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ENTRE DEUX IMAGES n°7 / TOP LIST n°2
14 décembre 2014
LE SIGNIFIANT SE DECHAîNE 9 : QUESTION DE LABEL / TOP LIST 2 : VINGT FOIS DEUX FILMS / LE SIGNIFIANT A LA FIEVRE 10 : L'INTERVALLE ESCAMOTE
Epstein / Koch / Robinson / Curtiz / Lachenmann / quarante-trois réalisateurs / Lloyd Wright / Beethoven / Andersson
"Je mourrai à Casablanca." Les dialogues de Julius et Philip Epstein, Howard Koch et Casey Robinson font répéter aux personnages de Casablanca, telle une litanie, le nom de cette ville-dont-on-ne-sort-pas, ce qui contribue au charme inépuisable, et, apparemment universel, du film réalisé par Michael Curtiz.
LE SIGNIFIANT SE DECHAÎNE 9 : QUESTION DE LABEL
Au Wissenschaftskolleg, le trio Catch (piano, clarinette, violoncelle) joue un trio d'Helmut Lachenmann (né en 1935), datant de 1986-88, Allegro Sostenuto : une musique dense, requérant beaucoup d'attention. Et une forme audacieuse où j'apprécie particulièrement des moments d'emballement, de jubilation sonore soudaine, que l'on doit longtemps attendre, mais leur attente fait partie du jeu. Pour créer ses effets sonores Lachenmann ne recourt aucunement, et c'est tant mieux, à cette mauvaise solution sur laquelle beaucoup d'argent a été gaspillé, qui est celle du traitement numérique du son instrumental en temps dit "réel". C'est à partir des possibilités acoustiques des instruments existants qu'il invente, pour tenter d'en faire des "instruments imaginaires".
On a voulu m'opposer à lui, lors d'un débat hébergé par l'Institut Français de Berlin, où nous étions tous deux annoncés, et où finalement ni lui ni moi ne sommes allés ! Ce débat entendait nous faire nous quereller sur un point d'appellation, parce que Lachenmann qualifie ce qu'il fait de "musique concrète instrumentale" - en français dans le texte -, et que j'ai de mon côté repêché en 1988 l'expression abandonnée de "musique concrète" tout court, tout en la redéfinissant comme "art des sons fixés", ce qui est bien autre chose qu'une musique de "Geraüsche", de "bruits" (ce qu'a cru comprendre le compositeur allemand, selon un quiproquo courant - et bien explicable - à propos de cette appellation). Or, la pratique de Lachenmann et celle des compositeurs de musique acousmatique/concrète ne sont pas opposées, mais parallèles. Le fait d'utiliser la même expression ? On ne va pas se la disputer comme un drapeau. Le débat qui nous était proposé ne tournait qu'autour de ce signifiant, de ce label, et l'organisateur français ne s'intéressait pas à ce que nous faisions, à nos pratiques, à notre projet musical.
Je ne pense pas qu'il faille imposer par la loi l'utilisation d'une expression, ni la déposer comme une marque. Je vais continuer d'oeuvrer, avec des arguments et des republications de textes, en faveur d'une appellation unifiée pour le genre musical de "sons fixés" inventé à la fin des années 40. Cette appellation aiderait à en faire l'histoire commune, une histoire enfouie et brouillée depuis quelques décennies, ce qui nous fragilise beaucoup.
TOP-LIST : 20 FOIS DEUX FILMS
C'est après avoir établi la liste d'une quarantaine de mes films préférés du moment que je me suis aperçu que la plupart pouvaient être couplés deux par deux. Rappel : je ne prends qu'un film par réalisateur, sinon, il y aurait plusieurs Fellini, Lynch ou Hitchcock ; et l'ordre donné est aléatoire, ni chronologique ni par degré de préférence. Si je citais mon film favori entre tous, ce serait aujourd'hui Blade Runner.
1) Casanova (Federico Fellini, 1976) et Shanghai Gesture (Josef von Sternberg, 1941) : l'agitation de la vie humaine vue avec distance, mais grandeur et compassion, comme un grouillement scintillant d'insectes, une fourmilière qui serait bruyante. Le génie décoratif et visuel de Sternberg est passé chez Fellini.
2) Dogville (Lars von Trier, 2003) et Monty Python's Life of Brian (Terry Jones, 1979). Les deux films partagent la même qualité rare de l'intelligence critique sur des questions morales et religieuses. Le renversement de la bonne intention et du paternalisme en mal pour le premier ; pour le second, la fatalité que le message le plus beau (selon moi), celui du Christ, se voie brouillé par une propension bien humaine à la stupidité.
3) Y a-t-il un pilote dans l'avion (Airplane , Abraham et Zucker, 1980), et The Blues Brothers (John Landis, 1980). Sortis la même année, les deux films me donnent toujours la même joie, et apparemment, de génération en génération, ils continuent de la communiquer.
4) Le goût du saké (Sanma no Aji, Yasujiro Ozu, 1962), et Playtime (Jacques Tati, 1968) : "douceur de la ville", c'est ce que m'inspire le rapprochement de ces deux films appartenant à la même décennie (le thème de ce qu'on appelait alors les arts ménagers est présent dans les deux). C'est doux, paisible, déchirant et drôle. Mais la musique de Kojun Saitô pour Ozu n'a pas peur de verser dans la sentimentalité, tandis que celle de Francis Lemarque ne "trouve pas le ton", ce qui est le problème de l'immense film de Tati.
5) 2001 : L'Odyssée de l'espace (2001 : A Space Odyssey, Stanley Kubrick, 1968) et Tree of Life (Terrence Malick, 2011). Deux entreprises grandioses où l'univers tel que nous le révèle la science moderne est en jeu, mais réalisées de deux points de vue opposés. A la coupure avec tout lien familial et terrestre, dans le premier film, répond, chez le second, la présence forte de la famille, de l'affect. Le geste retenu du dinosaure, chez Malick, est une idée extraordinaire, comparable à celle de l'os jeté par le singe dans 2001.
6) L'humanité (Bruno Dumont, 1999) et Be Happy (Happy-Go-Lucky, Mike Leigh, 2008) : le film français et le britannique représentent un homme et une femme qui pourraient être ensemble et ne le sont pas : Pharaon et Domino, Poppy et Scott. Les deux personnages masculins sont désarmés et bouleversants, notamment le moniteur d'auto-école paranoïaque et tourmenté créé par Eddie Marsan ; les deux personnages féminins dont ils sont amoureux sont bienveillants et désarmés. Et puis, la vérité des accents, accent de classe ou accent régional (ou les deux), est respectée dans les deux films, où elle n'est pas une vérité anecdotique et pittoresque. Le premier peut sembler pessimiste, le second optimiste, mais tous deux portent sur la souffrance morale un regard fraternel.
7) L'Angoisse du gardien de but au moment du penalty (Die Angst des Tormanns beim Elfmeter, Wim Wenders, 1972), et Profession Reporter (The Passenger, Michelangelo Antonioni, 1975) : un homme en fuite disparaît dans l'anonymat d'une petite ville de la frontière austro-hongroise ou d'un tout petit hôtel du sud de l'Espagne. Le rêve de beaucoup d'hommes, au sens d'êtres masculins adultes, est de disparaître, de se mettre hors de portée.
8) INLAND EMPIRE (David Lynch, 2007) et Madame de... (Max Ophuls, 1953) : le réalisateur tient par la main une femme dans l'épreuve que vit celle-ci... Le film non-glamour de Lynch, après le malentendu du succès de Mullholland Dr. lié à l'image "glamour" de cette oeuvre, est un magnifique rétablissement par le cinéaste de sa vérité d'artiste.
9) City Lights (Charles Chaplin, 1931) et L'Intendant Sansho (Sansho Dayu, Kenji Mizoguchi, 1954) : ces deux mélodrames contiennent un final bouleversant de retrouvailles et de reconnaissance, au sens aristotélicien d' "anagnorisis" (voir Wikipedia) : voici l'homme qui m'a aidée, moi la petite vendeuse de fleurs aveugle, à retrouver la vue et que je m'imaginais différent, jeune et riche ; voici ma mère dont j'ai été séparé tout enfant, devenue vieille, aveugle et méconnaissable, mais que j'identifie par cette chanson où elle se lamente en répétant mon nom. Impossible dans les deux cas de ne pas pleurer.
10) Blade Runner (Ridley Scott, 1982) et Casablanca (Michael Curtiz, 1942) : je m'entête à coupler ces films, persuadé que le premier comporte beaucoup de références conscientes au second. Le thème de la grande ville dont on ne sort pas ; un personnage masculin principal mûr et fatigué prénommé Rick ; le bariolage des accents ; le cercle lumineux d'un phare qui balaie rythmiquement le décor, et la lumière diluée dans la fumée, la lumière qui palpite, la lumière...
11) Le Silence (Tytsnaden, Ingmar Bergman, 1963) et Le Voyage de Chihiro (Sen to Chihiro no Kamikakushi, Miyazaki, 2001) : un garçonnet et une fillette évoluent seuls, lui dans un grand hôtel d'une ville mystérieuse et elle dans une incroyable auberge thermale, et ils découvrent le monde sans leurs parents.
12) En quatrième vitesse (Kiss me Deadly, Robert Aldrich, 1955) et Possession (Andrzej Zulawski, 1981 : deux films hallucinés baignant dans un même état de transe apocalyptique. Le Zulawski est une oeuvre méconnue : le réalisateur, alors que je l'interviewais en 1990 pour un livre chez Bordas, me dit très justement qu'Adjani, qui en est la vedette, se trompait dans sa carrière : elle voulait jouer les victimes alors qu'elle était faite pour jouer les bourreaux (ou plutôt, puisque le féminin existe, les bourrelles).
13) La Fièvre dans le sang (Splendor in the Grass, Elia Kazan, 1961) et Les Enfants du paradis (Marcel Carné, 1945) : deux fresques romanesques et poignantes sur la fuite de la vie et sur l'amour à peine vécu et consommé, qui pourtant marque le reste de votre existence. La grosse différence est que le premier film parle très directement, avec toute la force qu'y met Kazan, de la sexualité, ce qui n'est pas le cas du second. Mais Garance par Arletty est un immense personnage.
14) Les Chevaux de feu (Tini zabutykh predkiv, Sergei Paradjanov, 1964) et West Side Story (Robert Wise, Jerome Robbins, 1961) : deux histoires de jeunes amours impossibles, avec de la danse et de la musique, enthousiasmantes et tragiques. Le premier film raconte à lui tout seul toute la nature et la montagne.
15) Solaris (Andrei Tarkovski, 1972) et India Song (Marguerite Duras, 1976). Il y est question de fantômes et d'une femme morte qui ne cesse de renaître, avec un rythme lent que l'on peut qualifier d'envoûtant.
16) La Foule (The Crowd, King Vidor, 1927) et Le Visage d'un autre (Tanin no kao, Hiroshi Teshigahara, 1966) Le film de Vidor est une œuvre gigantesque sur la normalité et sur chaque existence prise une à une. Ce n'est qu'à la fin du Teshigahara (visuellement splendide) qu'on s'aperçoit que son sujet n'est pas si éloigné.
17) Runaway Train (Andrei Konchalovsky, 1985), et L'Homme qui rétrécit (The incredible shrinking Man, Jack Arnold, 1957) : deux chefs-d'oeuvre exaltant la redécouverte de la fierté d'être humain et de tenir sur ses deux jambes, fût-ce avec la taille d'un microbe, ou debout sur le toit d'un train fou...
18) Hitler, un film d'Allemagne (Hitler, Ein Film aus Deutschland, Hans-Jürgen von Syberberg, 1977) et Les Dix commandements (Ten Commandments, Cecil Blount de Mille, 1956) : même mégalomanie, même sens de l'image, même grandeur historique.
19) Les Demoiselles de Rochefort (Jacques Demy, 1967) et Chantons sous la pluie (Singin' in the Rain, Stanley Donen et Gene Kelly, 1952) : ici, pas besoin de justifier le couple. Le coup de foudre Kelly-Dorléac dans Les Demoiselles, avec la séquence chantée et dansée qui suit leur rencontre, est un miracle.
20) En revanche, Chansons du deuxième étage (Sänger fran andra vaningen, Roy Andersson, 2000) et La Mort aux trousses (North by Northwest, Alfred Hitchcock, 1959) me restent sur les bras, et ne font vraiment pas couple.... Comme Syberberg, Roy Andersson a créé son cinéma, son espace, son rythme, il a inventé l'épique dans le lamentable (voir ci-dessous), c'est un grand. Dans un registre opposé, le Hitchcock, que je pourrais revoir à l'infini avec le même frisson d'aventure, est un univers de luxe et de merveille.... Que j'ai aimé le passage où Cary Grant s'introduit en douce dans une maison moderne conçue dans le style de Frank Lloyd Wright...
LE SIGNIFIANT A LA FIEVRE 10 : L'INTERVALLE ESCAMOTE
Sur une chaîne musicale classique, retransmission de la Septième de Beethoven. Le «réalisateur» de l'émission a, pour éviter un trou d’antenne, collé le tout début du second mouvement, le sublime Allegretto, à la toute fin du premier sans laisser une seconde de respiration. Inadmissible, insupportable ! C’est comme si, pour gagner de la place sur le papier, on supprimait des sonnets de Baudelaire ou de Shakespeare le passage à la ligne à la fin de chaque vers. Ces intervalles sont indispensables, et les tenir pour rien est de la barbarie.
Si dans
ce cas, l'intervalle entre les mouvements n'est pas reconnu comme le signifiant
capital qu'il est (plutôt qu'une simple convention pour permettre au public de
s'ébrouer et de tousser), c'est probablement parce qu'il n'apparaît pas, sur
l'écran de celui qui monte l'émission en
numérique, sous une forme visuelle significative. Selon moi les silences, dans
les logiciels de montage-son, devraient être figurés par des formes
caractéristiques sautant aux yeux. Ils seraient alors reconnus dans leur
importance.