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ENTRE DEUX IMAGES n°84
1 décembre 2019
LA CIGARETTE JETÉE
Smith / Robertson / Mankiewicz / Harrison / Hayward / Capucine / Adams / Celi / Jonson / Carné / Demy / Evein / Legrand / Addison / Herrmann / Hitchcock / North / Kubrick / Douchet / Leigh-Hunt / Daniélou / Conrad / Thunberg / Schaeffer / Sola / Ophuls / Tati / Ceylan / Fredel / Wachowski / Baudrillard / Lacan / Žižek
Dans un instant, après son flirt mi-sarcastique mi-romantique avec la gouvernante Sarah Watkins (Maggie Smith), dans la gondole qui les ramène de nuit au palais vénitien du richissime Cecil Fox (Rex Harrison), William McFly (Cliff Robertson) va jeter négligemment sa cigarette non éteinte, celle qu'on voit à sa main droite, dans l'eau du canal. Un geste qu'à l'époque où j'ai vu le film de Joseph L. Mankiewicz, Honeypot (Guêpier pour trois abeilles, 1967), personne ne remarquait. Aujourd'hui, même moi je le remarque, et j'éprouve un éphémère et peut-être ridicule sentiment de réprobation, en l'ajoutant mentalement aux millions de mégots pollueurs déjà perdus dans la nature et sur les trottoirs de ville – surtout depuis qu'il est interdit de fumer dans les lieux publics, de transport et de travail - , même si c'est un mégot de cinéma. Je parie d'ailleurs que, dans la réalité du tournage à Cinecittà, la cigarette jetée dans le hors-champ a été rattrapée par un membre de l'équipe, ou a atterri au sec. Ce qu'elle est devenue ensuite...
Il est vrai que j'ai revu ce film dans des conditions qu'il ne pouvait espérer à sa sortie : le soir au chaud chez nous, à partir d'un bon DVD donnant la possibilité d'arrêter le film ou l'image, en couleurs sur grand écran plat avec le son sortant d'une mini-chaîne, et enfin la présence, avec Anne-Marie, d'une amie qui l'a accompagnée lors d'un séjour récent à Venise – conditions favorables à la fois au plaisir et aux observations. Lesquelles ne sont pas toutes du même style que cette histoire de mégot, mais ont été admiratives. Quelle finesse des détails, quel brio dans la confrontation de personnages aussi différemment caractérisés: outre Sarah et William, il y a Cecil, un hédoniste arrogant et séduisant vivant dans le luxe (Harrison), une princesse française ruinée (Capucine), une millionnaire texane (Susan Hayward), une actrice en perte de notoriété (Edie Adams) et un inspecteur italien ironique finement campé par Adolfo Celi.
Le film – une comédie cynique et poétique, inspirée de la pièce Volpone, 1607, de Ben Jonson - m'avait agréablement mais modérément frappé la première fois, je me souvenais juste d'une astuce de narration dans la scène finale (que je me garde de révéler ici, mais dont je parle dans La voix au cinéma). Là, je l'apprécie bien mieux.
Je ne sais pas comment le voient ceux qui, nés plus tard, le découvrent aujourd'hui, mais je tiens à dire qu'à son époque, Honeypot était déjà « à l'ancienne », il n'était plus dans le courant de la mode. C'est une erreur de croire qu'un film de 1967 reflète le cinéma de 1967 et encore moins l'année 1967. D'ailleurs, si l'on fait un film, il ne faut pas chercher à le faire de son époque à tout prix : les films contemporains que Carné a faits vers la fin de sa carrière sur les jeunes, les terrains vagues et les banlieues, sonnent faux. Alors que Le Quai des Brumes, de 1938, qui reste une grande œuvre, était jugé à sa sortie comme du « vieux cinéma ». Le succès justifié qu'ont obtenu les Demoiselles de Rochefort de Demy, et qu'il remporte toujours, peut faire croire que le film « reflète » les années 60 ; il reflète surtout le cinéma qu'a su créer Demy en 1967, la même année qu'Honeypot, en s'entourant de Bernard Evein le décorateur, de Michel Legrand, et de tous ces acteurs/trices et danseuses/danseurs. La seule chose qu'il n'ait pas inventée est le type de maquillage féminin en vogue à l'époque, qui à mon avis est la clef du génie graphique caractérisant cette décennie.
HOMMAGE A JEAN DOUCHET
Pour revenir au film de Mankiewicz, sa musique originale, par exemple, n'est pas caractéristique de ce qui était alors à la mode ; elle relève de ce qu'on ne faisait plus beaucoup au cinéma, puisqu'elle est très en dehors, ponctue, souligne, accompagne les dires et les mouvements des personnages. Et dans ce film en studio, elle fonctionne très bien. Son auteur, le britannique John Addison, est connu des cinéphiles pour avoir antérieurement remplacé, sans grand bonheur cette fois-là, Bernard Herrmann dans l'accompagnement musical d'un film que d'ailleurs j'aime malgré ses « défauts », Le Rideau déchiré, 1966, de Hitchcock. L'histoire de l'éviction de Hermann sur ce film est connue, et sur Internet très commentée. Sa partition inutilisée a été enregistrée, et on a même « testé » pour la séquence terrifiante du meurtre de Gromek, que Hitchcock a montée finalement sans parole ni musique, ce qu'aurait pu donner la musique d'Herrmann. Je ne suis pas convaincu et préfère le film tel qu'il est sorti – c'est comme la question de la musique non utilisée d'Alex North sur 2001.
L'évocation de ce chef-d'œuvre du cinéma de guerre froide qu'est Torn Curtain, dont Hitchcock regrettait le demi-échec artistique et le relatif échec commercial, m'amène à parler de Jean Douchet, qui vient de quitter ce monde à 90 ans. Je n'étais pas d'accord avec lui sur tous ses goûts, il m'a fait la morale sur les miens (voir blog n°48), mais dans un entretien ancien donné à la revue Vertigo, il parle admirablement des derniers films de Hitchcock, et les défend avec un amour qui m'a touché, et éclairé sur la façon différente dont le réalisateur traite les actrices américaines et anglaises. Il m'a fait voir de manière intéressante un film assez dégoûtant et répulsif comme Frenzy, l'avant-dernier Hitchcock, qui ferait réagir s'il sortait aujourd'hui, car l'assassinat de Barbara Leigh-Hunt par un maniaque sexuel étrangleur y devient trop réel (alors que l'assassinat ou la tentative d'assassinat d'une femme dans les films américains du même réalisateur, jusqu'à L'Etau inclus, sont presque toujours érotisés ou glamour). Même aujourd'hui, la séquence dérange.
LE BRUIT DE L'EAU AVEC LE FEU, ET CELUI DU PASSAGE SOUS UN PONT
Je reviens à la cigarette jetée par McFly après une dernière bouffée, et qui est l'occasion d'un joli raccord de fumée. Robertson exhale celle-ci en gros plan, et sur le début du plan général suivant où la gondole accoste, on a veillé à créer un petit nuage à l'endroit où il a exhalé, ce qui souligne discrètement à la fois le raccord dans le mouvement, mais aussi la façon inattendue dont le baiser que McFly se préparait à donner a été interrompu, au désappointement de l'infirmière qui se préparait à le recevoir. C'est une façon de dire, en attendant le dénouement que je ne révèle pas : pour le moment, tout cela n'est que fumée, passons à autre chose.
Si l'on était dans un roman, l'auteur aurait peut-être mentionné le bruit archétypique que fait ce qui brûle quand on le jette dans l'eau, ou l'eau quand elle tombe sur le feu.
Dans Mythes et dieux de l’Inde, Alain Daniélou écrit, à propos de la continence des Yogis qui est comme un feu paradoxal, puisqu'il éteint et sublime l'humide:
“Bhrigu (भृगुपति) (le craquement du feu, est le nom qui est donné au feu qui, à l’intérieur des centres subtils du corps, brûle et réduit en cendres l’eau ou semence (retas).
Dans le récit de Joseph Conrad Le compagnon secret (The Secret Sharer, 1910), un cigare tombe des lèvres du narrateur, à bord d'un bateau, à la vision d'un cadavre :
“A headless corpse! The cigar dropped out of my gaping mouth with a tiny plop and a short hiss quite audible in the absolute stillness of all things under heaven.”
“Un cadavre décapité ! Le cigare tomba de ma bouche grande ouverte, avec un léger floc ! et un court crépitement parfaitement perceptible dans ce silence absolu de toutes choses sous les cieux.”
Ce « Hiss » (« sifflement », ou « grésillement »), dans Honeypot, on ne l'entend pas.
La cigarette jetée en plein air est l'exemple même des gestes que l'on commet de nos jours encore plus souvent qu'avant, et en même temps qui sont de plus en plus objet de réprobation. Cela me fait voir, comme dans le filigrane d'un billet de banque, nous regardant toujours, figée dans sa réprobation non-souriante, la tête de Greta Thunberg (un personnage qui me plaît par ailleurs, j'en parlerai dans un blog prochain). Près de chez nous à Paris, au coin de la rue des Francs-Bourgeois et de la rue Vieille-du-Temple, sur une énorme bâche publicitaire recouvrant des travaux de rénovation d'un immeuble, la géante à l'air sévère qui pose en Balmain me semble avoir des airs de Greta.
Ne fumant pas, je n'ai jamais jeté négligemment de cigarette ni dans un lac ou un canal, ni sur la route. Mais la cigarette offerte, demandée, allumée, fumée ou jetée a été un accessoire si important dans le cinéma que j'appelle verbo-centré scandé (voir dans mon Glossaire, sur ce site, les cinq formes que je distingue du rapport dit/montré) que je me demande par quoi on pourra la remplacer.
Dans l'intervalle de quelques secondes séparant l'image ci-dessus et celle plus bas où McFly va jeter sa cigarette, que s'est-il passé d'autre que le rapprochement des deux personnages ? Un effet sonore particulier : sur les dialogues intimes entre William et Sarah attirés l'un par l'autre, on a entendu une réverbération, que la suite explique comme l'effet du passage de la gondole sous un pont. Quand William dit à Sarah dont les lèvres sont proches des siennes: « Never say what you feel », sa voix est répercutée comme si elle était rêvée. Puis quand, ayant interrompu le mouvement qui le rapproche de Sarah consentante, il dit sèchement « Here we are », annonçant l'accostage avant de jeter sa cigarette, cette voix redevient mate et sans réverbération.
Apparemment, je suis un des seuls à profiter des supports actuels pour observer ces effets visuels et sonores, et en suivre le développement historique dans le cinéma – et même à m'en servir dans mes musiques concrètes dramatiques. Au début du tableau de ma Tentation de saint Antoine intitulé La Cité humaine, écoutez la différence de son lorsqu'Antoine dit en gros plan sonore « Ai-je rêvé » puis peu après, en plan général « Le sol est humide » . Nous avons tourné en 1981 dans le légendaire studio 114 de la Maison de Radio-France, équipé pour la réalisation de grandes dramatiques. Pour dire « Le sol est humide », j'ai fait aller Pierre Schaeffer dans une « chambre claire » dont les murs nus offraient une belle réverbération naturelle, captée par le talent de l'ingénieure du son Madeleine Sola. Cette expérience technique du son d'un bout à l'autre de la chaîne, au cinéma comme à la radio ou au disque, accumulée depuis mes débuts professionnels, me permet de repérer que sur Honeypot, l'effet a dû être créé après le tournage par une chambre de réverbération (à l'époque, non électronique et encore moins numérique). En condition de visionnage domestique, ce changement d'atmosphère lié à la résonance paraît techniquement trop accusé ; mais il est possible qu'en salle ou en tout cas en continuité, il laisse une trace – cette fameuse trace insensible du rapprochement-rêvé-mais-non-réalisé dont plusieurs films ont cherché – et parfois réussi - à capter la magie, comme Madame de..., Eyes Wide Shut,Playtime (voir blog n°4) - et aussi selon moi, avec une histoire de cousins germains (un « rat des champs » en visite chez le « rat des villes »), Uzak, de Nuri Bilge Ceylan.
J'ajoute que Mankiewicz, tout « cinéaste de la parole », comme on l'a étiqueté, qu'il fût, a plusieurs fois essayé des effets sonores : en 1949, dans Letter to three Wives (Chaînes conjugales), l'obsession d'une épouse qui se demande si son mari l'a trompée est traduite par la transformation d'un son de bateau à moteur en une phrase obsédante : « Is it Brad ? ». Sur le site de discussion Internet Film Club, Jake Fredel écrit en 2010 qu'il est dérangé par, je le cite, « the annoying sound effects that repeat mental questions asked by the characters. These sound effects annoyed me so much, brief as they were, that it probably dropped the movie one point in my rating. Even if that's not fair, that was just my reaction to it. » (« les effets sonores fastidieux qui répètent les questions mentales que se posent les personnages ; ils m'ont tellement agacé, si brefs qu'ils aient été, qu'ils ont fait baisser d'un point la note que je donne au film. Même si ce n’est pas juste, c’était juste ma réaction à cela. »). Retenez l'honnêteté de la remarque. De tels effets n'étaient pas si rares en 1949, et je suppose que Jake Fredel ne connaît pas forcément cette époque, où on ne s'y arrêtait pas. Ils étaient la transposition d'une évocation qu'on trouvait fréquemment encore dans la littérature : le tchouc-tchouc d'un train ou d'un bateau à moteur alimentés au charbon comme motifs pour des rêveries obsédantes sur un nom aimé, ou sur une phrase ressassée.
LE RETOUR DU NON-IMMATÉRIEL
Que devient la cigarette de McFly ? Du point de vue de la narration, de ce que j'appelle le réel diégétique, elle a servi à ponctuer ; s'agissant du réel pro-filmique, c'est-à-dire du tournage, j'ignore ce qu'est devenue la cigarette jetée. Mais du point de vue de ce que j'appelle réel cinématographique, elle tombe carrément dans le néant, dont ne reste qu'un nuage de fumée, qui lui-même va se dissiper. Une coupe dans un film permet de se débarrasser de beaucoup de choses, parfois d'un personnage. Mais la question des déchets accumulés un par un, elle, fait retour dans notre réel.
Ironique retour du matériel : dans les années 50-60 (voir mon blog n°40), Hiroshima et Nagasaki étaient assez proches et la Guerre Froide, avec son surarmement, une réalité suffisamment sensible, même à un enfant, pour qu'on s'obsède sur la dématérialisation du corps sous l'effet d'une bombe atomique. Puis on a cessé de parler d'immatériel. Le thème de la dématérialisation est revenu quand on en a fait le synonyme du numérique en soi dans les années 1990. J'ai dit ce que j'en pense sur le plan concret (blog n°14, ce blog d'aujourd'hui est décidément un carrefour de mes marottes) mais l'imaginaire sur ce sujet existe. En 1999, le premier Matrix et le meilleur de ceux déjà sortis, on en annonce un quatrième, toujours des Wachowski, en a donné une métaphorisation géniale, qui renvoie aussi bien à Baudrillard qu'à la question du réel chez Lacan et au capitalisme (lire Slavoj Žižek). Puis on nous parle d'infimes particules de plastique non « digérées » par la nature qui s'accumulent. Il faudra attendre pour le néant.