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SANS VISIBILITÉ - CHAPITRE 13
21 février 2021
AU CANARD QUI LIT
Peña / Bosch / Hurayra / Mahomet / Foucault / Vélasquez / Sy / Leblanc / Kempf / Van Eyck / Brueghel l'Ancien / Tarkovski / Lonchampt / Fellini / Mastroianni / Chion-Mourier / Melville / Verne / Poe / Lucien de Samosate / Homère / Rabelais / Simmons / Dickens / Meyer-Kalkus
C'était en août 1993, à Madrid, au Musée du Prado. Nous allions rejoindre mon ami Antonio Peña, qui nous avait invités pour les vacances dans sa famille à Motril, en Andalousie, et avions profité de notre voiture de location – Anne-Marie bien sûr tenant le volant, car je n'ai pas mon permis de conduire - pour nous arrêter dans ces villes dont les noms me ramenaient à l'histoire mais aussi aux chansons de mon enfance, Tolède, Grenade, et avant elles, Madrid. Madrid où j'ai vu, mais sans le voir vraiment, l'original de la peinture dont est isolé ce détail.
Au Musée du Prado, en effet, je n'ai pas et n'aurais jamais, même en revenant une autre fois à une heure de moindre fréquentation, pu repérer ce personnage figurant dans une œuvre archi-connue d'un peintre flamand dont le nom est un emblème, œuvre dont les détails ont été eux-mêmes hyper-utilisés pour illustrer les couvertures d'une foule de livres sur la culture, l'écoute, tout et n'importe quoi. Sur place, devant l'original, je me suis surtout fait la remarque que c'était plus petit que je ne l'avais imaginé à partir des reproductions en totalité ou en détail. Pourtant les dimensions de 220 x 386 cm de ce triptyque sur bois sont mentionnées partout, mais elles restent abstraites tant qu'on ne l'a pas vu à la taille réelle. En plus il y a tellement de personnages qu'on n'imagine pas qu'ils puissent tenir sur si peu de surface. C'est en fait une miniature géante. Cela, il me fallait en faire l'expérience sur place, la connaissance abstraite de l'échelle n'en donnant pas l'équivalent.
On parle beaucoup aujourd'hui, pour les musées dont beaucoup doivent encore rester fermés, de la visite « réelle » et de la visite « virtuelle ». Je trouve qu'elles ne s'opposent pas mais se complètent. « Voir » la vraie Joconde au Louvre, dans les conditions que l'on sait (il faut faire la queue) continue d'être une véritable expérience, même si elle est décevante et vide (trop de monde et pas le temps). Les reproductions imprimées sur papier font découvrir d'autres choses. La visite dite virtuelle sur écran d'ordinateur permet d'en remarquer encore d'autres. Copier une peinture, comme cela se fait, voire la dessiner, vous apprendrait encore d'autres choses ; et bien sûr les explications d'un bon livre ou d'un(e) bonne guide, attirant votre attention sur ce qui devrait vous être évident – notamment les grandes lignes de la composition – et que vous ne pourrez plus par la suite ne pas voir.
Ainsi cette créature indéterminée, genre de canard mélangé de sirène et muni de deux bras dont il se sert pour tenir un livre, je ne l'aurais jamais remarquée sur place, au Prado, en me tenant même longuement et à une heure peu fréquentée devant le Jardin des délices, de Jérôme Bosch, puisque c'est de cette œuvre qu'il s'agit. C'est tout récemment que, cherchant à revenir sur la question du détail en peinture – par opposition au détail dans l'œuvre de musique concrète - je l'ai vue, grâce à une magnifique saisie en haute-définition qui figure à l'entrée Wikipedia française consacrée à cette peinture. Mais aussi, voire surtout, grâce à une reproduction isolée de ce personnage incluse dans cet article de l'encyclopédie en ligne, dont je suis un des modestes donateurs. La légende souligne avec humour que « ce personnage est en train de lire à un moment où le livre n'est pas censé avoir été inventé (détail du panneau gauche) », à savoir lorsque le Seigneur présente Ève aux yeux d'Adam qu'il a réveillé, après l'avoir endormi pour fabriquer sa compagne à partir d'une de ses côtes (« Il n'est pas bon que l'homme soit seul »).
J'en profite pour décorer le blog d'aujourd'hui avec la reproduction d'un texte cueilli sur le site maison-islam.com, dans lequel le fait qu'Ève ait été créée à partir d'une côte d'Adam est discuté :
Il existe un hadîth du Prophète, relaté par Abû Hurayra, qui se lit ainsi : "عن أبي حازم، عن أبي هريرة رضي الله عنه، قال: قال رسول الله صلى الله عليه وسلم: استوصوا بالنساء، فإن المرأة خلقت من ضلع ،وإن أعوج شيء في الضلع أعلاه، فإن ذهبت تقيمه كسرته، وإن تركته لم يزل أعوج، فاستوصوا بالنساء
« Recevez (de moi) le conseil de bien agir envers les femmes. Car la femme a été créée d'une côte ; et la partie la plus recourbée de la côte est sa partie haute. Si tu te mets à la redresser, tu la brises. Et si tu la laisses, elle ne cesse d'être recourbée. Alors recevez le conseil de bien agir envers les femmes" (rapporté par al-Bukhârî, n° 3153, 4890, et Muslim, n° 1468/60). »
Un hadîth, je l'ai appris à ce sujet, est un propos rapporté du Prophète Mahomet, qui ne figure pas dans le Coran, lequel est considéré comme parole divine ininterrompue. De l'oral, par opposition au Livre dicté par l'Ange Gabriel.
Donc, dans le panneau de gauche du Jardin des délices, Ève est présentée à Adam. Mais sur place, à moins de prendre de bonnes et de très nombreuses photos numériques, vous n'aurez jamais l'occasion de remarquer le canard/sirène lecteur qui est tout en bas, et qui ne prête aucune attention à cette scène décisive. Lui il lit. Quoi ? La peinture permet de reproduire ce qui figure sur un livre aussi bien que de le laisser indéterminé, ce qui est le cas ici.
Attention, je ne suis pas en train de vous faire la « glose » du tableau de Bosch, genre Michel Foucault écrivant sur les Ménines de Velasquez (qui sont justement une des autres toiles les plus connues du même musée) un brillant chapitre d'ouverture à son essai Les mots et les choses. Je projette simplement, sur ce personnage que Wikipedia m'a fait découvrir, mon expérience acquise enfant et jamais déçue depuis, du bien-être qui peut être celui d'un lecteur ou d'une lectrice tandis que le monde continue à tourner (le premier couple humain vient d'être créé, mais moi je lis). Plaisir qu'il semble que les enfants redécouvrent : j'ai ainsi entendu que le succès d'une nouvelle adaptation en série des Aventures d'Arsène Lupin, avec Omar Sy dans le rôle principal (celui d'un personnage inspiré par le gentleman-cambrioleur), avait entraîné un intérêt chez eux pour les romans de Maurice Leblanc.
Ce personnage donc, que Damien Kempf sur Twitter baptise un « Merduck » (combinaison de Mermaid et de Duck), il ne m'a pas tapé dans l'œil sans raison. Lui a-t-on demandé, à Foucault, pourquoi il a choisi, pour la recouvrir de ses mots, une toile où sont impliquées des personnes royales, plutôt que Les époux Arnolfini de Van Eyck qu'on peut voir à Londres, ou les sublimes Chasseurs dans la neige de Brueghel l'Ancien, qui sont à Vienne et qu'adorait Tarkovski ? Ne serait-ce pas parce qu'elle est tout indiquée pour être le point de départ d'un discours sur le pouvoir, qui donc intéressait Foucault plus que d'autres choses (plus que l'injustice, par exemple). Il y a des causes où l'on se définit par le choix du mot-clé initial.
Moi, je me contente de projeter, et de me projeter, sur un personnage qui lit, et qui existe à côté de bien d'autres. En effet, comme j'en ai parlé à propos de Fellini (voir mon blog n°99 de la série Entre deux images), j'aime bien l'idée de figurer une foule et la diversité des êtres dans le plaisir de l'individualisation (car il ne s'agit pas de montrer des « communautés » mais toujours et toujours des individus), et dans cette foule, il peut se trouver quelqu'un qui lit. Quelqu'un de neutre, du point de vue du genre auquel il appartient, comme l'est l'hybride Merduck, car quand on lit on est neutre, et on se repose du poids d'être « genré ».
On peut entendre ainsi des foules disparates dont émergent passagèrement des individus dans plusieurs de mes musiques concrètes : dans l'épisode polyglotte, longuement assemblé et mixé, La Cité humaine de ma Tentation de saint Antoine, terminée en 1984, dans le Gloria composé en 1994, et dans une œuvre récente, créée en 2019, Laudes. Le rapprochement de mon travail en musique avec la peinture de Bosch ne vient pas de moi, il m'a été donné par un article du critique Jacques Lonchampt, en 1974, dans Le Monde, à l'occasion de la reprise de mon Requiem à l'église Saint-Séverin : « une sorte de Jérôme Bosch moderne. » Le peintre flamand est souvent associé à l'idée de monstres et de déformation, mais pour moi, il représente aussi la diversité des formes : la chimère de canard avec bras d'homme et queue de sirène qu'on voit sur ce détail de peinture n'est pas plus monstrueuse qu'un corps humain nu.
Ensuite, vient la question de la différence entre peinture et musique : il faut beaucoup d'écoutes pour que se détache tel détail, tel personnage d'une de mes compositions, mais je sais qu'ils y sont à leur place, et que pour la personne qui entend, il surgira le moment venu.
La deuxième fois où j'avais regardé Huit et demi, de Fellini, sorti en 1963, puis revu dans un ciné-club à la Faculté de Nanterre, j'avais été frappé par une réplique de Guido, le metteur en scène de cinéma joué par Marcello Mastroianni, lorsque, faisant visiter le décor en construction de son film, celui-ci dit que, dans l'œuvre qu'il veut faire, tout pourra rentrer, même « un marin qui fait des claquettes ». Et il appelle un ouvrier transportant un bidon d'eau qui est allé aux USA, et qui mime un mauvais numéro de claquettes, tout en continuant à porter son bidon qui l'embarrasse. À la fin de Huit et demi l'œuvre de Guido ne se fait pas, on commence à démolir le décor, mais l'homme au bidon et aux claquettes, congédié aussi, a trouvé le moyen de figurer dans le film… de Fellini. Même s'il n'a pas de rôle, il est une partie de la fresque. Je pense souvent à ce marin.
Quant à la lecture... Lorsque mon mélodrame de deux heures L'Isle sonante, que j'ai beaucoup retravaillé depuis la version en 1998 et qui reste inédit au disque, sera donné en entier et avec les sous-titres anglais que je lui ai ajoutés tout récemment, on comprendra mieux son idée : le personnage d'Axel/le, qui lit et qui a la voix de ma nièce Florence Chion-Mourier, ne s'identifie avec aucun des narrateurs des récits de navigation de Melville (Moby Dick, Mardi), Jules Verne (Voyage au centre de la Terre), Edgar Poe (Aventures d'Arthur Gordon Pym), Lucien de Samosate (Histoire véritable), Homère (L'Odyssée) et Rabelais (Le Cinquième Livre) qu'il/elle lit, mais à travers elle/lui, nous vivons et nous voyageons grâce à une lecture, le long de sa voix.
Quand je lis, je ne déclame pas intérieurement, mais il y a une voix égale qui m'accompagne. J'avais donc demandé à ma nièce Florence, durant le tournage sonore que nous avions fait chez elle, à Saint-Donat, de lire à haute voix de la façon la plus plane et la plus simple possible, sans dissimuler qu'elle lisait, et elle l'a fait merveilleusement alors que c'est très difficile.
Il y a aussi la lecture publique à haute voix. Dans son roman intéressant, trop long mais bien documenté publié en 2011, Drood, Dan Simmons évoque la pratique des lectures publiques par Charles Dickens. Reinhart Meyer-Kalkus a publié l'année dernière chez Metzler un gros livre sur l'histoire de la lecture publique littéraire, Geschichte der literarischen Vortragskunst que j'ai commencé à lire en allemand et qui est passionnant. Je souhaite qu'il soit vite traduit : toute une histoire de la société et de la culture y est revue, et la façon dont nous comprenons la littérature en est changée. Meyer-Kalkus fait notamment des rapprochements très intéressants avec la pratique actuelle du rap et du slam.
Avant le confinement et la pandémie, Anne-Marie et moi fréquentions de temps en temps les lectures publiques données à la Maison de la Poésie, Passage Molière, à Paris. Ces séances se donnent actuellement sur Youtube et en s'inscrivant, mais nous espérons qu'elles reprendront vite sous leur forme normale.
Ce qu'on voit ci-dessous est l'image discrètement ironique d'un lecteur public, avec verre d'eau, bouteilles d'eau minérale en plastique, et geste éloquent du pouce et de l'index, qui orne la couverture de la somme de Reinhart Meyer-Kalkus Geschichte der literarischen Vortragskunst. Lors de l'année que nous avons passée au Wiko à Berlin, nous étions allés deux fois suivre le cours de Reinhart à l'Université de Postdam, et justement il avait insisté avec humour sur la dramaturgie minimale du lecteur public, celle du « verre d'eau ». Lecture et eau, en somme : qu'on soit plongé dedans, comme la créature de Bosch, ou qu'on s'y rafraîchisse de temps à autre.