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ENTRE DEUX IMAGES n°87
26 janvier 2020
QUESTIONS POSÉES PAR DES FILMS
Scorsese / Asano / Garfield / Gibson / Shinoda / Endo / Jésus / Malick / Kazantzákis / Lautréamont / Sade / Prévert / Polanski / Goethe / Schrader / Boyle / Welsh / Tarantino / Ladj Ly / Peele / Obama / Kaluuya
« No one should interfere with another man's spirit. » Ce n'est pas une vérité absolue, ou un ordre, c'est jusque ce que dit en anglais, dans le film de Scorsese Silence, 2016, l'interprète japonais (Tanadobu Asano) au père jésuite Rodrigues, joué par Andrew Garfield (qui, coïncidence, joue déjà un croyant adventiste ardent de vivre la foi qu'il professe et qui paie pour cela le prix fort, en refusant de porter les armes dans le beau Tu ne tueras point / Hacksaw Ridge, tourné la même année par Mel Gibson).
Le film de Scorsese, qui m'a beaucoup fait réfléchir sur l'esprit convertisseur et prosélyte et ses ravages, est adapté d'un roman (porté une première fois à l'écran au Japon par Masahiro Shinoda) de Shusaku Endo, dont je n'ai lu que Le Fleuve Sacré et dont j'ignorais qu'il était lui-même chrétien. Le roman et le film racontent, en s'inspirant de faits historiques avérés, l'itinéraire de deux jésuites portugais qui, à une époque de persécution, sont sommés d'abjurer leur foi, en foulant aux pieds l'image du Christ. Un sujet tout à fait différent, je trouve, du poignant Hidden Life, de Malick, sorti en 2019, malgré les ressemblances superficielles.
Silence a été fait avec la même simplicité directe que l'autre film religieux de Scorsese, La dernière Tentation du Christ, inspiré par un roman de Kazantzákis, et qui était sorti en France en 1988 dans un contexte houleux (il y a eu plusieurs attentats, qui ont causé des blessés et un mort) sous prétexte qu'il aurait été blasphématoire. Je n'y ai vu qu'une profonde humanité, un amour réel pour la figure du Christ tourmenté, mais l'œuvre aurait-elle eu de quoi choquer les Chrétiens, qu'il n'y avait pas d'excuse à tenter de l'interdire par des moyens criminels ou autres. Je ne reconnais pas la notion de blasphème, car je ne crois pas en un Dieu caché qui s'offusquerait de ce qu'on le moque, qu'on le nie, qu'on le caricature. Mais le droit à faire ce que certains considèrent comme blasphème doit être absolu, dans les limites où ce qui peut choquer n'est pas imposé dans l'espace public en grand format, comme ces bâches couvrant les bâtiments publics en cours de restauration, et que des marques comme Balmain, Samsung, Apple, etc.. utilisent comme supports de publicités géantes. Ceux qui sont blessés peuvent très bien éviter de lire les livres, d'entendre les propos ou de regarder les images qui les peinent. Sans quoi, il faudrait chasser des bibliothèques Lautréamont, Sade, et même le mécréant Jacques Prévert !
En revanche, j'ai trouvé inhumain, lors de l'assassinat de l'équipe de Charlie Hebdo il y a cinq ans (voir mon blog n°9 de janvier 2015) que certains journalistes aillent embêter des musulmans en leur mettant les dessins sous les yeux, et en leur demandant s'ils en étaient choqués. Evidemment que certains l'étaient !
La démangeaison d'interdire s'est manifestée récemment, on le sait, à propos du film J'accuse dont non le propos, mais le réalisateur (Polanski) était en cause, à moins de voir de façon délirante dans J'accuse un film à clés sur la criminalité sexuelle. Heureusement, il n'y a pas eu de violences analogues à celles de 1988, mais des projections ont été annulées, d'autres empêchées, et des graffitis ignominieux tagués sur l'entrée de cinémas indépendants qui sont, en France, des temples de la liberté : celle de voir toutes sortes de films, justement, faits, écrits, produits par des gens dont on ne va pas à chaque fois vérifier la moralité personnelle.
Curieusement, on pose moins la question dans le sens inverse : un film peut être réalisé par des gens honorables tout en véhiculant des idées dangereuses ou en produisant des effets inattendus. Lorsqu'il publia en 1774 la première version de son roman Les souffrances du jeune Werther, Goethe n'avait pas l'intention de déclencher une vague de suicides inspirés par celui que commet son héros malheureux ; lorsqu'il réalisa deux siècles et deux ans plus tard Taxi Driver sur un scénario de Paul Schrader, Scorsese ne s'attendait pas à ce que son héros visiblement dérangé, Travis Bickle, suscite des identifications, et à ce que la scène du massacre final déclenche dans certaines salles des applaudissements.
Lorsque j'étais PAST à mi-temps à Paris III, j'ai utilisé la précieuse liberté qui m'était laissée de définir mes sujets d'enseignement pour proposer une unité de valeur sur cinéma et morale. Sujet qu'on ne fait souvent qu'effleurer.
Il est facile d'observer que des films écrits et réalisés avec de bonnes intentions claires ont favorisé des vocations de tueurs et de psychopathes (voir mon blog n°72). Je proposai entre autres de reprendre une distinction que j'avais trouvée dans l'expérience et le discours de psychanalystes : celle entre la dangerosité et la méchanceté. Les films qui montrent des gens qui conduisent très vite ou qui se droguent durement sans conséquence fatale ne sont pas méchants, mais ils sont peut-être dangereux. Plus que ceux qui mettent les pieds dans le plat, et, comme le premier Trainspotting, réalisé par Danny Boyle d'après Irvine Welsh, font voir aussi un bébé qui meurt de ce que les héros ont oublié de s'en occuper - cela contrairement à Pulp Fiction, dont je parle dans le blog 46. Je ne serai pas hostile à ce qu'on fasse précéder ces œuvres d'avertissements (du type don't-try-this-at-home), comme ceux qui annonçaient en 2000, sur la chaîne MTV, les paris stupides de Jackass.
LES PERSONNAGES D'UN FILM PEUVENT-ILS ÊTRE DÉDOUANÉS DE LEUR BÊTISE ?
Un cas spécial me paraît posé par certains films que je trouve jésuitiques, dans la mesure où ils excluent certains de leurs personnages de la question de toute responsabilité. Dans Les Misérables, de Ladj Ly, il me semble par exemple que le scénario n'est pas honnête, puisqu'il implique que deux des personnages principaux, ceux dont les actions sont la source de toutes les autres péripéties et notamment de l'émeute finale, soient des imbéciles inconscients de ce qu'ils font : l'un nommé Buzz (qualifié d' « ado » dans le résumé de Wikipedia, mais il a l'air plus jeune sur l'écran) en filmant indistinctement toute la cité avec son super-drone de qualité 4 K sans s'occuper de ce qu'il capte ; l'autre nommé Issa, en volant leur lionceau aux Gitans du cirque Zeffirelli. Lesquels Gitans, des adultes, sont montrés d'ailleurs comme des abrutis incapables de dire quelque chose calmement et clairement, par exemple de préciser que « Johnny » n'est pas une personne, mais le nom de leur animal (je me demande ce que j'en penserais si j'étais Gitan – et par ailleurs la scène du jeune garçon enfermé en représailles dans la cage du grand lion est ignoble).
Rien ne m'autorise certes à qualifier les jeunes personnages de Buzz et d'Issa – à distinguer de leurs interprètes - d'imbéciles, mais je remarque toutefois qu'il ne leur est donné dans le film aucune scène leur laissant tenir et revendiquer un discours, les faisant sujets de leurs actes. Un enfant ou un « jeune » ne sont pas supposés être « infantiles » ; or ici, ils sont à la lettre infantilisés par le scénario, alors que l'argument de ce film, sa fiction ne tiendraient pas si on leur donnait, à eux aussi, quelque chose à dire.
C'est ce que je ne trouve pas dans un film comme le remarquable Get Out, que je viens seulement de voir plus de deux ans après sa sortie, et qui adopte la forme d'un apologue et d'un film de genre pour aborder la question d'un possible post-racialisme après les deux mandats de Barack Obama : dans Get Out, aucun des personnages, jeune ou moins jeune, agressif ou bien intentionné, n'est supposé être bête. C'est la situation, l'histoire, les préjugés, et le choix moral – même, pour certains, leur choix de renoncer à l'intelligence - qui guident les personnages et les font responsables. Comme son personnage de photographe très bien interprété par Daniel Kaluuya, Jordan Peele (dont je n'ai pas encore vu le film suivant, Us) a visiblement oublié d'être bête lui-même.