Blog

ENTRE DEUX IMAGES n°89

16 février 2020

PARASITE ET EMPIRIQUE

Choi / Bong / Kébadian / Cahen / Lao Tseu / Schaeffer / Dolto / Roudinesco / Halmos / Leppert / Meyer-Kalkus / Milhakiev / Aidan / Marie / Onfray / Tarkovski / Leskov / Kaïdanovski

Que fait ici Ki-woo (joué par Choi Woo-sik), dans le film de Bong Joon-ho Parasite, une œuvre que ni sa Palme d'or à Cannes, ni ses Oscars à Los Angeles, n'ont réussi à rendre à mes yeux moins forte, moins impressionnante (effet propre à certains cinéphiles snobs français) ? Le jeune garçon vient de trouver un point de leur espace de vie misérable où on peut capter la connexion Wifi d'un voisin, ce qui va changer leur vie et aider à mettre en communication la pauvre famille Kim et la riche famille Park. Mais Ki-woo n'aurait pas trouvé s'il n'avait pas essayé, pratiqué, tenté (je préfère ces verbes à celui de « chercher », qui en français implique quelque chose d'intellectualisé). Les personnages du bas-fond dans ce film sont toujours d'ailleurs en action et en initiative. La pauvreté les a, dans leur cas, encouragés à procéder avec intelligence, pragmatisme et empirisme.

Si mon livre Le Son, qui se vend et se réédite, a été peu commenté en France depuis sa parution en 1998, c'est probablement parce qu'il ne présente pas de thèse mais énonce une série d'observations et de remarques nées de la pratique, d'écoutes, de lectures, de confrontations de ces lectures à l'observation et à la pratique. C'est un essai pragmatique et empirique parce qu'il se veut scientifique, même si c'est au croisement de plusieurs disciplines.

Mon autre essai L'Audio-vision, qui, j'en suis fier, a été beaucoup traduit et réédité bien que son titre soit à l'origine un néologisme, contient, lui, une méthode d'observation du « contrat audio-visuel » applicable à toute séquence de film. Une méthode mise au point en l'essayant. Je suis donc toujours heurté quand, même sans intention réductrice, on me qualifie de « théoricien ». Théoricien, moi ? Je suis un praticien, un observateur et un historien. Les notions qu'on trouve dans mes livres et que rassemble le Glossaire de mon site sont issues de mes propres réalisations et des observations comparées de centaines de films. Vous pouvez les tester vous-mêmes.

Quand j'ai commencé à enseigner le « rapport audio-visuel » à l'IDHEC, en 1980, j'avais déjà réalisé en 1975 un court-métrage, Le Grand Nettoyage (dont j'ai fait la prise de vue, avec l'aide de Jacques Kébadian, et les sons). Plus tard, en 1983, j'ai écrit, réalisé, filmé, mis en musique et en effets sonores un autre court-métrage intitulé Éponine, qui, grâce notamment aux prix qu'il a reçus, a beaucoup circulé. En travaillant pour des vidéos de Robert Cahen, dont Juste le temps, 1983, j'ai aussi pu tenter et tester ce que je pourrais appeler les effets purs de la combinaison audio-visuelle sur le rapport temps/espace dans des films sans narration linéaire; effets dont je pense que certains sont universels, liés au fonctionnement humain, tandis que d'autres sont historiques et locaux.

METTRE DES CONTOURS POUR LE NON-AGIR ; OBSERVER

Si j'ai arrêté de composer il y a un mois, c'est (entre autres) parce que j'ai découvert empiriquement, par la composition même, que la forme était importante pour moi, et que limiter le nombre de mes œuvres musicales pouvait m'aider à mettre en valeur la forme de chacune prise isolément, y compris de celles qui semblent ne pas en avoir.

On trouve dans une de mes premières musiques concrètes, La Machine à passer le temps, un passage qui peut paraître passif dans lequel un phénomène rythmique (créé sur une guitare acoustique) semble se développer de lui-même, sans volonté. Lors d'un séminaire interne du GRM, en 1972, la critique m'en a été faite : « ce n'est pas de la musique, puisqu'on n'entend pas d'intention ». J'avais cru qu'il serait clair que ce moment de non-agir était suffisamment justifié par le titre et par la forme d'ensemble de ce court morceau  - une forme dans laquelle, à d'autres moments, ça s'active et se précipite. Là où j'ai été pragmatique, c'est qu'au lieu de systématiser ce « défaut » comme signature ou au contraire de me forcer à le supprimer comme une tache, j'ai réfléchi sur le sens qu'avait pour moi ce type de moment que j'aime, et ensuite cherché à l'incorporer à des ensembles où il trouverait sa place. De sorte que dans mes œuvres qui ont suivi, il y a toujours ici et là des moments de non-action et de non-décision, au sens taoïste. J'ai bien écrit « non-agir » et pas méditation ou contemplation. J'ai du mal avec la méditation, mais aucun problème avec la réceptivité et l'observation.

Le (Wuwei), traduit parfois par non-agir, de Lao Tseu, il me semble l'avoir compris. En revanche, je l'aborde en pragmatique, donc je l'occidentalise forcément en tant que français du XXe siècle (je dis « XXe siècle », parce que c'est celui où j'aurai passé 53 ans de ma vie, et que 53 ans, ça marque !).

Observer : ce qui me plaît dans l'écoute réduite de Pierre Schaeffer, une écoute que je transmets en petits groupes grâce à Acoulogia, c'est que c'est une pratique de la connaissance et de l'observation, qui constamment doit se mettre face à des phénomènes variés, parfois non prévus.

Ces jours-ci, il y a une polémique contre Françoise Dolto ; celles et ceux qui, tout en redisant leur admiration, se lâchent contre elle (dont, je le regrette, Elisabeth Roudinesco et Claude Halmos) osent affirmer, la première dans Libération et la seconde dans Le Monde, que Dolto n'a pas inventé de concept : je me demande alors ce que sont ses formules d'image inconsciente du corps (par opposition au schéma corporel), et celle de castration symboligène, toutes deux exposées dans L'image inconsciente du corps (Seuil, 1984), sinon des concepts. Moins populaires certes, mondialement, que ceux de Melanie Klein, mais appuyés en l'occurence sur une immense et précoce pratique de l'observation au cas par cas, incorporant pragmatiquement l'expérience de docteur en médecine qu'avait aussi Françoise Dolto née Marette.

Pour ce qui me concerne, et sans me comparer, me reviennent à l'esprit, comme en stéréo, deux remarques revigorantes qui m'ont été faites la première en 2004 aux USA, après un colloque organisé par Richard Leppert, l'autre à Berlin par mon ami Reinhart Meyer-Kalkus. Lors d'une discussion à Minneapolis, un chercheur américain m'a dit : « certains vous reprochent de n'avoir pas de concept directeur et de ne pas vous appuyer sur la sémiologie, mais continuez votre récolte d'observations, ce que vous faites est unique. » La seconde vient de celui-là même qui m'a chaleureusement encouragé, aidé et soutenu pour mon séjour au Wiko, Reinhart Meyer-Kalkus : « je ne sais pas où tu vas en continuant à accumuler empiriquement faits et observations, mais je pense que tu le sais ». Merci à tous deux, et bien sûr, à ceux qui en France, m'ont fait la même confiance, dont Kostia Milhakiev, Frank Aidan et Michel Marie.

Dans ce « je suis pragmatique », il ne faudrait pas lire « je suis un pragmatique », comme si c'était une essence, une auto-définition. Michel Onfray, s'étant défini un jour « hédoniste », s'est cru obligé de répondre aux questions sur ses goûts musicaux, littéraires et culinaires, qu'il écoutait de la musique hédoniste, lisait des livres hédonistes et mangeait en hédoniste. Ce qui me fait rire. Leçon à en tirer : définissez ce que vous voulez, mais ne vous auto-définissez pas trop.

PARASITE DE NAISSANCE

Pragmatique, bon, mais pourquoi parasite ? Parce que j'ai été frappé par la notion d'éthique vampirique que Dolto, encore elle, invente pour décrire, je la cite, « l'éthique articulée au jouir d’être, d’exister et d’augmenter tous les jours sa masse charnelle, éthique additionnelle, vampirique de l’« amasser », de « prendre ». Nous avons tous été des parasites pour naître et croître.

Dans son Journal, à la date du 28 décembre 1978, Tarkovski recopie la traduction en russe d'un texte de Lao Tseu que Nikolaï Leskov, en 1887, mettait en épigraphe à son récit Le jongleur Pamphalon :

« Слабость велика, сила ничтожна. Когда человек родится, он слаб и гибок ; когда он умирает, он крепок и черств. Когда дерево произрастает, оно гибко и нежно, и когда оно сухо и жестко, оно умирает. Черствость и сила — спутники смерти. Гибкость и слабость выражают свежесть бытия. »

A savoir, dans une traduction adaptée de Google Translate, mais qui coïncide avec celle que je connais (n'oubliez pas que vous lisez du français traduit du russe lui-même traduit du chinois !) :

« La faiblesse est grande, la puissance est négligeable. Quand une personne est née, elle est faible et flexible ; quand elle meurt, elle est forte et insensible. Quand un arbre grandit, il est souple et tendre, et lorsqu'il est sec et dur, il meurt. L'insensibilité et la force sont les compagnons de la mort. La flexibilité et la faiblesse expriment la fraîcheur de l'être. »

Tarkovski a mis cette épigraphe dans la bouche, ou plutôt dans la tête, en voix intérieure, du Stalker, joué par Alexandre Kaïdanovski dans le film du même titre terminé en 1979. Je pense que ce que c'est un des aspects d'une démarche qui se voudrait – ou, dans mon cas, se découvrirait - pragmatique et empirique : prendre en compte Lao Tseu.