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ENTRE DEUX IMAGES n°42

18 septembre 2016

ENTRE MARTHE ET MARIE

Malick / Kilcher / Chastain / Bale / Palmer / Roux / Denis / Moyal / Marchetti / Saint-Saëns / Gilliam / Schaeffer / Bach / Liszt / Stravinsky / Monk / Luc / Marthe / Marie / Jésus / Dolto / Fléchelle / della Francesca / Nolan


Cette image sexy, on ne l'attendait pas de Terrence Malick. A ce réalisateur très pudique, il a fallu, presque trente ans après son premier long-métrage, tourner son quatrième film, The New World, pour qu'il se décide à mettre au centre de son cinéma, non un tueur (Badlands), un couple ambigu flanqué d'une petite sœur (Days of Heaven), ou des soldats américains en opération dans la Guerre du Pacifique (The Thin Red Line), mais une jeune femme qui danse, la célèbre Pocahontas jouée par Q'Orianka Kilcher. Depuis, c'est comme si Malick ne pouvait plus s'arrêter de faire danser sa caméra, et le monde, et le soleil, autour de femmes en mouvement, et je ne m'en plains pas. C'est la Mère jouée par Jessica Chastain dans Tree of Life. À partir du sixième film, To the wonder cette femme se fait carrément à la fois chatte, érotique et enfantine, et même au début - dans la séquence de l'Eurostar - à quatre pattes (comme dit l'expression française, regrettablement bestialisante et péjorative). Dans Knight of Cups, découvert au Festival de Berlin l'année dernière comme un tourbillon, et que je peux maintenant revoir sur DVD, cette polarisation autour de femmes qui bougent m'a frappé à nouveau. Ainsi, lors de cette séquence étrange du bar de pole dancers, on éprouve quelque chose de sacré dans les échanges entre Christian Bale et la danseuse jouée par Teresa Palmer, une véritable proximité (alors que souvent Malick fait déambuler des personnages souffrant, leurs voix dites "intérieures" qui les accompagnent murant leur solitude plutôt qu'ils ne la brisent).

RETOUR SUR "DIX ÉTUDES DE MUSIQUE CONCRÈTE"

Après l'album Michel Chion - Musiques concrètes 1970-71, et avant d'éditer, comme nous l'envisageons, certaines de mes pièces toutes nouvelles, Brocoli sort en novembre prochain, aux côtés du Quatuor de Sébastien Roux, un nouvel album centré sur une période précise : Musiques concrètes 1988-91. Il comprendra mes Dix études de musique concrète de 1988, inédites au disque, les Variations (déjà gravées par Jean-François Denis dans un album épuisé d'Empreintes Digitales), et en entier les Crayonnés ferroviaires, dont seul un bref extrait avait été édité dans la compilation L'Opéra concret.

Je tremble un peu (mais en un sens, cela m'assure que je conserve un rapport vivant avec ces œuvres) pour la première de ces trois pièces, puisqu'elle est en dix mouvements et qu'on risque d'y voir des parties séparées, à découper selon le pointillé indiqué par les "tracks". En fait, c'est une composition serrée en dix étapes, contrastant fortement avec une autre composition également en dix morceaux créée six ans plus tôt, et qui avait été appréciée et même presque trop vite adoptée comme exemple de musique concrète facile pour auditeurs débutants, La Ronde. J'étais content de cette Ronde, mais n'avais pas envie qu'elle crée une fausse image de mon travail. Marie-Noëlle Moyal et Lionel Marchetti ont d'ailleurs su l'entendre autrement, et par leur intuition repérer ce qui avait échappé à la plupart, comme la présence muette d'une femme, Lucienne, dont le silence jette une ombre sur tout le reste (je renvoie au beau texte de Moyal "Les tentations de Michel Chion", dans l'ensemble monographique édité par le GRM, collection Portraits Polychromes, et aux écrits de Lionel Marchetti). Je n'ai pas boudé le succès fait à cette œuvre, mais il me fallait dissiper le malentendu sur son apparence "easy listening". Le destin posthume de la musique de Saint-Saëns, trop souvent réduite à un Carnaval des Animaux pour les petits, alors qu'il a fait de si beaux concertos, m'a beaucoup donné à réfléchir. Avec les Etudes il me fallait, non pas déplaire pour déplaire, mais dévoiler une peu plaisante mais réelle nudité, celle de la forme. C'est pourquoi, autant La Ronde était colorée, peuplée (de cris, sifflotements, pétards, foule, insectes, oiseaux), autant j'ai fait les Dix études de musique concrète dépeuplées de tout cela - à peine une voix maugréante, la mienne, vient-elle y résonner, soulignant l'acoustique sèche et dure. Les espaces qui s'y succèdent sont soit des cages étriquées, soit des vides sans perspectives (comme dans une séquence d'un film de Terry Gilliam que j'aime beaucoup, Time Bandits, celle des cages suspendues dans le vide).

Cette œuvre a été ressentie logiquement comme "sèche" par des gens qui aimaient mes précédentes musiques, et ont craint de me voir glisser dans l'abstraction. Pas Pierre Schaeffer, qui, présent à la création, ne les trouvait, lui, pas assez... abstraites, et me dit : "Ce ne sont pas des Etudes, Michel". Il faut savoir que pour lui Étude signifiait "recherche systématique sur un critère de l'écoute réduite", alors que j'avais pensé au sens graphique, pictural du terme. C'était en même temps la pièce où je relançai délibérément le beau terme créé et abandonné assez vite par Schaeffer lui-même de "musique concrète" (la même année, je commençais les textes qui allaient constituer L'Art des sons fixés, publié en 1990 par Sono-Concept/Metamkine).

Mais à la création, les dix mouvements n'avaient que des numéros, et non, comme maintenant des titres, on pouvait n'y entendre qu'une suite informe. Or, il ne s'agit pas de suites au sens de Bach. D'ailleurs, c'est autre chose qu'une suite instrumentale, puisque ma pièce relève de la musique de sons fixés. Les silences entre les mouvements y aussi sont aussi précis, déterminés au dixième de seconde près que la durée d'un fondu au noir dans un film sonore. Sur cela, les Dix études de musique concrète sont une de mes pièces dont la composition me satisfait le plus. Insensiblement on y accède, par paliers et ruptures, à une sorte de chant incertain dans le dernier mouvement, chœur qui lui-même s'exaspère et se perd dans la stridence et - je suis peut-être seul à croire l'entendre - une sorte d'extase.

L'œuvre - dont tous les sons, à part une brève bouffée de rumeur urbaine, ont été créés, modelés, à son intention - combine ou oppose des couples d'opposés, en combinaisons renouvelées, et c'est le jeu variable de ces couples qui organise contrastes et unité :

  • temps "immédiatiste" (ce qu'on entend est donné comme le déroulé en temps réel d'un événement en soi, comme dans les mouvements 1 et 7), opposé au temps que j'appelle médiatiste, où les interruptions du support médiatisant les sons se font entendre (mouvements 2 ou 5) ;
  • sons sans hauteur précise, ceux que le solfège Schaefférien dit de masse complexe (par exemple les mouvements 1, 3, 8) contre ceux de hauteur précise, qu'il appelle toniques: notamment les mouvements 2, et 10, où précisément la hauteur du son se fait d'abord branlante, instable. Quand on entend en 10 un intervalle de quinte juste, il hésite à poser le pied, tandis que les sons de masse complexe sont eux, plus sûrs d'eux-mêmes, mieux profilés ;
  • oppositions entre rythmes réguliers et scandés (1, 10, le début de 8), et rythmes irréguliers, flottants (2, 4, 7) ;
  • oppositions entre deux types d'espace "interne", comme j'ai baptisé l'espace fixé sur le support dans la musique concrète: un espace étroit de petite pièce, de cagibi, où les sons sont à la fois confinés et dessinés (1, 3, 6, 8), et un espace large et noyé de réverbération où les sons tendent à se diluer (2, 4) ;
  • opposition entre l'évocation du sec et celle du mouillé, parfois confrontés dans le même mouvement (1). Le mouvement 7, "Fonte", est totalement mouillé, le mouvement 8 ("Ménage") qui suit, très sec, avant de muter vers le "mouillé". Officiellement, le sec et le mouillé n'appartiennent pas au vocabulaire agréé de l'analyse musicale, mais je ferai remarquer que l'alternance lié/détaché, dans la musique, revient souvent au même. Que d'eau, que d'eau, si l'on joue du piano d'une certaine façon (dans la 9e étude, je cite les Jeux d'eau à la Villa d'Este, de Liszt), et que de minéralité, chez Stravinsky ou dans le style de Thelonious Monk, si l'on en joue autrement.
  • opposition entre sons d'action (3, 6, 8) et son de "laisser aller", ou de laisser se faire (4, 7) : c'est là qu'intervient la dualité des deux sœurs Marthe et Marie, dont je parle plus loin.

Ces couples d'opposition se croisent au cours de l'œuvre, et les partenaires s'associent diversement, la précision de l'un luttant avec l'imprécision de l'autre : dans le mouvement 1, la masse du son est complexe mais le rythme régulier; dans le 2, elle est tonique mais la hauteur est flageolante, et le rythme déstructuré.

LE MÉNAGE ET LE JARDIN

Dans une scène du Nouveau Testament que j'aime beaucoup et qui ne figure que chez Luc, le Christ, qui s'est rendu chez deux sœurs, semble tancer Marthe, celle qui est active et qui s'énerve de ne pas être aidée pour le ménage, et louer sa sœur passive et adorante, Marie, qui reste à ses pieds et boit ses paroles. A la première, il répond : "Marthe, Marthe, pourquoi tu t'inquiètes tellement ?". J'ai vérifié dans l'original grec la répétition (lasse ? affectueuse ?), du prénom par le Christ, ce "Marthe, Marthe" qui donne un côté vivant (cet effet est rare, me semble-t-il, dans les Evangiles). Marthe, c'est l'activité, le faire, la sublimation anale, dirait Françoise Dolto, et Marie, la disponibilité dite passive et réceptive. Comme je les comprends toutes les deux ! Il me semble que chez tout artiste quel que soit son genre, il y a se complétant, mais pas toujours en paix l'une avec l'autre, une Marthe et une Marie.

En composant les Dix études en 1988, j'avais pensé très clairement à ma mère nourricière, Geneviève Fléchelle, à qui notre mère de naissance nous avait confiés en nourrice mon frère et moi pendant plusieurs années: nous l'appelions Tata, et nous vivions, mangions chez elle. Cette native de Wavignies, Oise, avait un côté Marthe, levée tôt pour briquer tout dans la maison, obsessionnelle de la propreté (ce que j'évoque dans le mouvement 8), et un côté Marie, adorateur, quand elle regardait les grosses fleurs de son petit jardin, des zinnias, de grandes marguerites, de belles roses.

SOUVENIR D'URBINO

La Marie de l'épisode que j'ai cité n'est bien sûr pas la Mère de Jésus. En voyage à Urbino, Anne-Marie et moi admirons la Madonna di Senigallia de Piero della Francesca, exposée dans la Galerie des Marches du Palais Ducal. On ne photographie pas une telle merveille. Ou plutôt, si, tout le monde la photographie, c'est autorisé à condition de ne pas utiliser de flash, et elle est protégée des doigts et des voleurs (car elle a déjà été volée, puis retrouvée) par un caisson transparent. Mais tous ceux qui la prennent en photo savent qu'il n'en restera rien dans l'appareil, les couleurs, les textures, la beauté. Vous pouvez néanmoins en trouver des reproductions bien définies sur Internet, notamment sur Wikipedia. Ci-dessous, je montre plutôt ce qu'il y a autour d'elle, et cela donne son échelle, si petite et si concrète (le support, c'est du carton transféré sur une sorte de bois épais de noyer). Sa beauté secrète et apparemment figée (la Vierge baisse les yeux, l'enfant Jésus, qui a le ventre rond de certains Bouddhas, porte au cou un collier de corail et regarde vers sa droite l'air sérieux), me fait monter les larmes aux yeux. De quoi cela vient-il ? D'un peu tout : il y a en tout cas la forme, si complexe et en même temps ressentie d'un seul coup.

Comme j'aimerais que ma musique, qui se déroule à travers le temps, commence par transpercer instantanément l'auditeur en une seconde, comme les personnages du film de Nolan Interstellar traversent les trous noirs. En même temps, cela fait partie du rêve propre à chaque art, d'échapper à ce qui le rive à sa nature physique. La sculpture rêve souvent d'évoquer le mouvement, le combat, la marche, la danse ; ma musique de faire ressentir et tressaillir une forme qu'elle est obligée d'exposer au fur et à mesure, ici tout au long d'une trentaine de minutes.