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ENTRE DEUX IMAGES n°46

13 novembre 2016

HOMMAGE À TERRY GILLIAM

Gilliam / Helmond / Vaughan / Dick / Jones / Paquot / Pryce / Plummer / Williams / Bridges / Depp / Burton / del Toro / Tarantino / Landis / Marker / Pitt / Sarkozy / Valls / Trump / Samson / Le Pen / Chirac / Juppé / Collon / Lethem / Jackson

Il n'y a aucune raison d'actualité de parler de Terry Gilliam ; simplement, lancé dans une nouvelle pièce musicale qui risque de divaguer et de devenir un labyrinthe pour moi-même, je revisionne par un heureux hasard, en vue d'une de mes séances du jeudi au vidéoclub parisien Vidéosphère, des scènes de Time Bandits, et j'y retrouve le plaisir mêlé de gratitude que j'ai ressenti en 1982 à la sortie française de ce film, et par la suite, devant la plupart de ceux qu'il a directement réalisés.

Ici, l'on voit la femme de l'ogre (Katherine Helmond) et son ogre (Peter Vaughan), s'entretenir sur ce qu'ils vont faire du contenu d'un gros filet de pêches où il a attrapé une troupe de nains, plus un petit garçon. On sent que ces deux-là s'aiment, qu'ils rient ensemble, et que cela doit être quelque chose de bien de les avoir pour parents ; d'ailleurs, il me semble que beaucoup des films de Terry Gilliam - ancien des Monty Python, mais né aux USA - tournent autour de cela : rêver de ses parents, de ce qu'ils pourraient être, du plaisir alors de se sentir justifié d'exister, fût-on l'enfant d'une ogre et de son ogresse, pourvu que ceux-ci s'aiment ou en tout cas se réjouissent d'avoir enfanté.

Gratitude, disais-je, car voir un film de Terry Gilliam, c'est trouver quelqu'un qui prend en charge à travers ses angoisses beaucoup des nôtres, leur donne forme et humanité, et permet de les habiter d'humour. C'est pour la même raison que j'éprouve de la reconnaissance, et pas seulement de l'admiration, pour les romans de Philip K. Dick, dont je reparle plus loin. Qu'il s'agisse d'Ubik, ou de Glissement de temps sur Mars (Martian Time Slip), Dick y rend souvent justice à des états "misérables", ceux-là même où on se sent insuffisant, minable, dépité, des états qu'il raconte comme aussi dignes d'intérêt que n'importe quoi d'autre. Et il le fait sans farder la réalité, mais avec une compassion naturelle.

Quand j'ai des doutes, que je n'ose pas et que je crains d'exagérer, ce qui m'arrive souvent, je devrais penser plus souvent à Terry Gilliam et revoir une scène d'un de ses films. Il faudrait se dire : Terry Gilliam n'a pas eu peur de ses idées, il ne faut pas avoir peur des miennes. Du coup, dans une séquence de ma quatrième symphonie sur laquelle je travaillais, j'ai aperçu une direction burlesque possible, et je n'ai plus besoin d'hésiter à la prendre ; un mouvement de cette pièce sera donc probablement burlesque.

FOLIE, COLÈRE ET BONTÉ

Avec le film donc dont j'ai commencé par parler, Bandits Bandits (titre français de Time Bandits), le second long-métrage de Gilliam qu'il a dirigé sous son seul nom après Jabberwocky (il avait co-dirigé avec Terry Jones Monty Python and the Holy Grail), j'ai eu il y a 35 ans le double plaisir de le voir en projection et ensuite de publier immédiatement un article chaleureux qui avait des chances de tomber sous les yeux du réalisateur, puisqu'il parut dans les Cahiers du Cinéma (n°336), où j'écrivais alors comme critique, non pas jeune - j'avais 35 ans, précisément - mais débutant. Claudine Paquot, la secrétaire de rédaction des Cahiers à cette époque, m'a dit quelques jours plus tard que de passage à Paris, Gilliam avait cherché à me contacter par téléphone au Journal, mais je l'ai su trop tard et ainsi, je ne l'ai pas rencontré mais j'ai failli.

Pourtant, lorsque j'ai vu en projection son film suivant Brazil, 1985, j'ai écrit un papier plutôt réticent et sec (Cahiers n° 369). J'ai revu l'œuvre depuis plusieurs fois, et tout en prenant acte qu'elle est devenue "culte" auprès du jeune public des années 80 et même qu'elle a gardé sa réputation, c'est toujours une de celles que j'aime le moins. Il y a une bonté que je sens moins, le personnage de la mère me semble grinçant, notamment son côté "vieille peau", l'acteur principal Jonathan Pryce est ennuyeux dans le rôle principal, et le caractère décoratif envahissant. Peut-être je me trompe, tant pis. J'aime énormément en revanche The Fisher King de 1991, où la peur de la mort imminente qui peut surgir à tout moment sous la forme d'un Chevalier Rouge, trouant la fragile membrane de l'instant présent - pour représenter cela, le cinéma offre des possibilités toutes spéciales - s'articule à la tendresse et au bonheur d'exister. Amanda Plummer, Robin Williams, Jeff Bridges qui s'ingénie à "marier" les deux précédents, trop timides, y sont formidables. Gilliam inspire souvent ses acteurs. Fear and Loathing in Las Vegas, 1998 (en France : Las Vegas Parano), est un des films où Johnny Depp - un comédien souvent pour moi mécanique et sans rythme, notamment chez Tim Burton ou dans Pirates des Caraïbes - joue vraiment bien, avec comme génial partenaire, pour l'inspirer et lui donner le tempo, Benicio del Toro. J'aime même un film très décrié parce que jugé malsain, Tideland, 2005, où une fillette coexiste avec son père mort par overdose et en voie de décomposition sous ses yeux, en fuyant dans un univers imaginaire. Le film certes dit que le monde n'est pas en principe gai. Contrairement à Pulp Fiction - véritable conte de fées dans lequel Tarantino fait croire qu'on peut réchapper d'une overdose (ici, de l'héroïne sniffée comme si c'était de la cocaïne) avec une simple piqûre d'adrénaline faite au petit bonheur par n'importe qui, et se réveiller toute fraîche telle l'héroïne de la Belle au bois dormant - la drogue dure y est aussi dangereuse qu'elle l'est dans la réalité. Il est vrai qu'il y a sur Internet des échanges et des débats que je trouve instructifs sur l'aspect réel des dangers de ces drogues, en référence au film de Tarantino. Je ne vois donc pas pourquoi l'on ne s'indigne pas plus contre Pulp Fiction que contre Tideland.

Certes, on pourrait aussi s'insurger contre des films que j'aime beaucoup plus, tels que les Blues Brothers, où l'on voit des cascades de voitures en série et des excès de vitesse avec le minimum de pertes humaines et de blessure - un véritable encouragement à foncer à toute allure sur les autoroutes. Là encore, on pourrait parler beaucoup plus, sans moralisme, de l'importance de ne pas copier ces comportements dans le monde réel.

Les films de Gilliam ne sont pas gentils, on sent souvent que c'est un homme très en colère, mais c'est comme si sa colère, en explosant, se dispersait en éclats de bonté et de vitalité. Sa version de l'histoire imaginée par Marker (dans La Jetée, 1963) sous le titre Twelve Monkeys, 1995, est remarquable ; elle montre bien que quelqu'un qui voyagerait dans le temps deviendrait assez vite fou (ce qui est d'ailleurs suggéré dans le chef-d'œuvre de Chris Marker). C'est par ailleurs peut-être le premier film où le talent d'acteur de Brad Pitt - jusque-là surtout utilisé comme une belle gueule - s'affirme et "casse son image" (je ne mésestime pas Seven, sorti la même année, mais Pitt y est distribué dans un rôle plus attendu).

DOUBLE RATION DE SARKOZY ? UNE PISTE POUR L’ÉVITER

A propos de folie, voici une chose qui n'est pas prise dans la fiction, mais dans une réalité qui tournera au mauvais rêve si l'on n'agit pas non pour faire taire le délirant, mais en tout cas limiter son audience et l'impact de ses idées : le gag de la "double ration de frites". Pour justifier une mesure figurant dans son livre-programme et que je trouve absurde, humiliante, discriminante et propre à créer de la violence inutile (il s'agirait de faire interdire dans les cantines scolaires les menus de substitution ne comportant pas de porc), Sarkozy, lors d'un meeting à Neuilly, a en effet dit textuellement (visible sur BFMTV, et reproduit dans le Canard Enchaîné) :

"Si un élève vient d'une famille où on ne mange pas de porc, eh bien le jour à la cantine où il y a des frites et une tranche de jambon, le petit ne prend pas de tranche de jambon et prendra une double ration de frites. C'est ça la République."

Outre la logique burlesque d'une "double ration de frites" sauvant le Pacte républicain (et destinée à éviter qu'on ne voie dans Sarkozy un affameur de petits Musulmans), et en dehors du caractère peu orthodoxe du conseil sur le plan diététique, voilà qui va pacifier et simplifier la vie commune. Cette mesure de supprimer les menus de substitution ne serait-elle que mise en discussion pour être généralisée au niveau national, qu'elle créerait déjà des ravages.

De sixième en première, j'ai été élève dans un lycée d'une ville ouvrière, dont les enseignants étaient des laïques convaincus et engagés. Le vendredi à la cantine, par respect pour la tradition catholique, il y avait du poisson et personne ne s'en formalisait. Les femmes de la génération de ma mère se mettaient souvent un fichu sur la tête, qu'on n'appelait pas voile, et pas seulement à l'église.

Sarkozy - qui, par des mots provocateurs, a déjà voulu toucher à l'équilibre longuement pesé de la loi de 1905 sur la laïcité - ne peut toujours pas s'empêcher de toucher à des sujets dangereux et qu'il n'aborde que partiellement. Sait-il, ou tait-il qu'en raison de son histoire propre (ayant été annexée deux fois par l'Allemagne, d'où les "malgré-nous" pendant la 2e guerre mondiale), l'Alsace-Moselle continue d'être placée sous le régime exceptionnel du Concordat, un régime qui fait que les curés, pasteurs et rabbins sont payés par l’État ? Il serait donc logique que dans son intransigeance "républicaine", Sarkozy préconise la suppression de cette situation. Mais le défenseur de l'identité chrétienne et gauloise se garde de soulever ce problème, qui ne manquerait pas de déclencher une fronde. Donc, tant qu'on n'aura pas aboli le régime concordataire de l'Alsace-Moselle, qu'on laisse à ceux qui ne mangent pas de porc leurs menus de substitution et qu'on minimise les inconvénients pratiques que ces exceptions seraient censées créer (ce fut en effet l'argument du maire de Châlons-sur-Saône, quand il a imposé le porc dans sa ville). Qu'on laisse aussi les gens, des deux genres, se baigner le corps tout recouvert avec le visage visible.

Quant à moi, si je comprends les sentiments hostiles de certains de mes amis alsaciens envers le maintien du Concordat, je pense qu'il ne faut pas y toucher non plus, si incohérent qu'il paraisse ; c'est une trace de l'histoire, qu'on la garde... en tout cas pour le moment. Mais du coup, que l'on n'embête pas les Musulmans sur leurs tabous alimentaires. Quant à l'interdiction suggérée par Sarkozy pour les femmes de se couvrir les cheveux à l'Université (une mesure que Manuel Valls a également envisagée et heureusement abandonnée), c'est une idée que je trouve désastreuse.

En attendant, le démagogue qui a été président de la France entre 2007 et 2012 se sent des démangeaisons de Samson voulant ébranler les colonnes du Temple. Mais ce temple c'est la société française, et beaucoup de gens sont dessous. Ce qui menace d'avoir lieu en mai 2017 - encore plus depuis l'élection de Trump - c'est l'élection de Marine Le Pen, ou à défaut celle de Sarkozy contre elle (mais après que celui-ci ait, par sa surenchère, fait progresser le pourcentage de sa concurrente, de même qu'en 2002 Chirac a fait monter, en même temps que sa popularité, celle de Le Pen père par sa campagne agressivement "sécuritaire"). C'est pourquoi, faisant des nuances entre un Sarkozy et un Juppé, par exemple, je pense que nous avons un moyen d'empêcher l'homme à la double ration de frites d'accéder à nouveau à la tribune d'une campagne pour l'élection présidentielle, et d'y produire son effet habituel : faire monter la folie ambiante. Et je renvoie à mon Blog n°43.

CAGES SUSPENDUES

Mauvais rêve, disais-je... Ce monde n'est peut-être pas le bon. Ça me fait forcément penser à la perception gnostique du monde telle que Dick la développe dans son Exégèse, issue notamment de son expérience mystique de mars 1974 : le tome premier, traduit par Hélène Collon d'après un choix de textes fait par Jonathan Lethem et Pamela Jackson, vient de paraître en français chez Nouveaux Millénaires (éditer l'intégralité aurait été trop cher et invendable). Édition et traduction sont un beau travail. Ce n'est pas une lecture facile mais elle est souvent passionnante, même si je recommande aux non-dickiens d'avoir lu ou de lire parallèlement les romans dont il y parle comme Ubik ou Le Dieu venu du Centaure (The Three Stigmata of Palmer Eldrich), deux chefs-d'œuvre. Il y est question du temps orthogonal, un temps non pas parallèle, mais perpendiculaire au nôtre dont je l'avais entendu parler à Metz lors de la fameuse conférence de 1977 ; et aussi de la "prison de fer noir" à laquelle il compare notre monde.

Dans mon blog n°42, j'évoquais à propos de mes Dix études de musique concrète les "cages suspendues dans le vide" de Time Bandits, qui m'ont inspiré certaines des pièces qui les composent. On les voit ci-dessous. Il est tout de même important de rappeler que dans le film de Gilliam, les personnages arrivent à en sortir.