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ENTRE DEUX IMAGES n°9
January 10, 2015
L'ANTI-RACISME QUI RACIALISE / L'ADMIRATION EST-ELLE RIDICULE ? / UN ART SONORE QUI NE SERAIT PAS DE LA MUSIQUE / LE JEU AVEC LE SIGNIFIANT : LE POINT DE RIME / J'AIME CE VISAGE
Aldrich / Rossetti / Helton / De Chauveron / N'Zonzi / Kramer / De Funès / Kassovitz / Jullier / Murnau / Vigo / O'Brien / Dasté / Russolo / Meyer-Kalkus / Verlaine / Baudelaire
La première image est tirée d'un de mes films préférés, Kiss me Deadly, dont j'aime à penser que si on l'a vu une fois au moins, il est impossible d'en oublier une seule scène (son leitmotiv verbal, emprunté à un poème poignant de Christina Rossetti, n'est-il pas d'ailleurs "Remember me"). Peut-on effacer de sa mémoire l'image de ce petit employé de la morgue qui, avant de dire ce que nous lui voyons dire par le sous-titre, a réclamé muettement sa rétribution pour accepter de livrer l'objet secret caché dans le corps d'une morte ? Son interprète est un acteur de second rôle nommé Percy Helton. Histoire de chasser mon impression du "à force d'écrire livres et articles, j'ai déjà tout livré de mon répertoire avouable d'idées fixes", je m'applique ici cette phrase, et m'identifie au petit bonhomme bizarre, comme pour dire : " je n'ai pas encore commencé...."
L'ANTI-RACISME QUI RACIALISE
C'est dans les pires conditions qui soient pour une comédie française récente à gros succès - à froid, seul dans une maison vide, sur un écran d'ordinateur, en dehors de tout cadre collectif nécessaire pour la bonne humeur - que je vois le film de Philippe de Chauveron Qu'est-ce que j'ai fait au Bon Dieu, qui marche très bien en Allemagne sous le titre : Monsieur Claude und seine Töchter ("Monsieur Claude et ses filles"). C'est comme voir Bienvenue chez les Ch'tis un an après la sortie : on se dit forcément : pourquoi cet engouement, et on trouve ça même nul. Le film ne l'est pas : je trouve jolie l'idée, même trop brève et peu exploitée, du bonhomme de neige ethnicisé (une idée de cinéma, car on commence par voir le bonhomme de dos, si je puis dire), et l'acteur qui joue le père africain, Pascal Nzonzi, est très bien. Il s'agit une nouvelle fois, on le comprend, de dédramatiser les clichés en les affichant, à rebours du "politiquement correct" verbal : on prononce le mot "nègre" et les vannes racistes circulent. C'est le fameux film de Stanley Kramer Devine qui vient dîner (1967 !) à la puissance 4 : les quatre filles d'un bourgeois épousent respectivement un "Beur", un "Feuj", un "Chinois" et un "Noir", dont les personnages sont obligés d'assumer du début à la fin, ne serait-ce que pour les démentir ou les désamorcer à force d'autodérision, tout l'attirail de stéréotypes. Autrement dit, l'antiracisme qui serait le message du film et l'alibi aux rires qu'il déclenche, l'oblige en permanence à hyper-racialiser les personnages, dont aucun ne peut échapper à l'évocation des traits associés à sa prétendue communauté d'origine. Mais le vieux succès de Gérard Oury avec De Funès, Les Aventures de Rabbi Jacob, fonctionnait déjà un peu comme ça (on y trouve cependant des rapports de classe, contrairement au film avec Clavier), ainsi qu'un autre film qui n'est pas si différent dans son jeu sur les clichés, malgré son titre, son atmosphère lugubre et sa prétention esthétique, La Haine, de Kassovitz. Il semble qu'on tourne en rond.
Le problème du film de de Chauveron est donc qu'il lui faut constamment affirmer, notamment au début, par sa musique d'accompagnement, que tout ça n'est pas grave et ne va pas tourner à l'horrible fait-divers, les personnages étant de braves types. Mais comme, pour qu'il y ait une histoire et que celle-ci avance, il faut un minimum de conflits, et comme les oppositions de classe sont inexistantes ici (contrairement à ce qu'on trouverait dans un film britannique), c'est l'opposition de "genre" qui est mobilisée. Les hommes sont irascibles et agressifs, tandis que les femmes calment le jeu, sont plus ouvertes. Mais là encore, tout finit bien... Le film joue avec le feu, mais on sent la présence hors-champ d'une armée de pompiers, d'une grande échelle et de plusieurs lances d'incendie dès que sort la moindre allumette. Je ne dis pas d'ailleurs qu'il fallait faire un film raciste et imprudent.
L'ADMIRATION EST-ELLE RIDICULE ?
Pas de top list dans ce neuvième blog, il y en aura la prochaine fois, parce qu'il faut laisser reposer la formule. Parlons plutôt de la non-admiration. Dans le dernier Positif (n° 647, janvier 2015), Laurent Jullier, au cours d'une curieuse charge contre l'enseignement académique de l'histoire du cinéma, fait son "outing" sur sa détestation de chefs-d'oeuvre classiques imposés, dit-il, par les programmes scolaires. Ses cibles sont notamment L'Atalante (Vigo, 1934) et L'Aurore (Murnau, 1927), qu'il aurait fait semblant d'aimer mais dont il ne peut plus souffrir, dit-il, la "niaiserie" et la "misogynie". C'est son droit, bien que je ne voie pas où il y aurait de la misogynie dans l'un et l'autre film (et d'ailleurs n'aime-t-on que ce qui est moral ?). Le point commun de ces deux œuvres n'est-il pas que le protagoniste masculin, George O'Brien chez Murnau ou Jean Dasté chez Vigo, est un homme faible, et influençable, touchant d'ailleurs ?
Mais Jullier croit donner du mordant à son pamphlet contre le goût cinéphilique en ridiculisant ceux qui autour de lui, dans son propre milieu, admirent ces deux films, et auxquels il prête de mauvaises raisons compliquées et prétentieuses. Il ne dit d'ailleurs pas "admirer", mais "s'esbaudir", verbe archaïque employé par dérision. Je crois que ceux qui trouvent ridicule ou suspecte l'admiration chez les autres sont précisément ceux qui ont du mal à admirer par eux-mêmes. C'est assez net dans les textes de Jullier : ses objets d'étude (Titanic, Star Wars, Drive), intéressants évidemment, ne semblent pas coïncider avec ses objets d'admiration (je n'ai pas dit "estime", je n'ai pas dit "amour", faisant la nuance).
Cela dit, inutile de stigmatiser le verbe "s'esbaudir", je ne critique que son emploi mécanique, et, précisément ici, mécaniquement stigmatisant.
UN ART SONORE QUI NE SERAIT PAS DE LA MUSIQUE
J'ai reçu, venue d'une école d'art française, une drôle d'invitation à participer à un colloque dédié aux arts sonores. Si j'ai bien compris le manifeste de cette rencontre, rédigé en termes provocateurs et catégoriques, ma place, si je m'impliquais dans ce jeu de rôle, ne pourrait y être que celle du réactionnaire de service s'accrochant au mot "musique", et, pis, à la notion, que je revendique pour mon propre travail, d'oeuvre finie, close, fixée, etc.... Je n'ai pas de compte à régler avec les arts sonores, et mes textes sont souvent cités avec sympathie par les adeptes de démarches qui se proposent comme sonic art, sculpture sonore, etc... Bonne chance donc à tout art qui refuserait, qui refuse de relever de la Musique. Je comprends qu'on en ait assez de ce vieux mot à majuscule et de toute l'histoire qu'il se trimballe, tout en restant sceptique sur le destin de ce qui cherche à s'en différencier. La musique, avec un petit ou un grand m, ayant absorbé, au cours de son histoire, tous les bruitismes possibles et imaginables (même si, bizarrement, l'incorporation d'une voix parlée dans une oeuvre concrète narrative et dramatique semble faire toujours débat), se revendiquer comme faisant autre chose que de la musique, c'est se mettre en rivalité avec quelque chose de trop grand, et être perpétuellement contraint à affirmer une différence de plus en plus difficile à situer (un tel embarras se trouve déjà dans L'Art des bruits, de Luigi Russolo, il y a un siècle, c'est le même !). Et d'autre part, c'est se faire absorber par la gravitation d'une planète autrement plus puissante, celle des Beaux-arts, et devoir en assumer l'histoire lourde, lourde, bien plus lourde que celle, mon Dieu récente, jeune et naïve, de la musique. C'est bien pourquoi, ayant réfléchi dès 1982 (dans un "Que Sais-Je" depuis longtemps épuisé sur La musique électroacoustique, que je vais mettre prochainement en ligne, le temps de le scanner !), sur la question, je m'en tiens au mot musique, fût-ce une "musique en prose". Mais je ne parle que pour mon propre travail.
LE JEU AVEC LE SIGNIFIANT : LE POINT DE RIME
A l'Université de Potsdam, nous assistons à un cours de Reinhart Meyer-Kalkus (auteur d'un livre passionnant, non encore traduit, en français, sur les arts de la parole), où après avoir fait commenter par une de ses étudiantes la performance d'un slammeur allemand, il rappelle, comme outil pour en décrire les procédés rhétoriques, l'expression de "unreine Reime " (rimes impures) pour ce qu'on trouve dans certains slams ("Tisch", table, rimant vaguement avec "Gesicht", visage). Le même phénomène existe bien sûr dans d'autres langues.
Dans certaines formes de poésie classique, en France notamment, c'est la rime régulière, "pure", qui fixe et enchaîne, qui contingente et localise le jeu avec le signifiant ; elle dit que là et pas ailleurs, à cet endroit en fin de vers, n'importe quoi peut être rapproché de n'importe quoi par la sonorité. On sent bien qu'une partie du rap français tourne autour de la rime sans l'adopter, et du mètre (nombre de syllabes), sans s'obliger à le fixer ; résultat, la rime se promène partout, se déguise en allitérations et en vagues jeux de mots. Pourquoi pas ? Cela fait un style qu'on peut qualifier de prosodiquement flasque, mais je ne vois pas pourquoi le flasque ne pourrait pas être un style ; on a bien qualifié de vagues et sales les sons de mes musiques concrètes.
Je pense à cette strophe de L'Art poétique de Verlaine, en vers de neuf syllabes ("préfère l'impair") - qui se contredit elle-même, parce que l'effet de signifiant-roi (l'emploi de la rime) vient y défier le signifié (à bas les rimes) :
"O qui dira les torts de la rime ?
Quel enfant sourd ou quel nègre fou
Nous a forgé ce bijou d'un sou
Qui sonne creux et faux sous la lime ?"
L'image de la "lime", tirée par les cheveux mais fraîche et inattendue, stimulante, vient bien sûr de la nécessité de trouver une rime avec le mot-clé.
Mais elle fait sens toutefois. Car Verlaine, lui, a toujours tenu à rimer, et à rimer bien. Il a résisté au "vers libre", non rimé, qui se pointait en France, notamment chez Rimbaud. Ici, cependant, cette strophe étrange s'arrange pour placer dans les vers deux et trois la sonorité "ou" (je renvoie aussi ceux que ça intéresse aux essais de vers mesurés non rimés dans la poésie française du XVIe siècle ; tout cela, mes amis, est dans Internet, à votre portée).
Au passage, il ne faut pas tenir pour raciste le mot "nègre", à l'époque employé comme aujourd'hui en France le mot "noir" (Baudelaire, dans son sublime poème Le Cygne, s'émeut sur "la négresse, amaigrie et phtisique" qu'il voit à Paris, par un jour triste de brouillard). C'est pourquoi il est ridicule d'avoir modifié, comme je l'apprends par un autre blog, le poème de Verlaine, et d'avoir fait imprimer récemment, sur un livre de classe : "Quel enfant sourd ou quel enfant fou". Quelle idiotie ! C'était justement la place toute trouvée pour historiciser le mot "nègre". Historiciser le signifiant est un des moyens pour éviter de dire ou de faire comprendre n'importe quoi. On pouvait aussi, si l'on voulait (ce qui se comprend) ne pas choquer certaines sensibilités, écarter le poème du manuel.
J'AIME CE VISAGE
Après les événements au siège de Charlie Hebdo dont tout le monde parle, et qui sont terrifiants, j'apporte ma petite contribution en faisant figurer pour une fois, au lieu d'une image de film, une photographie trouvée sur Internet. J'aime le visage de cette Australienne de confession musulmane, dont je reproduis le portrait, car je pense qu'il faut saluer et valoriser le mouvement généreux et parfois plus courageux qu'on ne pense, du "Not in my name", qui est devenu en Québec et en France "Pas en mon nom".
Je l'ai montrée, cette image d'une femme, dans une soirée internationale du Wissenschaftskolleg, où tous les continents étaient représentés. On en a discuté, plusieurs l'ont aimée, et seule une amie française s'est dite gênée parce qu'elle voit une "femme voilée". Mais pourquoi ne le serait-elle pas ? Pourquoi lui faudrait-il ôter ce qu'elle a coutume de porter sur la tête pour faire entendre ce qu'elle dit ? Peut-être même est-elle heurtée et gênée par des caricatures du Prophète qui la blessent ; c'est son droit, et nous n'avons pas à sonder sa conscience. L'essentiel est ce qu'elle donne à lire et ce sur quoi elle s'engage, à visage découvert.