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SANS VISIBILITÉ – CHAPITRE 20

11 avril 2021

ALCOOLS

Temple / MacGowan / The Pogues / Henri Chion / Hergé / Morris / Goscinny / Bébé Rose / Morinaga / Ozu / Nii / Wilder / Milland / Chaplin / Cassavetes / Harlow / Hitler / Visconti / Ryu / Ozu / Kato / Naruse / Mizoguchi / Kurosawa / Blier / Delon / Minnelli / Altman / Joel et Ethan Coen / Marie / Horvilleur / Garcin / Schubert / Goethe / Audiard / Lautner / Ventura / Blier / Blanche / Lefevbre / Dalban / Nichols / Albee / Burton / Taylor / Segal / Dennis / Huston / Lowry / Finney / Zviaguintsev / Legin / Serebriakov / Vdovitchenkov / Madianov

Crock of Gold: A Few Rounds With Shane MacGowan, le long-métrage documentaire de Julien Temple (réalisateur d'Absolute Beginners, 1987), sur Shane MacGowan, qui fut le chanteur et la figure dominante du groupe folk rock The Pogues, devrait sortir sur les écrans français fin juin si les salles rouvrent. Je l'ai visionné grâce à un lien envoyé par le distributeur. Non seulement il m'a appris beaucoup de choses sur un courant du rock dont j'ignorais tout, mais aussi il parle très bien de l'histoire de l'Irlande, et il est très brillant et divertissant, mélangeant archives, formats, dessin animé, effets spéciaux, et faisant un usage très virtuose du montage sonore, et des changements de définition du son. On y boit beaucoup et il est rare que le personnage principal, interviewé à différentes époques de sa vie, n'ait pas un verre à la main. A la question : est-ce pour vous détruire que vous buvez ?, il répond que d'une part il a été conditionné à l'alcool depuis sa plus tendre enfance, et que d'autre part il boit pour se détendre. J'aime cette réponse sans forfanterie. J'ai connu des gens comme lui dépendants de l'alcool, comme lui conditionnés par leur histoire à le devenir, et comme lui très humains. Rien que la façon dont MacGowan, par ailleurs un très bon poète, tient son verre, m'émeut.

Cela ne change rien aux drames que cause la conduite en état d'ivresse, qui d'ailleurs n'est pas le seul fait des alcooliques chroniques. Elle peut transformer n'importe qui en meurtrier, et sa répression s'impose ainsi que, bien sûr, sa prévention.

Chacun de nous a une partie de son histoire liée d'une manière ou d'une autre à la question de l'alcool. La mienne, d'histoire, est d'avoir eu un grand-père paternel qui était comment on dit un bon vivant. Grosse voix bourrue, haute taille pour sa génération et forte corpulence, il s'y connaissait en vins rouges de qualité. Quand il nous invitait mon grand frère et moi dans un des innombrables petits restaurants du 15e arrondissement où il résidait, il nous faisait goûter du bout des lèvres des vins intimidants. Je ne savais pas trop ce qu'il fallait apprécier ni quoi en dire, et depuis cette expérience le restaurant gastronomique français, avec sa carte des vins qu'il faut goûter pour les accepter ou les refuser, reste pour moi associé à quelque chose de fastidieux, comme un examen qu'on vous impose, dont on ne voit pas l'intérêt et auquel on a peur d'échouer. C'est peut-être pour cela que je ne suis pas devenu expert en vins rouges ni gastronome. Je préfère d'ailleurs les cuisines de pays comme l'Italie, où le repas me semble une partie de la journée moins compliquée et cérémonieuse, et où avec des produits simples on mange bien et on est content. En Italie, avant d'avoir mes ennuis au pancréas et au foie, j'aimais bien aussi boire au comptoir ou en salle une petite grappa. C'était juste celle que proposait le café, pas une grappa choisie dans une carte et à comparer avec une autre grappa.

Début 2001, au sortir de ma longue hospitalisation, il m'a été conseillé de ne plus boire de toute ma vie une seule goutte d'alcool. J'avais tellement peur de repasser par les mêmes problèmes et les mêmes douleurs, que j'ai respecté scrupuleusement cette abstinence pendant presque huit ans. Puis, suite à des prises de sang rassurantes et avec l'approbation de mon médecin, je me suis remis à boire un peu, durant les repas ou dans les cafés, tantôt de la bière, tantôt du prosecco, parfois du champagne. Et cela me détend extraordinairement.

C'est à l'alcool pourtant qu'est associée une des pires expériences de ma vie d'adulte. Je me trouvais en Islande en 1980, comme chaque année ou presque en début d'été, chez des amis à Reykjavik, et j'avais été invité à me joindre à une soirée de beuverie du samedi soir chez plusieurs jeunes étudiants. Je savais à quoi m'attendre, car en 1976, j'avais assisté en Islande à un spectacle apparemment courant le samedi soir, à la fin du mois de juin quand il ne cesse de faire jour : la moitié de la ville complètement bourrée, et une police compréhensive veillant à ce qu'il n'y ait pas de dégâts et de conducteurs ivres. Mon corps n'était pas habitué à ce qu'on appelle maintenant le binge drinking, mais j'étais accompagné d'une amie islandaise qui m'assurait qu'au cas où..., elle prendrait soin de moi. De fait, au bout d'une heure de beuverie assez sévère à base de vodka mélangée à du coca-cola pour la faire durer (en effet l'alcool était cher et se vendait seulement dans les magasins autorisés), j'étais déjà malade et je passai au moins l'heure suivante par terre sur le sol, abruti et à demi-conscient, dans l'indifférence totale des autres, et notamment de ma soi-disante amie. C'est là, dans un groupe, que j'ai éprouvé la plus grande impression possible de solitude depuis mon enfance, la plus pure essence de déréliction, sans additif et sans sucre - précisément parce que c'était au milieu d'un groupe. J'ai fini par récupérer par moi-même, je suis parti vers quatre heures du matin, il faisait toujours clair bien sûr, et je suis rentré à pied dans la maison dont on m'avait prêté la clef, avec un sentiment de soulagement et de détresse. Non, s'alcooliser ensemble n'est pas toujours une expérience sympathique.

Pour quelqu'un de ma génération, l'alcool est aussi lié à ce qu'on appelle aujourd'hui la bande dessinée (on disait « les illustrés », quand j'étais petit). J'évoque bien sûr le personnage du capitaine Haddock dans les aventures de Tintin, obsédé par l'alcool et tellement humain. Comme beaucoup d'admirateurs, j'ai été très déçu lorsque son créateur a tenté d'en faire un abstème, dans ce qui reste le plus mauvais album d'Hergé en même temps que le dernier fini, Tintin et les Picaros.

Mais comment oublier la première rencontre de Tintin et Haddock ivre dans Le Crabe aux pinces d'or, cet album où l'éthylisme joue un rôle important et délirant ? Cette importance donne aux albums avec le capitaine un certain caractère épique, et rattrape largement ce qu'il y a de boy-scout et de bien-pensant dans les albums qui vont suivre. Je ne sais pas si dans la bande dessinée pour enfants, on a d'autres exemples d'une addiction aussi sévère à l'alcool ou au tabac. Oui, on parle du mégot aux lèvres de Lucky Luke (que les règles de la « littérature pour la jeunesse » ont fait remplacer par un brin d'herbe), mais le héros de Morris et Goscinny n'est jamais hors de lui sous l'effet de son addiction.

L'alcool, pour moi enfant, c'était aussi le clochard de Nogent-sur-Oise, un vieillard hirsute surnommé par antiphrase Bébé Rose, qu'on pouvait croiser dans la rue, souvent assis ou allongé, et qui par un hiver assez dur a été retrouvé mort de froid. Il m'a inspiré le personnage de Melchisedech que je joue dans le mélodrame Diktat, composé en 1979, et où j'ai voulu exorciser avec beaucoup d'avance – je n'avais que trente-deux ans ! - le spectre de la déchéance.

Je ne suis pas moi-même indemne de toute addiction : la première, que je contrôle du mieux que je peux, est celle aux anxiolytiques et aux somnifères, et elle dure depuis plus de 40 ans ; la seconde, plus immatérielle, est l'addiction à la production de son, notamment par ma voix, même si j'ai dû me calmer depuis mes acouphènes : je ne pourrais plus produire les hurlements qu'on entend dans le Gloria et le Kyrie des années 90, ni les vaticinations d'ivrogne de mon Melchisédech.

Quoi qu'il en soit je suis content qu'il existe un moyen de se détendre et de se sentir bien aussi simple qu'une bière à la pression tirée dans une brasserie allemande, ou même une bière en cannettes achetée au Franprix de notre rue et sortie du frigidaire, ou une coupe de champagne, ou un petit verre de grappa. Encore une fois rien de savant, de gastronomique, ni de la panoplie de bon vivant qu'on lui associe et qui m'ennuie terriblement.

Lorsque nous avons voyagé au Japon en 2009, grâce à Yasuhiro Morinaga, nous sommes allés entre autres voir la tombe du réalisateur Ozu à Kamakura, là où se trouve également un célèbre Bouddha géant. C'est l'oncle d'une de mes anciennes étudiantes en thèse qui nous y a emmenés, pour me remercier d'avoir aidé sa nièce Kazuko Nii, qui avait fait sous ma direction un très bon travail sur le doublage et le sous-titrage français des films japonais. Sur la tombe d'Ozu il y avait, comme c'est habituel et comme on le voit sur la photo ci-dessous prise par l'oncle de Kazuko, deux boissons favorites du défunt, une bouteille de saké, et une autre de whisky Suntory. Le soir, après cette visite Anne-Marie et moi nous avons été invités par lui et son épouse dans un restaurant « kaiseki » de Yokohama, extrêmement raffiné aussi bien pour le service que pour les plats, et c'est là que j'ai fait le meilleur repas de ma vie. C'était si beau et raffiné que c'en était bouleversant, et j'en ai eu les larmes aux yeux. En même temps, peut-être grâce à ma qualité d'étranger, on ne me demandait pas mon avis d'expert sur la qualité du saké.

Ci-dessous, comme d'habitude sans ordre ni chronologique ni de préférence, une top list de huit scènes de beuverie au cinéma. J'ai écarté les évocations de l'alcoolisme solitaire comme par exemple le film de Billy Wilder Lost Week-end, par ailleurs assez poignant, sur les tourments de l'alcoolique joué par Ray Milland, mais aussi les grandioses numéros d'alcoolique que Chaplin a représentés dans ses films, pas seulement dans Les Lumières de la ville.

1) La scène du pub dans le film de John Cassavetes Husbands, sur des mâles américains en bordée, où ils contraignent chaleureusement une pauvre femme, jouée par Leola Harlow, à chanter et rechanter. Il s'en dégage une authenticité très émouvante, et ce « courant d'amour » propre à plusieurs films du réalisateur.

2) Dans un registre très différent, chez Visconti, la scène épique de beuverie à la bière des S.A., dans une auberge au bord d'un lac, avant leur massacre par les S.S. sous l'ordre d'Hitler, dans ce qui s'est appelé par la suite la Nuit des Longs Couteaux (c'était en 1934). Cette scène est un des points culminants des Damnés, de 1969, que nous avons revu récemment, et qui garde sa puissance. Évidemment ce sont des crapules et personne n'est invité à plaindre leur sort. Mais pour moi Visconti a trouvé là une sorte de grandeur décadente digne de la peinture dans l'évocation de cette orgie nazie.

3) Les petites cuites discrètes et gentilles, dans un bar dont la jolie serveuse lui rappelle sa défunte femme – voir mon blog Entre deux images n°8, de décembre 2014 - , du vieil Hirayama joué par Chishu Ryu dans 秋刀魚の味, Sanma no aji , 1962, d'Ozu (littéralement Le goût du poisson-couteau d'automne, traduit par congre dans les sous-titres du film, lorsque les personnages en font manger à leur vieux professeur qu'ils ont invité au restaurant). Le film, que je ne me lasse pas de revoir, est sorti en France dans les années 70 sous le titre Le goût du saké. J'aime particulièrement la scène où, avec un ancien militaire joué par Daisuke Kato, un spécialiste des rôles populaires qu'on voit très souvent chez Naruse, Mizoguchi, Kurosawa, etc., Hirayama évoque la fin de la grandeur impériale du Japon en faisant mine de défiler au son d'une musique patriotique.

4) J'aime aussi, vous le savez par le blog 17 de cette série Sans visibilité, le film de Bertrand Blier Notre histoire. Or, le garagiste dépressif et décidé à se « foutre en l'air », joué par Alain Delon, qui comme souvent est très bon, s'y alcoolise lentement avec de la bière qu'il achète par packs. Il dit bien « de la bière » sans spécifier laquelle, et ça m'a plu, cette forme d'alcoolisme où l'on est libéré de l'ennuyeuse obligation d'être connaisseur. La bière est ici une forme d'alcoolisation populaire, sans prétention ou connotation littéraire (les personnages d'écrivains alcooliques, courants au cinéma chez Minnelli, Altman, les frères Coen, et même Blier dans Le Bruit des glaçons, ont tendance à m'énerver, je ne sais pourquoi, même si je sais que leurs modèles réels existent). Comme le dit très bien Michel Marie, dans son article « Alcoolique » du Dictionnaire des personnages de cinéma, auquel j'ai eu la chance de contribuer de près grâce à son directeur et son initiateur, le merveilleux Gilles Horvilleur, « on ne sable pas la bière ». Je pense à la belle scène où Ginette Garcin, aux accents sublimes de l'œuvre pour chœur d'hommes Le Chant des esprits au-dessus des eaux, de Schubert sur un poème de Goethe (une œuvre que j'ai incorporée toute entière dans ma Messe de terre), présente à Delon un réfrigérateur géant montré comme une apparition divine, un monolithe à la 2001, parce qu'il est rempli de toutes les bières.

5) Je ne suis pas très porté sur Michel Audiard, bien que je lui fasse une place non négligeable dans mon recueil sur Le complexe de Cyrano, La langue parlée dans les films français, et je n'aurais pas forcément pensé à inclure la scène de cuite des Tontons flingueurs réalisé en 1963 par Georges Lautner, scène devenue si culte à mon grand étonnement, si je n'avais un bon souvenir à son sujet. Je l'ai vue à la sortie du film, avec ma mère, ce n'était pas des films qu'on imaginait franchir les décennies et elle s'était bien amusée, moi aussi mais comme en écho. Il est vrai – je l'ai revue pour l'occasion de ce blog - que la troupe d'acteurs ici réunis, Lino Ventura, Jean Lefebvre, Bernard Blier, Françis Blanche et Robert Dalban fonctionne extrêmement bien, pour détailler le goût et surtout les arrière-goûts d'une mystérieuse boisson. Rappelons tout de même – cela ne m'a pas étonné de l'apprendre - qu'Audiard a écrit des saloperies antisémites durant l'occupation allemande. Il n'avait « que » vingt-trois ans, certes, mais personne n'est obligé de penser et d'écrire aussi bassement à vingt-trois ans. Comme la boisson énigmatique, le talent d'Audiard a de curieux arrière-goûts : notamment celui d'une France aigrie et désabusée, nostalgique et dérisoire à la fois, et un goût de « Schadenfreude », comme dit la langue allemande, formule qu'on traduit par « joie mauvaise ». J'estime que mon chapitre sur son style, qu'un audiardophile militant dont j'ai lu la critique ne trouve évidemment pas assez louangeur et développé, est pondéré et dit des choses intéressantes, en resituant Audiard dans l'histoire du cinéma français au lieu d'en faire un phénomène à part, isolé sur son piédestal. Cela pour donner mon sentiment sur le fétichisme mono-auteuriste de certains ouvrages français sur le cinéma qui, en se déplaçant des réalisateurs sur les acteurs ou sur les scénaristes, ne change pas la donne et continue de contribuer à empêcher toute histoire adulte du cinéma.

6) Qui a peur de Virginia Woolf, 1966, réalisé par Mike Nichols, évidemment, d'après la pièce d'Edward Albee dont le titre m'a longtemps intrigué. Grâce à la direction de Nichols le quatuor Richard Burton/Elizabeth Taylor/George Segal/Sandy Dennis est comme un magnifique quatuor à cordes, tout le monde vibre avec tout le monde, et les deux stars, couple à la vie comme à l'écran, ne volent pas le film.

7) Je n'ai pas revu le film de John Huston, Under the Volcano/Au-dessous du volcan, 1984, d'après Lowry, depuis sa sortie à Cannes, et je ne l'ai pas sous la main, mais je me rappelle qu'Albert Finney était le plus grandiose alcoolique que j'avais vu à l'écran depuis Chaplin. Voilà un acteur démesuré auquel le réalisateur a su donner tout le champ dont il avait besoin. Je me rappelle la réplique où le consul des USA au Mexique, tenant fièrement immobile et debout malgré son état, déclare qu'il attend, le monde tournant, que sa maison réapparaisse devant lui. Le défi de « rester debout » joue un grand rôle chez Chaplin aussi, qui a multiplié, en référence selon moi au drame et à la grandeur de l'alcoolisme parental, les situations où le sol oscille et se dérobe : la maison en équilibre instable de La Ruée vers l'or, le bateau de l'Emigrant, etc.

8)  Левиафан, Leviathan, 2014, d'Andreï Zviaguintsev, un réalisateur dont j'ai déjà parlé dans les blogs 32, 37 et 58 de la série Entre deux images, sur un scénario d'Oleg Legin et du cinéaste : on y picole beaucoup, à la vodka. Le héros Kolia (Alexeï Serebriakov) et son « ami » avocat Dmitri (Vladimir Vdovitchenkov) y ont notamment un étrange « moment de vérité » bien arrosé. L'alcool dans le film est un fait, qui n'élève ou n'abaisse personne, et qui prend la couleur du personnage alcoolisé : comme celui de l'ignoble maire corrompu joué par Roman Madianov, décidé à faire détruire la maison de Kolia pour offrir à l'Eglise orthodoxe la possibilité d'y bâtir une église.