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ENTRE DEUX IMAGES n°56
11 juin 2017
Spécial "Lettre à Lionel Marchetti" 1/3
Marsaguet / Marchetti / Zanési / Giner / Metamkine / Henry / Répécaud / Noetinger / Motus / Liquid Architecture / Akousma / Liquid Architecture / Higashi / Messiaen / Stockhausen / Malec / Liszt / Wilson / Brocoli / Sacic / Kébadian / Gaudreault
La photo ci-dessus est un Polaroïd qu'Anne-Marie a pris en 1997 alors que nous fêtions la sortie du livre de Lionel Marchetti - à gauche - La Musique concrète de Michel Chion, auquel avait contribué Christian Zanési (à droite) pour l'entretien qui suit l'essai de Lionel, et dont Zanési avait eu l'idée pour une collection qu'envisageait de lancer Bruno Giner. Finalement, ce fut Metamkine qui l'édita, grâce à une aide financière de l'Association SonRé de Pierre Henry. La vie nous a éloignés l'un de l'autre, Zanési et moi, mais vingt ans après je n'oublie pas cette période.
Cela fait un certain temps que Lionel, qui n'est pas seulement compositeur de musique concrète et musicien improvisateur, mais aussi écrivain et poète (voir son site) m'a écrit une invitation à échanger à nouveau des lettres. Il y a vingt ans il m'avait envoyé de même, sur la musique, de belles lettres manuscrites que je conserve précieusement et dont seule une petite partie a été publiée dans la monographie qui m'a été consacrée par Polyphonies Polychromes, en 2005. Cette fois-ci, je lui ai proposé de faire cet échange dans le cadre de mon Blog. Pas en une fois, mais en trois Blogs, ceci n'est que le premier.
Nous nous voyons trop peu parce qu'il vit à Lyon et moi à Paris, et que nos activités nous amènent à voyager l'un et l'autre. La proposition que nous a faite il y a quelques années Dominique Répécaud - une pensée pour cet homme merveilleux, qui nous a quittés subitement il y a quelques mois - à Jérôme Noetinger, Lionel et moi, de composer une nouvelle œuvre à trois après Les 120 jours, ce qui a donné l'album Filarium, nous a fourni l'occasion, entre 2013 et 2015, de nous voir un peu plus, et de rire beaucoup notamment, mais pas seulement.
À PROPOS DE LA "TROISIÈME SYMPHONIE" : ÉCLATS
Lionel m'écrit, ceci après que je lui aie donné le fichier de ma dernière œuvre, la Troisième symphonie, "L'Audio-divisuelle", créée en août 2016 à Futura :
"À l'écoute - et au visionnement - de ta Troisième symphonie, l'une des chose très marquantes pour moi (et cela restera, je pense, un important souvenir en ce qui concerne ma première approche de cette composition) est de n'avoir eu que cette possibilité de saisir des éléments sonores présentés comme littéralement brisés - comme s'il y avait là, pour toi, une apologie du fragment, de l'éclat.
L'idée de fragment nous rattache à la brièveté de certaines formes littéraires, nous y reviendrons, et tu as par exemple déjà travaillé, dans Variations, 1990, sur une composition à l'allure repliée, resserrée comme une pelote, cherchant, selon moi, à ouvrir (et à déplier, donc) l'imaginaire sonore de l'auditeur, l'amenant à progressivement découvrir les dessous de l'œuvre, après écoutes et réécoutes...
En ce qui concerne la Troisième symphonie, il y a pour moi cette importance d'une sensation minérale au sens de cette incroyable accumulation d'éclats. Comme si nous avions accès à quelques strates d'un immense complexe géologique, mais dans le monde de l'infiniment petit - ouvrant ces possibilités multipliées, accumulées, dans le même élan, d'un éventail de réflexions lumineuses.
En effet, presque tous les sons et autres structurations - et je pense tout particulièrement à la suite des 10 variations constituant le Scherzo - semblent ouvragés de façon à n'être saisis que comme des bribes : diversement coupées, cisaillées, parfois interrompues très rapidement mais pour rejoindre, selon moi, un éventuel accroissement, une respiration tout de même, quelque chose de l'ordre d'un précipité, cherchant à grandir ou à l'inverse à s'amenuiser en une croissance en négatif et, peut-être même, par frictions, à s'enflammer !
Mais surtout - en suivant l'idée de l'éclat - tout ces sons semblent posséder cette qualité de grains à facettes à l'étrange pouvoir localement réflecteur.
En regardant la définition de ce qu'est un éclat, en découvrant toutes les façons de les nommer, j'ai eu cette impression de plonger à l'intérieur même de la palette de tes sons : éclat nacré, perlé, cireux, vitreux, adamantin, métallique, submétallique, non métallique...
De plus l'éclat n'existe, semble-t-il, que par ses divers pouvoirs de réflexion de la lumière, et associé à ses qualités de réception de cette même lumière. L'éclat, bien qu'il soit également d'une nature coupante (avec le danger que cela suppose) est donc aussi à l'origine de la brillance de la matière.
Il y a là, je trouve, un cheminement possible vers cette singulière poétique du son que l'on retrouve avec insistance dans nombre des mouvements de ta Troisième symphonie.
À vrai dire, j'y entends un double échange : comme s'il ne nous était pas laissé d'autre possibilité que de se blesser à la saisie de ces éclats, de ces brisures - voire de ces flammèches - alors que dans le même élan, de par leur nature diversement réfléchissante, ils annoncent déjà, localement, une grande forme complexe, repliée sur elle- même, cherchant à nous perdre (ou à nous guider ?) dans une infinité de dédales souterrains.
Mais voici enfin ma question : et si la façon si particulière que tu as, dans cette œuvre, de briser le son en petites parties, en particules, en éclats - des petites langues de feu ? - était déjà, au travers d'un tel choix de mise en onde, une manière de nous donner à entendre quelque chose de l'ordre d'un minéral brisé qui, au travers de ses innombrables structures réfléchissantes ainsi révélées - dans la folie de toutes les directions agençées en un véritable rayonnement, parfois coupant - cherchait à créer subtilement un pont entre le monde sonore enregistré et le visuel enregistré, puisque la Troisième symphonie, justement, est une œuvre tant sonore que visuelle ?"
Il y a énormément de choses, et j'aime beaucoup l'idée notamment de la "croissance en négatif". Mais je pars sur l'idée de l'éclat.
NE SAVOIR FAIRE QUE DU FIXÉ
Bonjour Lionel, j'ai mis du temps à répondre à ton invitation à dialoguer à partir de tes questions sur cette pièce, parce que je n'en étais plus sûr. Elle a été commandée par Motus pour Futura ; "commandée" veut dire que j'en ai proposée l'idée et la durée, environ, 90 minutes, à Motus, que nous avons déposé une demande de Commande d'Etat - qui s'appelle maintenant Aide à l'Ecriture, même si ma musique ne s'écrit pas mais se fixe, c'est différent - que celle-ci n'a pas été retenue mais que j'ai fait l'œuvre quand même, tout tout seul, images, sons, leur montage et leurs mélanges, que Motus l'a programmée quand même, et m'a payé dans la mesure de ses moyens. Ensuite je l'ai redonnée fin 2016 dans une version encore plus longue de deux mouvements à l'Université de Cologne et à Montréal (Festival Akousma), et m'apprête à la redonner en août prochain à Melbourne, à l'invitation de Liquid Architecture, en revenant à la première version, celle créée à Motus - mais en la sous-titrant en anglais puisque certains des dix mouvements font entendre un texte en français. Au reste, Anne-Marie et moi nous sommes en train de sous-titrer en anglais et en espagnol (castillan), au choix, toutes mes pièces comportant du texte, ne serait-ce que leur titre.
Ce que je fais, je ne peux le faire qu'en son fixé (en "différé", en temps "pas réel", disent ceux qui n'ont rien compris), tellement c'est rapide, et, si on le fait en direct, aléatoire. Comme tu le sais très bien, puisque tu fais avec autant d'engagement des œuvres musicales pour sons fixés (musiques concrètes comme Adèle et Hadrien, Le livre des vacances, ou Portrait d'un glacier, ou plus récemment ton grand cycle Atlas (97 phénomènes), que des improvisations ou performances en direct plus ou moins concertées (comme celle, remarquable, que nous avons vue récemment à la Maison de Radio-France, en duo avec Yoko Higashi), il y a des textures, des décrochements d'espace, des figures que l'on ne peut obtenir que sur support. Et dans mon cas, le son doit vivre exactement comment je me sens : précaire. Mais d'une précarité que l'on ne peut obtenir, paradoxalement, que sur un support et par lui - comme un trait de crayon tremblé.
Ce n'est pas que je dédaigne les autres pratiques musicales, c'est que je ne peux créer de la musique qu'ainsi. J'ai fait un peu d'improvisation instrumentale en concert dans les années 70, et je ne me trouvais pas bon, ni accroché. Cette expérience m'a donc permis de me situer. C'est comme Olivier Messiaen, admirateur de Schaeffer, qui, attiré par la musique concrète, réalise en 1953 une œuvre nommée Timbres-Durées, ne la trouve pas bonne, et sans incriminer le genre lui-même, qui ne serait pas digne de lui (comme l'ont fait d'autres) s'estime responsable de ce ratage et n'y revient plus. Ce genre n'est pas pour lui. Je suis d'accord avec Messiaen : Timbres-Durées est une mauvaise œuvre d'un grand compositeur, intéressante à titre historique. Dans mon cas, il n'y a heureusement pas de trace sonore de ce que j'ai fait comme improvisation publique en 1975 avec quelques amis - c'est un souvenir cuisant, d'autant que le public semblait aussi consterné que moi !
Je reconnais que d'autres comme Stockhausen, toi Lionel, Ivo Malec (pour support, on lui doit notamment une pièce extrêmement inventive et personnelle, qui m'a beaucoup marqué, même si elle lui semble à lui une œuvre mineure, Luminétudes), ont été aussi bons dans des œuvres écrites, "jouées", plus ou moins déterminées à l'avance que dans des œuvres "fixées", donc je ne dis pas que c'est la seule forme valable, que cela soit clair.
LA LUMIÈRE, OUI
La lumière, oui. Dans le blog 53, "spécial mal-division sensorielle", je raconte mon histoire avec les "événements de lumière". Pour la Troisième symphonie, ils ont été suscités et capturés. Par exemple, j'ai filmé mes mains en train de jouer du piano un jour et une heure où le soleil tombait sur le clavier, créant des étoiles mobiles, et ensuite "synchronisé" de façon volontairement décalée ces images avec des morceaux pour clavier que j'avais créés par ailleurs, le tout fixé et monté sur support. Certains font des impros en "live" de lumière, ça ne me touche ni plus ni moins que les reflets d'une boule de verres à facettes dite Tango, ça donne un environnement. En revanche, je suis extrêmement sensible à ce que j'appelle des événements de lumière quand ils se produisent dans un film, c'est à dire à l'intérieur d'un cadre et sur un rythme exactement fixé, mais aussi à l'intérieur d'une forme (parfois, tout de même, quelqu'un fait en "direct" - pré-programmé à vrai dire - quelque chose d'aussi précis, je me souviens ainsi d'un spectacle de lumières Via Crucis sur un oratorio de Liszt donné à Weimar en 2012 par Bob Wilson, c'était très beau).
La "grande forme complexe", dont tu parles pour la Troisième est pour moi entre autres un moyen de donner une valeur particulière à quelques secondes, c’est ce qui permet à ces quelques secondes d’exister. La forme, c’est ce qui tend le temps d’une certaine façon, et lui donne une force. J’aime bien que le temps soit tantôt relâché, tantôt très tendu - un peu comme dans certains films d’horreur où tout va tranquillement et presque statiquement pendant quarante minutes, puis tout se déchaîne en quelques secondes. J’ai fait des œuvres de cinq minutes, et une autre de deux heures trente. Ma pièce Variations dont tu parlais dans ton essai (récemment rééditée dans mon dernier album chez Brocoli) est volontairement trop dense pour être écoutée, on n'arrive pas à suivre à la première écoute, il en faut plusieurs.
... MAIS PAS DE SYNESTHÉSIE
Concernant le visible et l'audible, je ne crois pas - et d'ailleurs tu n'en parles pas - à la synesthésie, précisément parce que je fais des associations mentales de couleur avec les timbres des instruments, et que ces associations sont purement personnelles, et diffèrent selon les individus qui les éprouvent. En revanche je suis convaincu (voir toujours Blog 53) que les sens sont mal divisés et qu'il y a des perceptions trans-sensorielles, à commencer par le rythme. Ce qui est mystérieux, c'est que certains de ces événements ne nous font éprouver le frisson proustien - celui de retrouver une sensation éprouvée puis perdue il y a longtemps - que s'ils se produisent à une certaine vitesse, vitesse que la chronographie visuelle et sonore peut essayer de recréer.
Le premier film que j'ai fait est un court-métrage en super-8, Le Grand Nettoyage (mon ami Rodrigo Sacic l'a mis sur Youtube), et en le faisant avec l'aide de Jacques Kébadian, j'ai été ravi de découvrir que cette pellicule agrandie en 16mm pour le montage présentait un fourmillement du grain qui rendait l'image vivante - comme si des milliers de petits insectes coordonnaient leurs déplacements afin de donner l'impression de formes.
Les pratiques de la musique concrète et parallèlement de l’écoute réduite (qui est utile pour bien d'autres choses que la musique concrète) m’ont donné le moyen de comprendre qu’il est possible d’observer et de nommer aussi précisément que possible des phénomènes qui se déroulent dans le temps, mais qui ne se notent pas. Elle m’ont permis de constater que lorsque l’on s’adresse à un seul sens - en l’occurrence celui de l’audition, dans des musiques concrètes comme celles que tu fais - ce sens devient tous les sens à la fois. Le qualifier d'ouïe n’a plus de sens précis.
Maintenant, il demeure un gouffre irréductible entre le visible et l'audible, c'est que le premier nous donne l'espace en trois dimensions, et qu'on aura beau parler d'espace pour l'audible, il ne s'agit pas du tout de la même chose, et pas seulement parce que le son est obligatoirement événementiel.
QUAND TEMPS ET ESPACE DÉRÈGLENT LEUR RAPPORT
Il y a eu un moment très tôt dans ma vie, où pour moi le temps s’est séparé douloureusement de l’espace, ou le contraire. Je me raconte la chose ainsi : alors que j’étais encore un bébé, ma mère m’a amené, sans rien me dire, chez une dame qui allait être ma nourrice pendant plusieurs années, puis elle a disparu pendant quatre semaines, ce qui pour un tout petit enfant est très très long. Je me suis retrouvé avec un autre visage féminin au-dessus de moi, dans de nouvelles odeurs, bercé par une toute autre voix. J’ai dû me dire que ma mère était morte, et me faire à une nouvelle vie. Puis ma mère est réapparue subitement, et j’ai dû être terrifié de la revoir, comme si j’avais vu une morte. En fait, pendant son absence, elle était toujours là, pas très loin dans l’espace, à régler ses problèmes de travail puisque mon père était parti, mais pour moi elle appartenait à un autre temps ; j’ai mis longtemps à intégrer ça, et j'ai du mal à accepter l'idée que faire des allers-et-retours dans l'espace ne change rien au temps, et au sens unique dans lequel il se déroule. J’ai compris ça longtemps après, avec un cauchemar que j’ai fait adulte, où le visage de ma mère se transformait et devenait celui d’un squelette.
Les deux maisons de ma mère et de ma nourrice étaient dans une même rue, la rue Faidherbe à Nogent-sur-Oise : l’une au n° 46, l’autre au n° 92. Aller du 46 au 92, ou du 92 au 46, pour moi quand j'étais enfant, ce n'était pas seulement voyager dans l'espace, mais aussi dans le temps. Il m'est arrivé plus tard, adulte, installé à Paris, d'avoir peur de repasser dans des quartiers, des rues où je n'habitais plus, de peur de régresser dans le temps. En même temps, je dois avouer qu'à Paris, je vis depuis 45 ans dans un même périmètre (le 4e et le sud du 3e arrondissement) comme si cela pouvait m'aider à m'accommoder du phénomène.
Quand je dois passer quelques jours, voire quelques mois dans un nouvel endroit, j’ai toujours le même comportement : les premiers jours, je fais des promenades à pied ou à vélo dans différentes directions, pour vérifier que je peux retrouver l’endroit dont je suis parti, par différents itinéraires. Comme si je voulais vérifier que l’espace n’a pas les mêmes propriétés que le temps : on peut gagner un point de différentes directions, et retourner d’où on vient. D’autre part, je cherche toujours dans le lieu où je suis même pour quelques jours un axe par rapport auquel je peux me situer : une rue principale, un fleuve, une ligne de chemin de fer ou de métro. Si je n’ai pas trouvé cet axe, je suis anxieux. Il m’aide entre autres à distinguer ma gauche de ma droite, car je suis un gaucher dit “contrarié” (qu'on a obligé à écrire de la main droite, c'était courant dans ma génération en France), et cela a créé chez moi, comme souvent dans ce genre de cas, des problèmes de “latéralisation”, de distinction claire de la droite et de la gauche. L'axe m'aide aussi à me situer dans le temps.
A Paris, je me suis donc fixé dans le Marais, à différentes adresses, parce que j’avais trouvé mes repères : habitant non loin de la Seine, de la ligne de métro n°1, qui traverse Paris d’Est en Ouest, et de la rue de Rivoli qui est une des plus longues de Paris, et que suit pendant un moment le trajet de la ligne 1.
SCANNER L'ENDROIT OÙ JE SUIS
Cela m'a frappé et j'en ai vraiment pris conscience dans un séjour plus long que les autres que j'ai fait en 2010 à Montréal, où André Gaudreault m'avait invité, et où je logeais à l'hôtel "Anne ma soeur Anne", rue Saint-Denis. Il me fallait absolument, chaque soir, faire une promenade à pied dans les proches environs, en tissant méticuleusement ma toile dans différentes directions, comme si je devais “scanner” l’endroit où je suis pour m’en faire une représentation en relief, et comme si d’avoir vu mon hôtel en façade, dans sa rue, ne m’en donnait qu’une carte postale dont je n’étais pas sûr qu’elle ne fût pas plate et trompeuse. Cela m’amène toujours à découvrir un but de promenade que je n’avais pas remarqué sur le plan, et qui pourra devenir le point où me ramènent mes brèves pérégrinations, avant de regagner l’hôtel. A un moment donné, l’espace est comme saturé, je retombe logiquement sur les mêmes rues, les mêmes façades ; j'ai vérifié que l’espace se connecte bien, qu’il n’y a que trois dimensions et qu’inévitablement, l’espace se boucle sur lui-même, tel un ruban de Moebius à trois dimensions.
FAUTE DE MOYEN TERME
Mais la belle affaire, que de dire comme le font certains que le temps est une quatrième dimension. Ce n’est pas cela du tout.
Mon sentiment du temps est ancré dans des références naturelles précises, les événements atmosphériques (pluie, vent, orage), le jeu de la lumière dans la végétation, mais aussi la pulsation lumineuse des différentes formes d’éclairage électrique. Le temps peut être parfois pour moi très dense ou très lent. C’est comme s‘il me manquait un moyen terme, qui est d’avoir intériorisé l’alternance du jour et de la nuit. Cela se reflète dans ma musique, où comme tu l'as saisi il y a tantôt des moments très denses et précipités, tantôt des plages très statiques, et une grande forme. Le déroulement de la journée est pour moi un drame : je sais intellectuellement que la nuit va selon le lieu et la saison tomber à un rythme différent, mais je n’en suis pas sûr. Je suis soulagé quand la nuit est tombée ; c’est pour cela que je veux faire une continuité de mes musiques concrètes et de mes œuvres audio-divisuelles non narratives, dont la Troisième symphonie, sous la forme d’un programme de 24 heures (19 sont déjà réalisées), pour organiser ce drame au lieu de le subir.
J'ai créé des notions qui permettent de voir comment des événements visuels et sonores peuvent se croiser, se donner rendez-vous sur des points : notamment la notion de "ligne de fuite temporelle". J'en suis très fier, comme d'une trouvaille scientifique.
Le problème avec la musique, c'est que les modèles classiques, que j'apprécie, que je ne me lasse pas d'écouter et même de jouer quand le morceau n'est pas trop difficile, nous donnent des lignes de fuite temporelles magnifiques : les enchaînements harmoniques, les cadences, la carrure, etc... Le jazz a su utiliser de manière sublime le schéma ternaire du blues.
Mais je ne m'en sers pas : ce n'est pas que je suis contre, mais je ne veux pas refaire ce qui a déjà été fait. C'est un point d'honneur. J'entends trop de musiques néo-quelque chose. Je veux faire une musique qui n'a jamais été faite, y compris par moi, par quelque côté. La musique concrète ouvre beaucoup de possibilités pour cela, on commence à peine à la découvrir. Tu es un des plus importants de ceux qui l'explorent et l'ont explorée. Qui cherchent.
UN TEXTE DE 1995
A la suite de ton e-mail, j'ai retrouvé un texte écrit en 1995 pour présenter ma Messe de terre :
J’ai voulu retrouver visuellement l’instabilité, la vie.
Comme si le support, au lieu d’être neutre ou fixe, devenait une toile fragile et scintillante
(représentation d’une toile d’araignée luisante, brillante, agitée sur le chemin, et nous arrêtés par ses reflets puis repartant).
J’ai cherché une image vibrante et frémissante, précaire, dont on ne serait pas toujours sûr qu’elle va durer, s’installer.(...)
J’ai vu que le sacré pour moi, le religieux,
surgissait lorsqu’il y avait croisement,
à un carrefour de San Francisco - la chevelure d’une fille, un reflet de soleil sur une vitre de voiture, un tramway qui démarre -
leur croisement produit une étincelle,
qui me donne envie de vivre, et le goût du sacré." (M.C. 1995)
Donc : l'événement de lumière - les étincelles dont tu parles - mais seulement s'il est fixé et fait partie de l'œuvre. Je ne supporte pas, dans les concerts où on donne mes musiques concrètes sans image, que la lumière bouge ou que l'atmosphère lumineuse soit modifiée en cours ; je demande qu'une certaine éclairage soit installé et s'affirme quelques secondes avant le début de l'œuvre, puis qu'il ne bouge plus jusqu'à la fin. Ou alors, il faudrait que cela suive un rythme aussi lent et inéluctable que la tombée du soir.
Ci-dessous, un arrêt sur l'image tiré d'une prise de vue à San Francisco en 1990, et auquel je pensais en écrivant le texte ; je n'ai pas encore fait l'œuvre où il serait incorporé. Peut-être cette seule image fixe, et d'autres en album, suffiront.
NOTE LE 19 NOVEMBRE 2010, À 7h45 DU MATIN
Enfin, cher Lionel, pour terminer ce premier volet de trois blogs-lettres, ce fragment d'un rêve que j'ai noté fin 2010 (je l'ai retrouvé en tapant le mot "éclat" sur la fonction recherche de mon ordinateur) :
"Rêve : C.S (amie disparue en 1999), vivante ô combien (hier soir A-M. m’a parlé d’une autre C.). K. (...) me dit une phrase que je lui fais répéter trois fois sans la comprendre. Plusieurs pièces avec des enfants. C. fait une remarque à un gros homme, sur un jeu télé, l’Alphabet n°6, que regardent des enfants... K. m’a dit que je pourrai pas faire beaucoup de films (à mon âge). Du verre devant moi sur une moquette, est-ce moi ou un Asiatique à ma gauche ? Beaucoup d’éclats de verre que je ramasse. H. (la femme de mon père, morte en 2006), en pantalon, très mince, me morigène sur ma façon, en bougeant, d’en mettre partout, je ramasse les éclats en en voyant de plus en plus."