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ENTRE DEUX IMAGES n°43

2 octobre 2016

SPÉCIAL EXALTATION

Vidor / Davis / Cotten / Stahl / Tierney / Rapper / Aldrich / Mankiewicz / Steiner / Cutter / Huppert / Verhoeven / Rand / Van Hove / Cooper / Neal / Noetinger / Sarkozy / Juppé / Buisson / Shakespeare / Montebourg / Le Pen / Mélenchon / Cohn-Bendit / Jodorowsky père et fils / Burton / Kubrick / Ciment

Beyond the Forest, 1948 (en français La garce) est un film de King Vidor que je découvre avec beaucoup de plaisir chez Vidéosphère. Bette Davis y joue un personnage nommé Rosa Moline, une sorte de Madame Bovary criminelle, monstrueuse d'avidité et prête à tout, y compris au meurtre d'un ami, pour rejoindre son riche amant de Chicago, porter des manteaux de fourrure et échapper à la petite ville où elle a le sentiment de végéter comme épouse d'un médecin de famille (Joseph Cotten) perpétuellement absent. On y trouve aussi le thème de l'avortement provoqué intentionnellement par la mère à l'aide d'un accident, comme trois ans plus tôt dans Leave her to Heaven (Péché mortel), le fameux mélodrame en couleurs réalisé par John Stahl dans lequel Gene Tierney se débarrasse de la "little beast" en train de grossir dans son sein en se jetant dans un escalier. Mais Rosa Moline - puisqu'elle répète souvent son propre nom, tel un mantra - ne perd rien pour attendre, et, puisque nous sommes au cinéma, la justice immanente, celle-là même qu'on attendrait en vain dans notre réalité, se met en branle : les trente dernières minutes du film de Vidor sont donc un interminable chemin de croix expiatoire, et l'on raconte que Bette Davis, dont le personnage souffre d'une péritonite déclenchée par sa fausse couche provoquée, n'en pouvait plus d'avoir à supporter son maquillage de mourante en pleine transpiration devant la caméra, à devoir boire des litres d'eau, puis à se traîner jusqu'au train qui pourrait l'amener à la ville et qu'elle ne reprendra jamais, et qui part sans elle, la laissant à terre, guenille morte. Le film fut jugé outrancier à sa sortie. Dans ses Mémoires A Tree is a Tree, Vidor n'en cite que le titre, mais l'œuvre ne manque pas d'allure. Le premier séjour de Rosa à Chicago, où tous les dangers et les tensions de la ville se révèlent à une femme seule, est traité avec une grandeur et une brutalité stupéfiante - de même que la vision de la locomotive à vapeur qui part sans elle. Vidor n'est pas pour rien l'auteur de deux des films les plus grandioses de toute l'histoire du cinéma, The Crowd, La Foule, 1928, peu souvent montré aujourd'hui parce que muet, et l'extraordinaire Hallelujah!, 1929, plein de negro spirituals et de passion sensuelle.

Bette Davis, à l'époque de La Garce, est entre deux périodes : après les mélodrames divers d'amoureuse ou d'intrigante (dont le merveilleux et romantique Now Voyager, 1942, dirigé par Irving Rapper), et plus tard les rôles de vieille folle et de monstre chez Aldrich (Qu'est-il arrivé à Baby Jane, 1962). Un an après le film de Vidor, elle sera Margo Channing, l'actrice arrogante qui trouve une rivale à sa taille jouée par Ann Baxter, très bonne en intrigante plus doucereuse, dans l'Eve de Joseph Mankiewicz. Ici, dans Beyond the Forest, sa rage de chaque instant semble venir à la fois du personnage, mais aussi de l'actrice, qui en fin de contrat avec la Warner devait finir le film et ne pouvait quitter le plateau. Sur l'écran, on voit une femme en perpétuelle exaspération, la musique de Max Steiner (orchestrée par son collaborateur habituel à la Warner, Murray Cutter) accumule les stridences en ressassant quelques notes de la chanson de 1922 "Chicago" ("Chicago, Chicago, that toddlin' town"), mais le film existe beaucoup par cette hystérie, et Bette Davis est un phénomène. Si Huppert rencontrait plus souvent un Paul Verhoeven pour la filmer, elle serait de cette trempe.

Découvrir ce film m'a donné envie de revoir, du même Vidor, Le Rebelle (The Fountainhead), 1949, adapté du roman réactionnaire d'Ayn Rand, célèbre aux Usa comme éloge de l'orgueil individuel de créer, et comme glorification des êtres supérieurs. C'est l'histoire d'un architecte moderniste nommé Howard Roark, visionnaire et arrogant, prêt à tout perdre pour ne pas céder sur ses idées. Ivo Van Hove en avait réalisé une adaptation scénique que nous avions vue Anne-Marie et moi au Festival d'Avignon en 2014, et trouvée très réussie. Joué en néerlandais sur-titré, le spectacle ressemblait à un long et fort feuilleton télévisé, et l'utilisation de la vidéo - devenue cliché au théâtre - était forte et adaptée au sujet.

Le film de Vidor, lui, comporte d'excellents moments, avec la démesure que savait apporter le réalisateur : lorsqu'un vieil architecte, brisé par les concessions qu'il a dû faire, est frappé par une attaque dans la rue et livre sa philosophie à Roark dans l'ambulance qui l'amène à la mort, ou lorsque Roark fait exploser une construction qui n'a pas respecté sa conceptions. Mais pour moi, dans ce rôle d'architecte intransigeant, Gary Cooper est bien bonnasse, il manque de dureté, de méchanceté, d'exaltation. Heureusement que Patricia Neal, la femme qui le soutient, en a, remarquable dans son mélange de fierté et de beauté.

ENTRE 25 ET 26 ANS

Bon accueil du public, le 18 septembre, pour mon Requiem à l'Audible Festival, avec une très bonne installation de Motus dans le Théâtre L’Échangeur de Bagnolet. C'est Jérôme Noetinger qui m'a invité à le redonner un dimanche matin, à l'heure de la Messe. J'ai dit oui tout de suite, et pas seulement parce que c'est Jérôme, auquel me lient tant de choses. Bien sûr, j'ai donné souvent cette pièce de 1973. Mais il ne faut pas bouder le succès d'une œuvre qu'on a faite jeune, et qui semble vous narguer de sa vitalité, alors qu'on ne se sent plus capable de la refaire avec la même colère et la même spontanéité. Mais au début du concert, je tiens à dire au public que j'ai fait cette œuvre surexcitée entre 25 et 26 ans, ce qui est vrai, et qui est une façon de dire : à vous de jouer maintenant, chacun avec son tempérament.

POUR TENTER D’ÉCARTER LE PIRE

A propos d'exaltation et d'hystérie, puisque Sarkozy revient dans la course, il y a une idée qui se répand, qui est discutée un peu partout chez les gens votant habituellement à gauche, et à laquelle je souscris. Il s'agit de s'introduire dans les primaires de la Droite, moyennant 2 euros, et une déclaration d'adhésion bien vague aux valeurs non précisées de la droite et du centre (mais je suis sûr que ces valeurs sont celles de la justice, de l'amélioration de la vie, de la vérité, etc.... ), afin d'éliminer ce candidat tout de suite en votant pour l'homme le mieux en position de l'emporter contre lui, logiquement Alain Juppé. Ainsi, on aura tout fait pour éviter le cauchemar d'un deuxième tour des Présidentielles qui opposerait l'ancien président (coupable entre autres, à mes yeux, d'avoir fait exister trois-quatre ans un scandaleux Ministère de l'Identité Nationale) et Marine Le Pen. La défaite n'a rien appris à cet homme dangereux. Bien au contraire, il semble vouloir prouver qu'il avait raison de s'extrême-droitiser, et nous démontrer qu'il n'était pas la créature de Patrick Buisson, en se révélant plus droitier encore que ce "conseiller "(qu'on dirait sorti d'une pièce de Shakespeare) ne l'incitait à l'être. De la même façon le gouvernement de Vichy a voulu prouver qu'il n'avait pas besoin de l'antisémitisme imposé par le vainqueur allemand, en montrant que notre France pouvait aussi en rajouter, livrer des Juifs en supplément de ceux réclamés, et bien sûr faire voter ses lois raciales.

Alain Juppé étant, comme je l'espère, désigné candidat des présidentielles de droite, qu'arrivera-t-il ? Pour ce qui me concerne, je voterai aux primaires de gauche, probablement pour Arnaud Montebourg, et bien sûr à gauche aux Présidentielles, selon ce qui se présente. Et pour Juppé si celui-ci est face à Le Pen. Car la gauche française, trop divisée, est bien partie pour ne pas être au second tour. Jean-Luc Mélenchon, qui n'a pas voulu faire l'alliance souhaitable avec le Parti Communiste, et encore moins accepter le principe suggéré par Daniel Cohn-Bendit et d'autres de "Primaires de toute la Gauche", aura eu au premier tour ses dix pour cent de voix (estimation haute), et contribué à ce résultat. Il pourra continuer ainsi, lui qui a fait partie autrefois d'un gouvernement social-démocrate, à pérorer sur la vraie et la fausse gauche, et croire à son "Ère du peuple", on sera bien avancé.

L'ENFER DU VISUEL

Projection en avant-première, au Forum des Images, de Poesia sin fin, le deuxième volet de l'autobiographie d'Alejandro Jodorowsky, à l'initiative de Positif. Je ne m'attendais pas à aimer vraiment un film de ce réalisateur chilien (que j'ai pris en photo ci-dessous, avec Michel Ciment) ; à vrai dire, les dix premières minutes m'ont exaspéré. Ses œuvres précédentes m'évoquaient le genre de films que je n'aime pas, dans lesquels un homme doué visuellement, et doté d'un "univers graphique", utilise le cinéma comme simple appareil à filmer ses visions. Je pense par exemple à Tim Burton, trop amoureux de son coup de crayon : pour moi Sleepy Hollow, Mars Attacks, La Planète des singes, films de genre que j'aurais aimé aimer, sont des boîtes de bonbons visuels écœurants et immangeables, sans rythme, figés dans le narcissisme décoratif (j'aime néanmoins The Big Fish). Mais au bout de quinze minutes du film de Jodorowsky, quelque chose se déclenche, quand le petit garçon qui joue l'auteur enfant est remplacé par un homme jeune (dans la vie un de ses fils, Adan, formidable acteur, danseur, clown, mime) et que le personnage se dit, se veut "poète". A partir de ce moment-là le film, tout en restant "visuel", se centre sur le langage : on voit le héros et ses amis improviser des poésies qui me semblent toutes belles (contamination sur moi de leur état d'ivresse ?), s'exalter les uns les autres et parler en poésie, et c'est sur ce fil d'exaltation verbale que le film se met à avancer, trouve son équilibre et que les images évidemment fortes, surprenantes (sans surprise il y a des nains, des extravagances scénographiques) se mettent à tenir ensemble, à créer l'émotion ; le film a échappé à l'enfer du visuel par les mots. On ne se pose plus la question de savoir si la poésie que déclament les personnages est belle en soi, elle est le fil (que les mots qu'on a dits, qu'ils soient pensés ou non, logiques ou non, sont la seule réalité qui tienne bon, est à mon avis le secret du dernier film de Kubrick, Eyes Wide Shut). Mais bien sûr, ce qu'on dit ensuite peut toujours remanier ce qu'on a dit avant, comme dans la langue allemande où parfois le verbe ou la particule, en position de derniers mots, cristallisent le sens. Le dire est un mouvement qu'il ne faut pas arrêter.

Chose amusante, le lendemain de la soirée où j'ai découvert le film et noté ce qui précède, je reçois mon exemplaire de Positif où se trouve un entretien dans lequel le réalisateur affirme : "Le cinéma est avant tout un art visuel. (...) Et moi j'élimine le plus possible le texte, ne passant par les mots que lorsque je n'arrive pas à exprimer l'idée à l'image." (Positif, n° 668, octobre 2016). Disant ceci, il n'a ni tort ni raison : il est l'auteur. Je n'ai non plus ni tort ni raison : je suis ici le spectateur. Mais je pense que c'est moi qui ne me trompe pas.