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ENTRE DEUX IMAGES n°14 / TOP LIST n°10

22 mars 2015

LA MUSIQUE SALEMENT DITE ? / LE CD EST-IL UN SUPPORT / TERRE D'AVENTURE / TOP LIST n°10 : DIX OPÉRAS PRÉFÉRÉS

Nicolas / Le Prado / Szendy / Manoury / Schaeffer / Friedl / Brocoli / Dresselhaus / Lericolais / Marchetti / Noetinger / Frangipane / Moix / dix compositeurs, deux dramaturges, quinze librettistes / Forman / Le Péron / Jacquot / Alagna / Gheorgiu / Raimondi / Barrault / Jouve / Fano / Braunschweig / Greuze / Brook / Constant / Preminger / Belafonte / Dandridge / Demy

LA MUSIQUE SALEMENT DITE ?

Si j'ouvre une revue ou un livre datant de dix à quinze ans, j'ai des chances de me rendre compte que ce que contiennent le livre ou la revue n'est pas du jour : les pages ont l'aspect de pages qui ont été tournées voire écornées, le livre peut avoir une odeur de livre ayant pris de l'âge. Bref, cela permet de relativiser ce qui fut écrit et imprimé. Les affirmations écrites ou dites jadis sur le Net risquent au contraire d'y figurer comme toutes neuves. C'est aujourd'hui que je découvre deux bévues écrites en 1998 et 2004, concernant des choses que j'ai formulées ou que je défends. Mais les pages peuvent être découvertes aujourd'hui et donner une image inexacte de ce que j'ai formulé à propos de la musique concrète.

Première perle. Dans une publication sur Internet du travail sur la Spatialisation, en 2004, François Nicolas, en commentant un projet de la compositrice Cécile Le Prado écrivait, je le cite, que ce projet de mise en espace "présente ici un cas particulier relevant (....) peut-être plus de l’art des sons fixés de Michel Chion que de la musique proprement dite."

La musique concrète, que je n'ai jamais située en dehors du champ musical tout en la redéfinissant comme art des sons fixés, ne serait donc pas une "musique proprement dite" ? Faut-il l'appeler une musique salement dite ? En attendant, cher François Nicolas, une partie de mes œuvres est déposée à la Sacem, et je n'ai pas eu à le faire en remplissant un formulaire ostracisant qui se boucherait le nez, comme vous le faisiez en 2004 à propos du genre auquel elles appartiennent.

Il existe dans l'enceinte de Paris un endroit dont je trouve l'architecture prétentieuse et sans âme, mais où on est censé jouer toute la musique. Cet endroit s'appelle d'ailleurs Cité de la Musique. Autant que je sache, mes compositions n'y ont été jamais jouées, et en général les musiques concrètes (sauf celle de Pierre Henry, qui s'accapare le genre et après lequel il n'y a plus de place ni peut-être d'argent), notamment celles de la jeune génération. Sans prétendre parler au nom des autres, je déclare que tant qu'une au moins de mes œuvres n'y aura pas été jouée, cette maison n'est pas une Cité de la musique, et j'y entre le moins possible.

L'autre perle est de Peter Szendy, et elle est encore plus ancienne (1998). Mais sur Google, si on tape les mots qu'il faut, elle surgit quand on veut, intemporelle. Commentant les thèses du compositeur Philippe Manoury sur le "temps réel" en musique électronique, Szendy évoque au passage, je cite, "la musique dite «concrète», cette musique pour bande magnétique qui, selon l'expression de Michel Chion, relève d'un «art des sons fixés»".

Si vous me permettez, Peter - puisque nous nous connaissons également -, mon essai publié pour la première fois par Metamkine/Sono-Concept, en 1991 et auquel vous renvoyez disait exactement (et dans sa réédition de 2008, il continue de dire) : "S'il y a des moyens fondateurs de la musique concrète, et qui lui demeurent essentiels, ce sont (...) seulement les appareils d'enregistrement et de mélange des sons, ainsi que les divers supports de fixation, disque, bande ou autre ; le reste n'étant que sources de sons, c'est-à-dire tout ce qu'on voudra qui puisse permettre de créer du sonore et de le remodeler".

"Disque, bande ou autre", c'est clair (quand je pense au soin que j'ai mis à écrire ces lignes, pour qu'un intellectuel qui dissèque avec scrupule des textes autrement plus complexes que les miens me lise si hâtivement). Cela veut dire que la musique concrète, inventée d'ailleurs par Pierre Schaeffer sur disques souples, n'est pas spécialement "pour bande magnétique" et que tous les supports lui vont et lui iront. Bien sûr, pour le Szendy de 1998 qui veut ringardiser le genre que moi et d'autres continuons à pratiquer, il y a probablement un stade numérique qui changerait tout, magiquement , et où on n'aurait plus affaire à un "support" tangible, imparfait et salissant. Or, ceux qui disent que le numérique supprime le support se trompent : il n'y a pas dématérialisation, on n'est pas dans le magique. C'est juste que le support matériel passe à un niveau d'inaccessibilité visuelle ou tactile, et à une échelle de grandeur qui le rendent hors de portée de nos sens. Néanmoins, ces nouveaux supports, quels qu'ils soient, posent des problèmes (comme en posent tous les autres). En voici une illustration.

LE CD EST-IL UN SUPPORT ?

Lors d'une soirée en novembre 2014 avec Jérôme Noetinger et Lionel Marchetti, chez le compositeur Reinhold Friedl (Zeitkrätzer), Reinhold et moi avions échangé nos parutions CD nouvelles. Comme parti pris de présentation, on ne peut pas faire plus contrasté. Mon disque Musiques concrètes 1970-1971, chez Brocoli, est, conformément à mes souhaits et à la maquette de Rainier Lericolais, un disque hyper-identifié, avec mon nom très lisible au-dessus d'une photo de moi à l'âge où j'ai fait ces musiques, et de la mention du genre. Le coffret de Reinhold Friedl et Dirk Dresselhaus Real Time est au contraire une boîte rouge monochrome sans rien d'imprimé, contenant 3 CD également rouges et sans mention aucune sur le côté étiquette. C'est seulement sur la face gravée qu'on lit, en tout petit, les noms des musiciens et de l'album. Chacun fait ce qu'il veut.

Si j'importe dans mon ordinateur les trois disques de Real Time pour les écouter plus commodément, iTunes consulte la base de données Gracenote, et les plages du CD 1 et du CD 3 sont rapidement identifiées, avec l'intitulé correct. Non celle, unique, du CD 2, que Gracenote s'obstine à identifier ainsi : "Untitled / Francis Frangipane / Sansar Sasar Gurbani Vichar, catégorie Religious".

Francis Frangipane, me dit Wikipedia, est un pasteur évangéliste auteur de nombreux livres traduits dans 30 langues. Étrange, même si elle est devenue banale, cette transsubstantiation non seulement d'un contenu musical, depuis un support encore tangible - le CD - dans un support aussi matériel mais intangible, mais aussi d'un titre en un autre. Heureusement, nous dînons bientôt avec Reinhold, et je vous tiens au courant.

TERRE D'AVENTURE

Dans Le Monde du 11 mars 2015, les pages 2 et 3 (ces pages mêmes que je défendais dans ce blog comme un lieu sacré d'un quotidien, que la publicité ne devrait pas s'accaparer), sont comme il convient des pages rédactionnelles. Mais cette fois-ci, elles se contentent de se joindre au chœur de deuil national déclenché par l'accident d'hélicoptère en Argentine où sont morts entre autres des sportifs célèbres. Aucune allusion à l'humour noir du destin qui fait un "jeu de survie" nommé Dropped tourner à l'élimination radicale de trois des candidats. Et surtout, ce qui manque, aucune critique contre ce que je trouve être le caractère choquant de ces jeux où l'on investit l'espace d'un pays étranger comme "terre sauvage" (avec l'alibi paternaliste de venir aider l'économie locale), pour se donner des sensations et les vendre . Cela en se permettant même - pour raison de marque déposée - de déplacer Paris et Dakar sur le continent sud-américain. Sur iTélé, en revanche, chaîne commerciale filiale de Canal +, Yann Moix parle très bien, le même jour, de ces farces où "des nantis viennent fabriquer du danger sur-mesure comme si le vrai danger, la vraie aventure et l'horreur sordide du vrai réel n'existaient pas quelque part sur la planète".

Mais après tout, je suis peut être paternaliste à mon tour : c'est aux Argentins et aux Africains de choisir d'accueillir ou non ces jeux. Tout en sachant, que dans chacun de ces différents pays, il y a des intérêts divergents, nationaux et locaux, des classes sociales... et des individus.

TOP LIST n° 10 : MES DIX OPÉRAS PRÉFÉRÉS DU MOMENT

Comme toujours sans ordre ni de préférence, ni chronologique, et en ne prenant qu'une œuvre par compositeur.

1) Le Ring comme on dit, L'Anneau du Nibelung de Wagner, commencé en 1848 et fini en 1874. Je triche en considérant les quatre opéras de la Tétralogie comme un seul, mais c’est vraiment un tout. Le plus grand édifice dramatique de l'Occident à ce jour, un scénario exceptionnellement intéressant, une vertigineuse réflexion sur la volonté et la transmission. Une explication entre père et fille qui éveille des échos sans fin (La Walkyrie). Des géants et des gnomes, des dieux et des mortels, un dragon, l'immense forêt, le jour qui se lève, l'eau et le feu dans l'embrasement final. Et le don de Wagner (dramaturge, poète, et non pas seulement musicien) pour réveiller en trois notes ou en deux accords l'ensemble des forces du monde.

2) La Flûte enchantée de Mozart, 1791, sur le livret de Shikaneder, bien sûr, autour duquel j'ai composé Tu. Pour des raisons que je n'ai pas encore analysées de moi à moi, les trois opéras italiens les plus joués de Mozart et Da Ponte, Les Noces, Cosi fan tutte et Don Giovanni, même s'ils sont sublimes, ont cessé de me toucher, comme si je ne les avais jamais aimés. Cette forme virevoltante d'italianité s'associe pour moi à la sottise d'une image du XVIIe siècle contre laquelle s'est courageusement élevé Fellini dans son Casanova. En revanche, les opéras populaires en allemand, L'Enlèvement au Sérail et la Flûte, m'enchantent.

J'en ai voulu à Milos Forman - un homme bon et chaleureux que j'ai rencontré en 1982, avec Serge Le Péron, pour l'interviewer sur Ragtime - de gommer la dimension spirituelle, maçonnique et féérique de la Flûte, et de ne pas comprendre que la Reine de la Nuit est autre chose qu'une hystérique grotesque.

3) L'Orfeo de Monteverdi, livret de Striggio, "favola in musica" de 1607 ! Un beau souvenir, et un enregistrement fabuleux. Le souvenir est celui d'une représentation parfaite, modeste, au cours des années 60, dans le petit Théâtre Montansier de Versailles, construit peu avant la Révolution. L'enregistrement est celui d'Harnoncourt avec son Concentus Musicus. Jamais la musique occidentale n'a été aussi proche de la définition conventionnelle des vieux dictionnaires : "art de combiner les sons d'une manière agréable à l'oreille". Sauf qu'ici l'agréable est extatique, pur, céleste : c'est la période où on a entendu le plus d'accords parfaits combinés avec le plus d'élan mélodique et d'allégresse rythmique.

4) La Tosca, de Puccini, 1900 ! C'est l'opéra puccinien parfait, fulgurant, une bombe émotionnelle et dramatique. Je dois à Benoît Jacquot de l'avoir vraiment découvert et apprécié dans sa violence, non pas sur une scène mais sur le bel écran d'une grande salle, depuis lors fermée comme beaucoup sur cette avenue des Champs Elysées où je ne vais plus. Il s'agit en effet du film avec Alagna, Georghiu et Raimondi (un Scarpia terrifiant !). Le meurtre de ce dernier : "Questo è il bacio di Tosca !" Les adieux à la vie de Cavadarossi : "E lucevan le stelle..."

5) Pelléas et Mélisande, de Debussy, 1902, d'après la pièce de Maeterlinck ; j'ai toujours aimé cet opéra pour un millier de raisons. "Vous êtes des enfants ! Quels enfants", dit le mari jaloux Golaud, pas moins enfant que les autres. Et le spectateur lui-même, enfant qui s'avance dans un monde de mystères et d'enchantements qui inquiètent et retiennent, le soir qui tombe, l'appréhension qui s'empare de vous quand la lumière bouge. Le scène où Golaud impose au Petit Yniold de regarder du dehors ce que font à l'intérieur "Petit Père" et "Petite Mère" ("Ils sont près du feu", "Ils ne disent rien") En 2010, à l'Opéra Comique, dans la mise en scène de Braunschweig, cette scène était terrible comme elle doit l'être.

6) Wozzeck, de Berg, 1914-1922, d'après la pièce sublime de Georg Büchner, fragments dramatiques laissés par un ex-étudiant en médecine mort à 24 ans ! Je l'ai vu lors de la première présentation en France (Pierre Boulez à la direction, Jean-Louis Barrault à la mise en scène). Le livre de Pierre-Jean Jouve et Michel Fano sur l'opéra m'avait bien préparé à le recevoir, et ce fut un choc. Anne-Marie et moi l'avons vu à Berlin cet hiver, dans une très bonne mise en scène. Barenboim dirigeait avec flamme, et c'était déchirant, brutal, tragique. Dans l'interlude orchestral qui suit la mort du héros, on pleurait. L'opéra le plus dense du répertoire, une sorte de "stream of consciousness" accéléré comme sous l'effet d'une substance hallucinogène, avec des enchaînements de scènes stupéfiants qui semblent inspirés par le montage cinématographique. Une grande compassion pour les pauvres gens, "Wir arme Leut !", planant au-dessus d'un déchaînement d'apocalypse.

7) Werther, 1885-1887, de Jules Massenet d'après Goethe : le compositeur rend si bien en français, sur le livret de Blau, Milliet et Hartmann, l'atmosphère de petite ville allemande romantique, avec des places, des arbres, les tableaux familiaux attendrissants à la Greuze, une église, et des tourments d'amour..... "Pourquoi me réveiller au souffle du printemps", c'est ce qu'on se demande. Il y a dix versions sur Youtube de cet air magnifique.

8) Carmen, Bizet/Meilhac et Halévy, d'après Mérimée, 1874-1875 : le grand opéra comique populaire, joué, adapté dans le monde entier. Il ne faut pas chercher à le rendre moins clinquant, à l'habiller de "bon goût" (comme l'a fait cet idiot de Peter Brook en le faisant réorchestrer par Marius Constant, en voulant l'épurer, l'épousseter). Il faut tout garder, les dialogues parlés, l'air de Micaëla.... Bien sûr, il y a des trous, des tunnels, - qu'est-ce que ça peut faire. Le film de Preminger Carmen Jones, 1954, avec sur l'écran Harry Belafonte et Dorothy Dandridge, en transpose magnifiquement l'histoire aux USA et en illustre l'universalité. Bizet, mort à 37 ans d'une attaque cardiaque, était un génie.

9) The Rake's Progress, de Stravinsky, créé en 1951, sur un livre d'Auden et Kallman. Même quand il est ennuyeux, cet opéra bizarre où l'opéra classique et baroque est vu dans un miroir déformant, produit sur moi un effet magique, tonique, comme du Monteverdi. Curieusement, ce style d'écriture acéré, narquois et pompeux à la fois, va bien avec la langue anglaise. C'est une joie sonore.

10) Une chambre en ville, musique de Michel Colombier sur des paroles de Jacques Demy, pour le film de ce dernier sorti en 1982. On a monté récemment à la scène l'autre opéra de cinéma de Demy, avec la musique de Legrand, et c'était beau (je ne l'ai qu'entendu à la radio). J'ai rencontré Michel Colombier à la sortie du film, et j'ai regretté de ne pas l'avoir revu avant sa mort en 2004. Il n'est pas mis à sa juste place en France. Une chambre en ville est poignant, admirablement construit et orchestré, et la petite pièce de musique de chambre qui suit le suicide d'Edmond est sublime.