Blog

HISTOIRE DE MES MUSIQUES CONCRÈTES, 24. LAUDES, 2015-2019

5 mars 2023

Sur cette photo, prise par Anne-Marie à Göttingen le 21 août 2012, le chercheur et historien Rainer Meyer-Kalkus et moi posons autour d'une des célébrités locales, Georg Lichtenberg (1742-1799). En France, on cite souvent son aphorisme sur le « couteau sans lame auquel il manque le manche », mais ce petit homme frappé par un accident d'enfance fut aussi, outre un écrivain caustique, mathématicien, astronome et physicien. La boule qu'il porte dans sa main gauche, et sur laquelle sont gravés des signes + et -, fait allusion à ses travaux sur l'électricité positive et négative. Je vous invite à aller voir vous-même, comme je viens de le faire, les entrées qui le concernent dans Wikipedia, notamment celle sur le phénomène nommé d'après lui les figures de Lichtenberg. Honneur à cet expérimentateur, qui était aussi un esprit libre, un autre Schaeffer !

Je connaissais Rainer depuis qu'il était venu me voir à Weimar, où je passais toute une année, très heureuse, comme « fellow » de l'IKKM, travaillant sur L'Écrit au cinéma en vue d'un livre qui est paru en 2013 chez Armand-Colin et n'a pas eu de succès. Traduit par mon amie Claudia Gorbman sous le titre Words on Screen, chez Columbia University Press, il se trouve ainsi accessible à beaucoup. En tout cas, il a été salué élogieusement par le grand historien du cinéma Rick Altman, et je crois que ce livre apporte des choses nouvelles.

Si je parle aujourd'hui de Rainer, plusieurs fois évoqué dans mes blogs (notamment dans Entre deux images n°89, et Sans visibilité chapitre 13), c'est que sans lui je n'aurais pas fait l'œuvre de 35 minutes qui s'intitule Laudes. Voici l'histoire : Rainer, intéressé par mon travail sur le cinéma et sur la perception humaine qu'il avait lu en français, et sur lequel il m'avait interviewé, m'avait encouragé à le poursuivre au Wissenschaftskolleg de Berlin où il travaillait alors, et dont j'apprenais par lui l'existence. Il m'a aidé à présenter et à mettre en forme ma candidature, non sans m'avoir averti que le style du « Wiko », pour employer son nom abrégé, était de créer au fil de toute une année une véritable « Gemeinschaft » (communauté), comportant beaucoup de rites sociaux. Venir avec sa conjointe ou son conjoint était non seulement permis, mais aussi vivement conseillé !

C'est ainsi que, grâce à lui, Anne-Marie et moi avons passé à Berlin une année wiko-ique inoubliable. Dès le début de celle-ci, en septembre 2014, j'ai commencé, comme Geoffroy m'y encourageait depuis plusieurs années, à tenir ce blog qui depuis s'est maintenu à un rythme très variable, sans jamais être abandonné. Je voulais ainsi garder le contact, par l'écriture, avec mes sujets d'intérêt parisiens et mes domaines personnels. C'est notamment sur ce blog (Entre deux images n°20, 14 juin 2015), que je signale la création privée d'une nouvelle œuvre d'un quart-d‘heure intitulée Finsternis und Lobgesang, ein Gebet (« Obscurité et chant de louanges, une prière »), donnée dans la salle de conférences du Wiko, sur deux haut-parleurs Neumann, devant l'équipe du Wiko et le groupe international et brillant de ses « fellows », et de leurs « partners », ainsi que devant d'autres chercheurs, parmi lesquels Michel Gribenski, dont je fis ainsi la connaissance.

La plus grande partie de cette pièce avait été réalisée dans la maisonnette qu'à partir du mois de décembre nous avons habitée dans le quartier de Grünewald, aussi verdoyant que son nom l'indique. Dans cette petite demeure autonome surnommée la « Remise », au pied d'une haute villa blanche appartenant au Wiko, je disposais jour et nuit d'un grand piano de concert sur lequel, avec les égards qu'il méritait, j'ai fait des « préparations » me permettant d'en tirer des sons évoquant un luth. Des sons que, tout en les produisant, j'enregistrais sur l'appareil numérique stéréo portable Olympus qui ne me quittait guère (et qui fonctionne toujours), ainsi que sur un autre enregistreur Zoom acheté à Berlin. Ces sons pouvaient dialoguer bien avec d'autres, beaucoup plus rugueux et hérissés, que j'avais faits à Paris dans la caisse de mon clavicorde Heugel, celui-là même que mon père avait acheté en kit et assemblé à mon intention – un instrument portable et léger, pas plus encombrant que certains claviers électroniques. Je les avais repiqués sur magnétophone puis brassés, pétris, re-sculptés en utilisant ma technique de « crayonné ». Est-ce parce que, le printemps venu, une végétation digne du paradis terrestre entourait notre remise ? Toujours est-il que ces sons venus du piano et du clavicorde m'évoquent aujourd'hui encore, à les écouter, des fleurs, des liserons, des volubilis et aussi parfois des buissons épineux.

Au cours de cette même année berlinoise, un jour que nous nous promenions à vélo dans la forêt toute proche, nous nous sommes arrêtés au bord d'un lac qui s'appelle le Teufelssee (le « lac du diable »). Il y avait là des promeneurs qui poussaient d'étranges cris, encouragés par les aboiements d'un chien, avec cet écho particulier que renvoie la surface des lacs. Je les ai enregistrés sur mon Olympus. En appliquant à cette brève séquence de trois minutes l'effet de « picoré » que j'ai décrit dans le chapitre 21 de cette Histoire de mes musiques concrètes, on avait l'impression d'une curieuse litanie poussée vers le ciel.

Bien que n'étant pas invité en qualité de compositeur mais comme historien du cinéma, je souhaitais donc, comme je l'avais déjà fait à l'IKKM de Weimar en 2012, honorer mon séjour par une œuvre nouvelle dédiée à mes hôtes. Ces éléments que j'avais créés m'ont poussé vers une œuvre inspirée par le très célèbre Psaume 150, un Psaume de David qui répète en substance « louez Dieu sur tous les instruments », celui-là même que Stravinsky met en musique dans le troisième volet de sa Symphonie de psaumes (sur la « pulsion de louanges », voyez ce que j'ai écrit dans le blog 99 de la série Entre deux images).

A cette époque existait déjà le site Google Translate, qui ne propose pas seulement de traduire des textes mais aussi, pour certaines langues, de les faire prononcer par une voix de synthèse modulée, féminine ou masculine. J'ai découvert, en m'amusant, la possibilité de faire déclamer du latin comme si c'était du français, du vietnamien, de l'espagnol ou toute autre langue basée sur l'alphabet occidental, ce qui donnait des prononciations bizarres, et aussi de taper le texte « Laudate dominum » (louez le Seigneur) avec des bégaiements évoquant les polyphonies anciennes que j'avais chantées dans la chorale du Chanoine Roussel (cf. le chapitre 6 de la présente histoire) : « Lauda-date-date, Domi-domi-num-minum », etc... J'avais ainsi autant de voix individuelles que j'en voulais. Je les enregistrais soit en utilisant la sortie casque de l'ordinateur, reliée à l'entrée mini-jack d'un des enregistreurs, soit en faisant sortir le son sur une modeste chaîne, de façon à ce qu'il résonne dans l'espace de ma pièce de travail. Je pouvais alors prendre ce son à distance en mettant le micro près ou loin des haut-parleurs, voire en me déplaçant dans toute la maison.

A cet ensemble de voix individuelles, j'ai ajouté un bref et pieux Notre père en français, enregistré lors d'une Messe de Noël célébrée dans la grande salle commune de l'Ehpad où avait été placé mon beau-père Léon Marsaguet, à Artix. A cette Messe, dont le souvenir m'émeut, étaient invités les proches et les familles. Voilà tous les éléments, ou presque, avec lesquels j'ai fait cette pièce.

A cette époque-là, elle ne devait pas avoir de suite. Mais Rainer, qui l'avait entendue lors du concert privé du 4 juin, me fit une critique qui n'était pas destinée à tomber dans l'oreille d'un sourd : « le début de ton œuvre est bien, mais la troisième partie est trop identique à la première. » J'aurais bien sûr préféré entendre : « c'est un chef-d’œuvre, il n'y a rien à changer, n'y touche surtout pas », mais j'ai gardé cette remarque en mémoire, comme un aiguillon qui vous permet de vérifier que vous n'êtes pas endurci, que vous avez encore le cuir sensible. Il ne faut pas trop se protéger des critiques, telle est mon expérience, car si elles vous ont touché, c'est parce que volontairement ou non, elles ont atteint un nerf important, signalé quelque chose. J'avais été frappé de voir certains compositeurs plus anciens ou au contraire moins âgés que moi, qui, dans un pareil cas, s'étaient recroquevillés (« escargotés », disait poétiquement Françoise Dolto) ou fabriqué une carapace, mais qui par la suite dépérissaient, produisaient moins ou de moins bonnes choses, abandonnaient leur ambition ou en affectaient une qui ne leur allait pas et qui les égarait, notamment celle d'une popularité qui allait toujours les fuir. Je m'étais promis de ne pas commettre la même erreur.

Stay hungry, dit le titre d'un film de Bob Rafelson (qui révéla une future star nommée Schwarzenegger), autrement dit : reste sur ta faim ; la maxime que je propose serait : Stay vulnerable. Du moins si tu le peux.

Ainsi, durant quatre années où je n'ai pas touché à l'œuvre et ne l'ai pas jouée non plus en concert, je repensais de temps en temps à cette épine que, sans malignité ni méchanceté, simplement en usant de sa franchise habituelle, Rainer avait plantée dans mon cuir de compositeur. En même temps je ne voyais pas comment résoudre le problème formel qu'il me signalait : cette œuvre avait été réalisée d'une manière éruptive, immédiate, et c'était pour moi comme un geste global, une sculpture végétale. Par où commencer, sans m'entortiller moi-même dans ses volutes ?

Ce n'est que début 2019, trois ans et demi après la création de Finsternis und Lobgesang, que m'est venue l'idée qui m'a permis de sortir de mon impasse : je ne toucherai pas à l'œuvre, mais premièrement j'en changerai le titre (devenu, à cause du caractère de ruminement en lieu clos qui domine cette brève pièce, Les voix enfermées), et deuxièmement, cela ne devait être que le premier mouvement d'un diptyque (séparé du second par un bref interlude et deux silence prolongés), le deuxième volet, bien plus long, étant  au contraire une échappée en plein air, un monologue de maniaque répétant « Laudate » au milieu de foules urbaines, de sons électroniques créés sur différents appareils, de rythmes de transe obtenus par la technique de « picoré », etc..., échappée qui dure une vingtaine de minutes et s'intitule En chemin. « Introibo ad altare Dei » en est la phrase-clé, qui s'était déjà imposée à moi pour ouvrir ma Messe de terre.  Dès lors, j'avais une forme ouverte et dissymétrique, justifiant le caractère piétinant de la partie réalisée à Berlin.

Laudes a été créée par Motus à Futura le 21 août 2019, dans une version de 38 minutes, mais je ne pouvais pas me déplacer. Elle a été jouée par Jonathan Prager, et j'ai eu de très bons échos de ce concert. J'ai fait ensuite entendre la pièce à Geneviève et François Bayle en juin de l'année suivante, chez eux, et leur réaction a été chaleureuse. Mais je ne l'avais pas encore entendu sonner en salle.

Jusqu'à ce que, récemment, mon ami le compositeur Régis Renouard-Larivière me propose de venir à Mons, Belgique, où il est professeur, donner un concert, et le lendemain une master-class devant ses élèves. Je me suis donc déplacé pour un programme de pièces diverses, se terminant par mes Laudes. C'était il y a quelques jours ; j'ai eu alors l'impression d'une longueur vers la fin du deuxième volet, longueur qu'il me sera facile de supprimer, moyennant une coupe franche d'une minute trente à deux minutes.

En même temps, je ne dois pas trop couper ni couper n'importe où : certaines longueurs sont nécessaires, et celle que La Dolce Vita de Fellini comporte à la fin est indispensable, car il nous faut vivre avec les personnages un épuisement, un ressassement. Heureusement que Fellini n'a pas ramené son film à une durée standard.

J'ai en tout cas une échéance pour réaliser cette dernière modification : c'est la sortie d'un nouvel album Motus où Laudes sera précédé d'une nouvelle gravure de mon Requiem, remastérisé par Jonathan Prager à partir de l'original sur bande magnétique que je lui ai confié. Mon idée est de différencier les deux œuvres, séparées par un espace de 46 ans, en répartissant le Requiem et ses dix mouvements sur dix pistes, et en réservant aux 35 minutes environ des Laudes une piste unique, comportant dans le premier tiers de l'œuvre, devenue insécable, deux silences absolus, de 15 secondes pour le premier et de 30 secondes pour le deuxième. Ces silences au cœur de ce morceau sont pour moi aussi nécessaires que les parties évidées d'une sculpture d'Henry Moore.

Ainsi, je n'en ai pas fini avec ces Laudes. Je pensais aussi qu'au 24e chapitre, je serais parvenu à mes pièces toutes récentes, les dernières en principe. Ce n'est pas encore le cas, et je suis toujours en chemin. Merci, cher Rainer, de m'avoir aiguillonné à le poursuivre !

(A suivre, donc)