'oublie pas, en me bornant à une soirée par lieu et par metteur en scène. Sinon, j'aurais mis plusieurs soirées au Théâtre National Populaire, où notre père et notre belle-mère nous emmenaient enfants, et plusieurs spectacles de Bob Wilson. L'ordre est quelconque :

1. Le Prince de Hombourg, de Kleist, avec Gérard Philipe, au TNP de Chaillot, vers 1954. J'avais sept ans et je ne compris pas grand chose, mais je fus très impressionné par la scène où le Prince supplie, se traîne à terre, bref abandonne toute dignité pour être relevé de sa condamnation à mort, et encore plus surpris voire scandalisé quand il se reprend et réclame l'exécution. Finalement, il est gracié pour de bon, mais après lui avoir fait croire qu'il va mourir. La pièce commence par une incroyable scène de somnambulisme. Nous l'avons, Anne-Marie et moi, revue l'été 2014 à Avignon : la mise en scène de Corsetti tirait vers le grotesque, mais un grotesque épique et enflammé, qui m'a beaucoup plu.

2. Le Songe d'une nuit d'été, de Shakespeare, par le Théâtre du Soleil, au Cirque de Montmartre, en 1968 : je me souviens qu'il y avait une sorte de sol en pente et en fourrure où les acteurs se roulaient. L'enchantement que promet la pièce à la lecture (je la connaissais par la traduction de Pierre Messiaen, le père du compositeur), je le retrouvais.

3. Tête d'or, de Claudel, aux Bouffes du Nord, avec André Marcon, en 2001 : le texte, dont j'ignorais tout, m'est tombé dessus comme la foudre. Tant pis si le mot fait sourire, mais j'y ai vu un sauvetage pathétique de la "virilité", une revendication métaphysique de ce que c'est d'être individu masculin adulte, qui s'exprime par des accents de véhémence rarement entendus.

4. Ruy Blas, de Hugo, au Cinéma-Théâtre de Creil (ainsi se nommait cette salle à deux vocations). Ce devait être en 1959 ou en 1960, donné par une des troupes itinérantes qui jouaient pour les scolaires. Le jeune public d'abord turbulent, en grande partie composé de pensionnaires comme moi à l'internat de l'Ecole Nationale Professionnelle, se prit au jeu de ce grand mélodrame en vers : c'est tellement bien construit, et le traître, l'ignoble Don Salluste, si réussi.

5. Le Mariage de Figaro, de Beaumarchais, réalisé magnifiquement par Marcel Bluwal, en direct à la télévision, et joué dans le décor authentique d'un château. C'est en 1961, chez des voisins de mon père à Bellevue-Meudon. Comme tout le monde faisait alors, on regardait le petit écran noir et blanc en éteignant les lumières de la salle de séjour. Le soir tombait en temps réel jusqu'à la fin de la représentation, coïncidant à la fois avec les changements de l'action, et avec le soir qui s'installait dans Bellevue. Jean-Pierre Cassel en Figaro m'a semblé formidable, Marie-José Nat en Chérubin très troublante et vive. Le grand monologue de Cassel dans le dernier acte, amer et révolutionnaire, est visible sur Youtube : quelle flamme et quelle diction parfaite ! Il faut savoir que c'était fait en direct et en vidéo pour des millions de téléspectateurs.

6. Edison, Bob Wilson au Festival d'Automne, en 1979. J'aimerais bien le revoir. Le décor en perspective était si beau, les lumières prodigieuses.

7. Mahrabata-Nalacharitam, par la troupe japonaise de Satoshi Miyagi à la carrière de Boulbon, Avignon 2014 : y a t-il plus belle expérience que d'être charmé en plein air, dans un cadre naturel magnifique, une nuit d'été, avec une histoire d'humains, de dieux et de démons jouée par une troupe joyeuse et admirablement coordonnée ?

8. Cyrano de Bergerac, de Rostand : je l'ai vu deux fois à la télévision, par Jacques Weber (très bien) et Belmondo (pas mal), et une fois au cinéma dans la belle version de Rappeneau, avec Depardieu, mais jamais dans un théâtre. Car je reste attaché à cette représentation éminemment privée et répétée que je me donnais enfant par la seule lecture, par la profération et la visualisation mentales, représentation dont j'étais le seul public et où les didascalies tenaient lieu de mise en scène.

9. La Cerisaie, de Tchékhov à la Colline, en 2009, vu avec Anne-Marie dans la mise en scène de Françon, avec Didier Sandre et Dominique Valadié, notamment. Jean-Paul Roussillon - décédé peu après les représentations - tenait le rôle du vieux domestique gâteux Firs, que ses maîtres oublient à la fin dans la maison qu'ils ferment et où il meurt, au son des haches abattant les arbres. Merveilleuse soirée. Que dire de Tchékhov qu'on n'ait pas dit cent fois, mais qui est toujours au-dessous de ce qu'il est. A pleurer.

10. Pulcinella. Rimini au bord de l'Adriatique, vers 1979, un Festival international de marionnettes, un petit castelet, et un public de gens du coin et de vacanciers comme nous, charmés. Tout ramène à Fellini.

LA RUBRIQUE DU SIGNIFIANT 12 : C'QUE SARTRE ECRIT D'FLAUBERT

Bien avant de tirer un "mélodrame concret" de quelques pages de la Tentation de saint Antoine , j'ai considéré Flaubert comme un ami personnel. Ses positions anti-suffrage universel ou son hostilité aux Communards ne me dérangent pas : il n'a rien fait de mal que de les proférer dans sa correspondance privée. Si l'on m'offrait un aller-et-retour unique pour une visite dans le passé, j'en profiterais peut-être pour aller le voir à Croisset - en arrivant par bateau sur la Seine ! - et lui serrer la main, en lui disant : tenez bon !

La disposition d'une belle bibliothèque à quelques mètres de notre logement berlinois me permet d'emprunter L'Idiot de la famille, et de lire quelques pages de ce grand essai inachevé (trois gros tomes parus, cependant !) de Jean-Paul Sartre. Dans sa préface l'auteur avoue son antipathie initiale pour l'écrivain, qui se serait changée en "empathie". Aïe aïe aïe ! Méfions-nous de l'empathie, qui veut dire souvent : identification agressive et récupératrice. Sartre qui, dans son autobiographie Les Mots, dépeint l'enfant qu'il a été lui-même comme un simulateur de première classe, fait de Flaubert, il le répète, un "comédien" (il a déjà fait le coup sur Jean Genet). Il croit aussi savoir quand celui-ci s'aveugle sur lui-même. Par exemple, "Gustave ne semble pas comprendre le rôle exact que sa mère a joué dans sa formation." (t. I, p. 224). Pour lui, Flaubert est un sujet "facile" parce qu'il se livre dans sa Correspondance et ses écrits "sans le savoir". Mais comment sait-il que Flaubert ne "sait pas" ? Et d'ailleurs, qu'est-ce que cela change ?

Est-ce que Sartre, quand il écrit sa fresque romanesque Les Chemins de la liberté, abandonnée avant le quatrième tome prévu (de même que le quatrième volume de son Idiot n'est jamais paru), n'aurait pas aimé devenir Flaubert, et plus que l'auteur du roman à thèse La Nausée ou des quelques nouvelles constituant Le Mur (où il y a de belles choses, mais aussi de faibles imitations de la littérature américaine ou de Joyce) ? N'importe qui est capable d'écrire de Sartre en cinq lignes ce que celui-ci a mis des années à formuler sur Flaubert : qu'il ne "sait pas ce qu'il fait". Pourquoi ne penserait-on pas que le refus par le philosophe, en 1964, du Prix Nobel, était motivé en réalité par le dépit de l'avoir obtenu à titre de penseur et d'écrivain engagé, et non comme romancier ? On dirait alors qu' "il ne savait pas la vraie raison de son geste". Et toc !

Dans son Idiot, Sartre ne prend jamais en compte les raisons d'écriture. "Une peur la prenait", lit-on par exemple dans Madame Bovary. "Pourquoi pas la peur ?", commente Sartre, qui en tire une théorie. Je pense que la raison peut être d'euphonie : "la peur la prenait" ne sonne pas bien ("la-la"). Flaubert testait ses phrases au gueuloir (à haute voix) et il en faisait volontiers la lecture à ses amis.

A l'époque, "une peur la prenait", se prononçait d'ailleurs très probablement "un' peur la prenait", une élision courante dans une partie de la France et qui faisait la distinction avec la diction des vers (sinon, u-ne-peur-la-pre-nait ferait un vilain hémistiche). Or, Flaubert évite les "vers blancs", qui viennent si facilement à l'époque sous une plume française. Cette pratique des élisions au bon moment, donnant un coup de fouet à la phrase parlée, est un des secrets de l'art oratoire dans notre pays.

Le discours d'André Malraux, en 1964, pour l'entrée des cendres de Jean Moulin au Panthéon, est resté célèbre. Encore aujourd'hui à la radio il est constamment parodié pour son emphase et ses trémolos.. et admiré (on le trouve sur Youtube). Or, Malraux prononce ainsi certaines de ses phrases : "On sait c'que Jean Moulin pensait d'la Résistance au moment où il partit pour Londres.", et non "On-sait-ce-que-Jean-Moulin, etc..."

N'y a-t-il que moi pour m'intéresser à des trucs pareils ? En tout cas quand j'ai demandé, en 1981, à Schaeffer s'il acceptait d'incarner pour moi l'Antoine de Flaubert, je savais qu'il saurait dire dans le même esprit et avec naturel : "Je croyais avoir éteint l'feu", et non "éteint-le-feu", tout en étant emphatique quand il le faudrait et comme je le souhaitais également.

TOP LIST n° 8 : FINS DE FILMS

Dans cette caverne accueillante et enchantée qu'est l'immense vidéo-club parisien du Boulevard Saint-Michel, animé par Henri Moisan et son équipe, Vidéosphère, et dans le cadre des séances "entrée libre" qu'y anime Philippe Chiffaut-Moliard, je montre des scènes de L'Eclipse, qui va ressortir au cinéma Champollion. La fin du film d'Antonioni, quand la caméra se rend à l'endroit où les deux héros se sont donnés rendez-vous et où ils ne viennent ni l'un ni l'autre, nous laissant contempler le lieu de leur absence - le soir tombe, des bâches sont là sur un immeuble en travaux, une nounou promène un enfant, un homme arrête l'arrosage automatique de la pelouse, les derniers bus lâchent des voyageurs muets, les lampadaires publics s'allument - est toujours aussi magnifique, et elle justifie le film dans ses faiblesses. Notamment les scènes où Alain Delon, peu crédible en jeune Italien, est seul, mais ces scènes sont nécessaires au montage parallèle sur lequel repose la construction du film. Comment savoir d'ailleurs si la grâce que dégagent ces dernières minutes ne découle pas aussi des trous, faiblesses et moments d'ennui du film ?

Autres grandes fins de films, qui ne recoupent que partiellement mes films préférés : En quatrième vitesse, d'Aldrich (la "bombe" qui semble menacer d'envahir le monde du film mais aussi la salle où nous le voyons), Stalker de Tarkovski, avec la fillette paralysée et un micro-miracle alors que tout semble perdu (vérifiez que vous n'avez pas choisi sur le menu de l'édition DVD par MK2 la déplorable version "son 5.1", qui est une trahison et une catastrophe), Roma, de Fellini (la traversée nocturne de Rome par des motards casqués), Les Lumières de la ville, de Chaplin (l'aveugle qui "reconnaît" son sauveur), Les Enfants du silence, de Randa Haines (une des rares grandes fins romantiques avec étreinte finale du cinéma de ces 30 dernières années), Psychose, de Hitchcock (le monologue de la Mère dans la tête d'Anthony Perkins), La Maman et la Putain, d'Eustache (le monologue de Françoise Lebrun en pleurs, Dieu sait pourtant si ce film me déplaît), L'Homme de Rio, de De Broca (Belmondo en fin de permission, retrouvant après ses aventures au Brésil son ami bidasse dans le train, et acquiesçant lorsque celui-ci s'ébahit des embouteillages parisiens), Pierrot le Fou (le suicide de Ferdinand - toujours Belmondo). Avec L'Eclipse, ça fait dix.

A part Psychose, je n'ai pas mis de film à twist final (comme Incassable, de M. Night Shyamalan, que j'aime beaucoup). C'est ce que c'est, me semble-t-il, un cas distinct. Le twist est souvent beau non en tant que moment, mais par la lumière qu'il projette rétroactivement, quand on revoit l'œuvre, sur tout ce qui le précède.

La fin du film, c'est aussi parfois une brève image. Comme ci-dessous Jane Wyman et un... cervidé regardant dormir Rock Hudson, dans All That Heaven Allows, 1955, un film que Fassbinder aimait beaucoup. L'homme dort et la femme veille. C'est une de ces images que l'on croit avoir rêvées.