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ANT(hy)POSTASE, une mini-série théorique, chapitre 5

21 janvier 2024

« Passons maintenant à quelque chose de complètement différent. » C'est sous ce titre volontairement parodique que les Monty Python – dont mes lecteurs savent qu'ils sont mes références pour beaucoup de choses (voir notamment les blogs 7, 21, 46 et 71 de la série Entre deux images) - arrivèrent sur les écrans français  en 1974, dans un film à sketches baptisé chez nous Pataquesse, et plus tard pour sa ressortie, La Première folie des Monty Python: il s'agissait d'une sélection pour le grand écran de certains de leurs meilleurs sketches à la BBC. Le mot « différent » y apparaissait pour ce qu'il est : purement contextuel, et inapte à être hypostasié, puisqu'il suppose deux termes et un critère de comparaison, qui peut être insignifiant et n'a aucun sens en dehors d'un certain contexte. De deux frères, l'un est droitier et l'autre gaucher, et hop ! Ça fait une différence. Est-elle décisive, je vous le demande ? Ça dépend de chaque histoire individuelle.

La notion n'en est pas moins capitale : ainsi la linguistique moderne n'a pu naître que lorsqu’a émergé, grâce à Saussure et à d'autres, la notion de « phonème », qu'il faut distinguer du son lui-même (ce qu'ont oublié des compositeurs pourtant avisés qui, comme Berio, ont cru travailler sur des phonèmes de Joyce en manipulant électroniquement un enregistrement de quelques lignes d'Ulysse). Cette notion établit qu'une langue n'est qu'un système de différences, qui se jouent par paire d'oppositions pertinentes à l'intérieur du système phonologique propre à chaque langue, ces différences et oppositions n'ayant aucune importance en dehors de ce système. Ainsi, en français, vous pouvez prononcer le « r » du verbe... "prononcer" de quinze façons différentes, on comprendra "prononcer", tant que cela n'entre pas dans une paire de traits distinctifs pertinents.

Quand j'étais au collège, existaient encore (existent-elles toujours ?) les questions absurdes, comme leurs réponses devaient l'être aussi, sur le thème : quelle est la différence entre A et B. Je pique au site demotivateur.fr quelques blagues pour écoliers oubliées depuis longtemps : 

« Blague n°6 : Quelle est la différence entre un enfant qui fait des bêtises et un sapin de Noël ?

Aucune ! Les deux se font enguirlander.

Blague n°7 : Quelle est la différence entre un cendrier et une théière ?

Le cendrier c'est pour des cendres, la théière c'est pour mon thé...

Blague n°22 : Quelle est la différence entre un voleur et une chauve-souris ?

Aucune, ils dorment tous les deux le jour et volent la nuit. »

Et sur un autre site, une blague plus culturelle :

« Quelle est la différence entre Paris, Virginie et l'ours blanc ? Aucune, parce que Paris est métropole, Virginie aimait trop Paul, et l'ours blanc est maître au pôle. »

Ce n'est pas drôle, et pourtant c'est drôle. Et ça l'est surtout quand la réponse est : aucune différence. Il n'y a en effet, littéralement, pas de différence entre Paris et un ours blanc... je veux dire une différence qui puisse s'abstraire du contexte de comparaison et s'hypostasier. D'où ma surprise, et parfois ma crainte (crainte qu'on ne se mette à délirer) quand on en fait trop sur le thème de la différence, que l'on stigmatise celle-ci ou qu'on la vénère, voire qu'on s'en revête comme d'un motif de fierté.

Le mot « différence » en France est apparu en 2006 dans un emploi idéologique à propos d'une différence incontournable (la preuve étant la difficulté qu'il y a à s'en passer), qui est la différence sexuelle, lorsque Mariella Righini publiait son ouvrage féministe  Écoute ma différence. En dehors de cela, c'est un critère stupide.

Sigmund Freud, un des hommes les plus intelligents qui aient existé, a très bien raconté, dans son livre Das Unbehagen in der Kultur (en traduction française Malaise dans la civilisation), l'usage que l'agressivité humaine fait de ce qu'il appelle les « petites différences ». Je cite en traduction :

« Il est toujours possible d'unir les uns aux autres par les liens de l'amour une plus grande masse d'hommes, à la seule condition qu'il en reste d'autres en dehors d'elle pour recevoir les coups. Je me suis occupé jadis de ce phénomène que justement les communautés voisines et même apparentées se combattent et se raillent réciproquement ; par exemple Espagnols et Portugais, Allemands du Nord et du Sud, Anglais et Écossais, etc. Je l'ai appelé “narcissisme des petites différences” (en allemand : « Narzißmus der kleinen Differenzen »), nom qui ne contribue guère à l'éclairer. Or, on y constate une satisfaction commode et relativement inoffensive de l'instinct agressif, par laquelle la cohésion de la communauté est rendue plus facile à ses membres. Le peuple juif, du fait de sa dissémination en tous lieux, a dignement servi, de ce point de vue, la culture des peuples qui l'hébergeaient. »

C'était publié en 1930, et le triomphe du nazisme un peu plus tard a donné à Freud (amené à quitter l'Autriche en 1938) plus raison encore qu'il ne croyait. La chosification de la différence m'inquiète toujours, bien ou mal intentionnée.

Lorsque, chargé de cours à l'Université Paris III, avec le libre choix (quel bonheur !) de mes sujets, j'entreprenais de traiter durant un semestre les questions de valeurs morales dans les films, je me servais souvent de Seven, de David Fincher, 1995 (je sais que la coutume est d'écrire le titre : Se7en, mais écrire des logos me dérange). Je commençais par montrer les premières scènes entre Morgan Freeman et Brad Pitt, et ma question était : « Sur quoi se jouent à votre avis ces premières scènes ». En général, la réaction des étudiants était : il s'agit d'un Noir et d'un Blanc. Alors, je répondais : étudiez le scénario et suivez les dialogues, vous ne trouverez aucune mention de cette supposée différence. Freeman joue Somerset, un vieux flic cultivé et désabusé, mais scrupuleux, au bord de la retraite, et Pitt joue Mills, un jeune flic impulsif et inculte, mais humain et attentif. C'est le côté « buddy movie » de ce film fascinant, par ailleurs effroyable et même repoussant, réalisé d'ailleurs avec brio. Cette constatation que je faisais, qu'une partie du cinéma américain avait déjà commencé à jouer sur un registre « post-racial », cela contrairement au cinéma français, m'a amené à écrire en 2003, dans le mensuel Positif, un article intitulé « Le cinéma est-il racialiste ». Cet article n'a pas fait événement à l'époque, alors qu'il était un des rares à aborder le sujet, mais voyez : cette question qu'on croyait en voie d'être réglée nous revient aujourd'hui en boomerang - ce qui justifie pleinement l'entreprise critique d'un Jordan Peele, dont j'ai beaucoup admiré le film de 2017 Get out (voir mon blog Entre deux images n°87). Ce retour a pris la forme d'une contestation, par celles et ceux qui s'estiment, à juste titre parfois, racisé.es, du droit qu'auraient les bien-pensants non-racisés à les déracialiser. Or qu'est-ce que « raciser », sinon se bloquer sur une « différence » ? Il nous faudra d'autres films comme ceux de Peele et surtout, de bonnes discussions sans anathèmes ni surexcitation autour de ces films, pour avancer dans le problème.

La différence est une question qui m'a également tracassé autour de la musique que je pratique, à savoir la musique concrète. Est-ce une musique « autre » ? Faut-il la revendiquer comme telle ?  J'avais même écrit, à l'occasion de son 50ème anniversaire, un texte auquel j'avais donné comme titre « la non-différente musique ». En voici des extraits :

« Que fête-t-on exactement, en 1998 ? Quel nouvel anniversaire vient ponctuer la vie musicale, qui de nos jours s’en nourrit beaucoup ?

Un anniversaire pour une fois pas seulement commémoratif, et pour une fois au service du futur : celui de la musique conçue et réalisée sur support, cette musique que Pierre Schaeffer, qui l’inventa à Paris en 1948, baptisa “musique concrète”.

D’emblée Schaeffer - et c’est pourquoi, malgré le grand nombre de tentatives similaires contemporaines et parfois antérieures dans le même domaine, c’est bien lui l’inventeur du genre - avait saisi et affirmé l’essentiel. Il ne s’agissait pas spécialement d’une musique dont les sources étaient différentes de toutes les autres (on pouvait la faire et il la fit aussi bien avec des sons de piano ou de flûte qu’avec la voix parlée ou avec des sons de chemins de fer), et il ne s’agissait pas non plus d’une musique dont le “langage” serait basé sur une position de refus et d’exclusion à l’égard des critères de la musique traditionnelle, donc qui se définirait entièrement par rapport à cette dernière : c’est pourquoi on trouve dans les premières œuvres de Schaeffer et Henry des gammes et des mélodies. De quoi s’agissait-il alors? D’une musique construite directement sur et pour le support d’enregistrement, “sans le secours d’une notation musicale ordinaire”, comme disait Schaeffer - ce qui change autant de choses par rapport à la musique traditionnelle que le cinéma par rapport aux arts de représentation en direct comme le théâtre et l’opéra.

Pour des raisons complexes (je renvoie notamment à mon ouvrage, L’Art des sons fixés, Metamkine / Nota Bene, 1991), le terme de “musique concrète” fut abandonné provisoirement vers la fin des années 50, cependant que le même genre, exactement, se continuait, se développait et se diversifiait sous différentes appellations, dont aucune ne s’est encore imposée internationalement: musique électroacoustique, musique acousmatique (proposé par François Bayle en 1973), etc... En 1988, j’ai proposé de revenir à l’expression de musique concrète dans son sens initial (à savoir, musique sur support, quelles que soient la source et les techniques employées) et, en 1997, j’ai lancé une campagne de signatures pour manifester avec d’autres compositeurs notre souci de voir un jour réunifiées sous un terme commun des musiques dont le principe de réalisation est le même, quelle que soit la diversité des appareils et des esthétiques.

Pour le compositeur de musique concrète, le support de fixation, quel qu’il soit aujourd’hui (mémoire d’ordinateur, disque CD, bande magnétique, etc...) est pour le peintre comme la toile ou le support. A partir de là, et sur la base de la définition schaefférienne, la plus ouverte qui soit, on voit qu’une palette gigantesque de possibilités et de directions s’offre au compositeur “concret”. Notamment, un son peut ou peut ne pas être “figuratif”, son organisation peut obéir partiellement ou pas du tout à un système existant - musical, linguistique, etc. , peu importe - ou plutôt, son appartenance au genre concret n’en est pas pour autant remise en cause. Le caractère concret vient du principe même de la fixation et des conséquences qu’il entraîne. Je me suis donc toujours opposé, dans mes écrits ou ma participation à des jurys, à ce qu’on instaure des critères esthétiques discriminants à l’intérieur de la musique concrète/acousmatique, et qu’on déclare que telle musique est “plus ou moins” acousmatique ou concrète, introduisant par là des catégories, des sous-genres - pour moi souvent marqués par une hiérarchie sous-jacente - par exemple, entre ce qui serait une musique concrète figurative, narrative, anecdotique, et de l’autre une musique concrète prétendue “pure”, sans référence. En cela, d’ailleurs, je me sépare de la position que Schaeffer adopta dans les années 60-70.

Pourquoi, m’a-t-on souvent dit, puisque vous refusez toute barrière à l’intérieur de ce que vous même considérez comme un genre uni, défendez-vous par ailleurs l’idée qu’il existerait une spécificité de la musique sur support par rapport à d‘autres qui lui ressemblent fort, en apparence, et sont d’ailleurs pratiquées par les mêmes et jouées dans les mêmes concerts ? Je veux parler d’une part des musiques pour instruments et son fixé sur support (dites souvent “mixtes”) et d’autre part, des musiques, dites “live électronique”, ou “à dispositif” dans lesquelles le son, issu d’une source actionnée en direct, est transformé.

Si je tiens à cette distinction entre ces genres (contrairement à d’autres, qui prêchent ou prophétisent sa disparition), c’est pour deux raisons : d’une part, le principe n’est effectivement pas le même. Mais comme le principe fondateur de la musique concrète, à savoir la “fixation” des sons est, à cause de sa simplicité même, plus difficile à percevoir dans sa nouveauté radicale que pour d’autres musiques, cette nouveauté se trouve facilement méconnue, et la musique qui se fonde sur elle, niée et refoulée (...)

Naturellement, c’est derrière le soi-disant goût du public qu’hypocritement on se réfugie pour motiver cette exclusion. en alléguant que pour lui, écouter par haut-parleur est “difficile”, - sic. En réalité, ce sont des préjugés propres, non au public, mais à toute une partie du milieu musical. »

Pardon pour la longueur de ma citation, d'un texte qui a plus de 26 ans d'âge. Mais bienvenu sera le moment où cette non-différente musique (non-différente, mais avec sa spécificité) cessera enfin d'être « autre », pour être prise pour ce qu'elle est.