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ENTRE DEUX IMAGES n°99

9 juillet 2020

HOMMAGE À FELLINI, SILVIA ET ROSSELLA

Fellini / Mastroianni / Ekberg / Stegers / Prucnal / Rossella / Masina / Kafka / François et Geneviève Bayle / Marsaguet / Nusrad Fateh Ali Khan / Robbins / Prévert

L'image qu'on voit ci-dessus provient d'une scène mythique de La Dolce Vita, la plus célèbre peut-être de tous les films de Fellini, ce réalisateur que j'ai cité une douzaine de fois dans ce blog depuis que je l'ai commencé il y a six ans, car l'œuvre de ce génie fraternel, mort en 1993, ne cesse pas de m'accompagner : Marcello Rubini (Marcello Mastroianni), journaliste faible et arriviste venu de sa province et qui rentre dans la grande société en travaillant pour la presse à scandale, tout en restant réceptif à la vie et à la beauté - et la réceptivité est cette invisible vertu que le cinéma de Fellini aime mettre en valeur -, s'est laissé entraîner dans une escapade nocturne sans lendemain avec la sublime Silvia (Anita Ekberg), une grande star américaine qu'il rejoint, à la fin de la nuit, dans la Fontaine de Trevi à Rome. Ce dont il s'agit ici ce n'est pas le « glamour », mot déplacé dans cette occasion, ni seulement la beauté. C'est l'adoration, la ferveur, la célébration de ce qui se manifeste à nous. Mais cette envie de célébrer, chez Fellini, n'a jamais seulement concerné les corps plantureux, puissants ou séduisants, elle est suscitée par la diversité humaine, objet pour elle-même de vénération. Tout ce qui a visage humain chez Fellini mérite d'être distingué, chacun et notamment chacune, est unique au monde. Y compris une déesse comme celle qui a joué Silvia, quand elle n'est plus la même physiquement trente ans plus tard (voir mon blog n°16). Y compris, dans La Cité des femmes, 1980, où, de la plus entrevue des figurantes aux interprètes principales (Bernice Stegers et Anna Prucnal), chaque femme est une chacune. Y compris dans le dernier opus du réalisateur, mal aimé mais que je crois comprendre de mieux en mieux, La Voce della Luna, 1990, où j'isole parmi d'autres – dans la capture d'images ci-dessous - un petit personnage secondaire inutile à l'intrigue mais qui m'a toujours beaucoup touché. On l'appelle dans le film Rossella, c'est une punkette vieillissante et gauche qui fait partie de la petite ville, veut être de la fête, et qui pour danser bouge son corps et ses bras aussi mal que moi, c'est sans doute pour cela que je me projette en elle. Ce n'est pas une rejetée ni une disgraciée, elle est acceptée comme telle. Elle n'est pas à l'autre extrême du spectre de la beauté, puisque c'est la diversité qui est en elle-même admirable. La Gelsomina de La Strada, cette empotée apparemment demi-idiote jouée par Giulietta Masina, n'était qu'une Rossella mise au centre de l'action. Un film de Fellini où il n'y aurait que des Silvia et pas de Rossella, et ensuite encore d'autres personnages, ne serait pas un film de Fellini.

En somme, comme le dit le verbe anglais « to belong » que j'aime, parce que contrairement à la traduction qu'on lui donne habituellement en français, « appartenir à », il n'implique ni propriété ni allégeance, on peut dire que Rossella belongs with this world.

Sur le blogspot italien de giulianocinema, il est écrit à propos de La Voce della Luna que cette Rossella, qui tient compagnie à Salvini (Roberto Benigni) dans plusieurs scènes en plein air, est un personnage intéressant, mais que « non si capisce mai bene che cosa stia facendo e perché sia lì », « ce qu'elle fait et pourquoi elle est là n'est jamais bien clair ». J'aime cela. Quand je crée une musique avec des personnages sonores, vocaux ou non, j'aime que certains y aient leur place qui est juste leur droit, leur légitimité à être. Certes, je crée ce monde avec des moyens très modestes, comparés à ceux d'un film. (Si cela s'était passé comme je l'aurais aimé, c'est-à-dire si ma Tentation de saint Antoine créée en 1984 avait eu le succès que j'espérais qu'elle obtiendrait, j'aurais visé des moyens de tournage sonore plus étendus, me permettant de payer des interprètes connus ou moins connus, des locations de lieux et de micros. Espérons que d'autres plus tard, ces moyens, ils sauront les revendiquer et les obtenir. Fin de la parenthèse sur les moyens).

J'écris ce blog dans un TGV où tout le monde porte le masque obligatoire. Seuls les paresseux qui ne regardent pas diraient que cela fait de l'anonymat. Le masque montre, à qui veut la voir, que chacun garde sa diversité de visage, pour ne pas parler du corps et de l'habillement. Il fait émerger un rapport toujours différent entre les yeux, le front, la coiffure.

En ce moment, je mets la dernière main au texte de mon Livre des Sons, qui sera entre autres une vaste compilation de textes en prose ou en vers, textes scientifiques, poétiques, philosophiques, littéraires... consacrés aux sons depuis des milliers d'années. Une notation sonore de l'Iliade citée dans l'original grec avec sa traduction française, peut y côtoyer telle phrase d'un écrivain français d'aujourd'hui, parce que tous deux y évoquent le son si particulier de sifflement ou de grésillement – un des sons les plus importants au monde selon moi – produit par la rencontre du feu et de l'eau : c'est une épée fraîchement forgée que l'on plonge dans l'eau pour la refroidir, ou c'est - je le citais dans mon blog n°84 – un cigare allumé qu'on jette dans l'eau. J'ai parlé de sons, je n'ai pas parlé de bruits, terme stigmatisant et inutilement discriminant, même quand on le brandit comme étendard. Or, je remarque que la majeure partie de ces références venues de toutes les époques et de tous les pays sont du côté de la célébration, et je me réjouis de la diversité des mots à travers la diversité des langues. Même quand Kafka consacre un texte fameux, Grosser Lärm, Grand Bruit, à la persécution des sons domestiques, il s'en dégage une joie de la précision dans la nomination (j'ai commenté ce bref texte, extrait de son Journal, dans mon Promeneur écoutant). Joie qui est celle-là même de l'individualisation.

Dans des circonstances récentes et pour moi magiques - c'était dans l'appartement parisien de François et Geneviève Bayle – avant que François ne nous fasse écouter en « audition privée » l'intégrale de son beau Projet « Ouïr », qui devait être donné à Paris en mai de cette année, et ne le sera que dans un an, nous avons réécouté Anne-Marie et moi l'une de mes dernières pièces, créée par Motus en 2019, Laudes. Laudesveut dire Louanges, et a été inspiré par le fameux Psaume 150, dans la traduction latine dite de la Vulgate. C'est une de mes pièces les plus felliniennes, puisqu'elle finit par un cortège où doivent s'abolir les distinctions entre bruit et son, sons quelconques et sons importants. Louange à cette variété.

La pulsion de louanges, même dans le malheur, me semble un des aspects les plus bizarres et fascinants de l'être humain, mais je ne saurais y résister. Sans être musulman je peux l'entendre avec extase dans les mélismes – mot qu'ignore apparemment le correcteur orthographique de la version d'Open Office que j'emploie, puisqu'il s'obstine à le stigmatiser avec un soulignement ondulé - de Nusrad Fateh Ali Khan, نصرت فتح علی خان, cet immense chanteur que m'a révélé le film de Tim Robbins Dead Man Walking, 1995. C'est même pour cela que, sans partager les opinions et l'athéisme de Jacques Prévert, je reconnais celui-ci comme une immense poète de la célébration. Par exemple quand il loue la vie humaine dans un Notre Père qui m'a toujours marqué : Notre Père qui êtes aux Cieux, restez-y, et nous nous resterons sur la terre... qui dans mon esprit se tresse de manière indémêlable avec celui du canon catholique. Cette tresse a été une des sources d'inspiration de ma Messe de terre.

Ceux qui suivent ce blog, qui en est arrivé à son numéro 99, auront repéré le « name dropping » compulsif qui le suscite, ce besoin de citer le plus de noms propres possibles, besoin qui était chez moi initialement du pédantisme, et qui n'est plus qu'un plaisir d'énumérer, considérablement facilité par Internet et Wikipedia. Cela me fait un beau générique. De sorte que si je réunis mettons cent blogs bout à bout, l'index des noms propres que je tiens à mettre à la fin, comportera j'espère un nombre très élevé de pages. En principe, je n'y mettrai pas les noms de personnages fictifs, seulement ceux des personnes réelles. Rossella y sera un cas particulier. Faute en effet de savoir celle qui l'a incarnée, et dont le nom ne figure dans aucune base de données, je l'adjoindrai au chœur de l'index, à sa place fixée par l'ordre alphabétique, et mettrai son nom de fiction : Rossella.