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ENTRE DEUX IMAGES n°8 / TOP LISTS n°3, 4 & 5

28 décembre 2014

TOP LIST 3 / LE SIGNIFIANT JUSTE : MOMENT D'ADULTE / TOP LIST 4 / TOP LIST 5 / BONNE ANNEE

Huit réalisateurs / trente compositeurs / une vingtaine d'interprètes / quelques écrivains / Ryu / Vande Gorne / Kurosawa / Lynch / Maia Sacic / Montel

Il n'y a pas tant que cela de films et de cinéastes qui honorent la venue du soir. En gros, il y a Ozu (ici, dans deux plans du Goût du saké, avec la charmante barmaid dont le visage rappelle au vieil Hirayama celui de sa défunte épouse), Tati, bien sûr - deux tombées du soir brusques, mais sensibles dans Playtime - , plusieurs cinéastes italiens (le merveilleux "Buona sera" à la fin des Nuits de Cabiria, de Fellini, et bien sûr, la dernière séquence de L'Eclipse, d'Antonioni). Quoi encore ? Evidemment le début de Nightfall, 1957, de Jacques Tourneur, d'après David Goodis, l'auteur-poète de la Série Noire. Ah, ces moments où des réverbères, des plafonniers s'allument un peu trop tôt, le ciel n'étant pas encore noir, comme si c'était eux qui décidaient de la nuit...

TOP LIST n° 3 : DOUZE SYMPHONIES

Puisque la barmaid d'Ozu propose à Chishu Ryu de mettre un disque, voici mes douze symphonies favorites, énumérées selon les mêmes règles que d'habitude : pas plus d'une oeuvre par auteur, et aucun ordre, ni alphabétique, ni chronologique, ni de prédilection.

1. La Deuxième, "Le Double" d'Henri Dutilleux (1959), en trois mouvements au lieu des quatre usuels. Une œuvre féérique, légendaire, et dont la fin, qui se calme et se dissout graduellement, est si originale : j'ai essayé de m'en inspirer pour ma symphonie concrète La Vie en prose. Je regrette que Dutilleux n'en ait pas composé d'autres et qu'il ait passé des années sur deux concertos, le premier pour violoncelle et le second pour violon, certes beaux, mais pour moi beaucoup trop au service du soliste et tombant parfois, comme tant d'oeuvres concertantes, dans le bavardage instrumentaliste.

2. La Neuvième de Ludwig van Beethoven (1824) en Ré mineur : on n 'y coupe pas, mais c'est tellement immense et cosmique. "Diesen Kuss der ganzen Welt !"

3. La Septième d'Anton Bruckner (1881-83), en Mi majeur, celle que l'on préfère généralement et je suis du nombre, dont on entend des fragments dans Senso, de Visconti ; même si le finale comme dans tant de symphonies (sauf la Cinquième, du même compositeur), sonne comme une formalité venant une fois que tout a été dit, avec l'air ahuri de celui qui arrive après la bataille. Mais ce premier mouvement, et cet Adagio !

4. La Symphonie en Ut majeur (1855) de Georges Bizet, écrite à 17 ans et jamais jouée durant la courte vie de l'auteur : quelle vivacité et quel chant (le hautbois dans le deuxième mouvement).

5. La Huitième d'Anton Dvorak (1889) en Sol majeur, moins connue que celle du Nouveau Monde, que j'aime aussi. Mais un tel charme et une telle aisance dans les changements d'atmosphère. On y respire l'air des contes, des forêts, avec la flûte souvent présente et qui semble dialoguer à égalité avec l'orchestre, l'entraîner. Et ce finale ruisselant de vie : j'adore le coup de théâtre, qui, avec l'aide des flûtes, transforme une danse balourde en un ballet de lutins descendant par demi-tons. Du bon air frais sous forme de musique.

6. La Cinquième (1944) de Sergei Prokofiev, en Si bémol majeur : j'en ai déjà parlé dans le blog n° 5 ; c'est l'une des mieux construites de tout le répertoire, aucun mouvement n'y est une formalité. Elle gagna un Prix Staline de première classe (sic, voir plus bas).

7. La Quatrième de Gustav Mahler (1899-1900), en Sol majeur, malgré le finale "naïf" avec la cantatrice, qui me déçoit souvent comme pirouette formelle, sauf quand le chef et la chanteuse lui donnent une nécessité (voir blog n° 4).

8. La Neuvième, ou Septième (1825 ?), de Franz Schubert, en Ut majeur, immense et jamais écrasante : noble, simple, elle ne cesse d'avancer, de marcher à différentes allures. C'est comme un immense cortège. D'un mouvement à l'autre on change de tempo, mais la route est la même. Même le tourbillon de la fin se transforme en une marche, à laquelle nous nous joignons, fraternellement.

9. La Symphonie pour un homme seul, de Pierre Schaeffer et Pierre Henry, 1950. Elle n'est pas pour orchestre et n'a pas de tonalité principale, et c'est une musique concrète "pour sons fixés", mais je l'aime tellement dans sa variété, son humour, ses malices et sa poésie, mais aussi son espace. Elle prouve que même en monophonie, on peut avoir des plans, des jeux d'espace "interne" à l'enregistrement. Je ne comprends pas pourquoi, même chez les compositeurs du genre, elle n'est pas mise à sa juste place. Il y a là-dedans une richesse de forme, d'invention et de composition qui est fort loin de tout primitivisme, de toute naïveté.

10. La Symphonie Italienne de Felix Mendelssohn en La majeur (1830) : elle a l'énergie et les bondissements de certains chats. Le si beau deuxième mouvement semble se dérouler sous la lumière pâle de la Lune.

11. La Symphonie unique op. 21 d'Anton von Webern (1928) en deux mouvements. Il se peut que la musique dodécaphonique sérielle intégrale n'ait pas été biologiquement viable, mais n'aurait-elle produit que cette oeuvre étrange, unique, en suspension... Qui sait dans l'avenir ? L'idée de Schoenberg était belle, et Webern un grand artiste.

12. La Sinfonietta de Leos Janacek (1926) : elle me donnait déjà de l'énergie et de la joie avant que je n'apprisse qu'elle avait été initialement conçue pour une association de gymnastique.

LE SIGNIFIANT JUSTE : MOMENT D'ADULTE

Sur la chaîne d'infos iTELE (à laquelle je ne dois pas être le seul à être "accro", jusqu'à me servir de ses informations en boucle pour m'aider à m'endormir la nuit), passe en cette fin de décembre une rareté : un moment d'adulte - justement là où en principe cela n'arrive jamais, c'est-à-dire au milieu d'une série de spots publicitaires. Dans ce cadre où l'on voit normalement des trentenaires surexcités braver tout ridicule pour se précipiter haletants sur une offre de vente de voitures à bas prix, une femme boire sa tasse d'expresso - "un goût si intense, une mousse si onctueuse" - avec l'air inspiré d'une mystique recevant la Sainte Communion, un homme trépigner de joie en souscrivant un abonnement Internet, exceptionnellement, ici, des personnes majeures se comportent en humains sans hystérie.

Il s'agit de deux spots de prévention complémentaires sur ce que voient les enfants sur les écrans. Les personnages de ces deux mini-films sont un moniteur de sport qui surprend un garçon regardant une série gore sur une tablette, et une femme au foyer s'adressant à des fillettes installées devant un écran où passe une scène X (on ne voit pas les films mais on les devine par ce que dit l'adulte). Au lieu de s'affoler, de culpabiliser, ou de faire la grosse voix, l'homme et la femme interrompent le programme et ils rappellent tranquillement l'interdit, le verbalisent, et ensuite ils font parler les enfants avec des mots simples de ce que ceux-ci ont vu ou ressenti.

Le slogan du message est : "les images violentes" (spot garçon) / "choquantes" (spot filles), "on doit les éviter, sinon il faut en parler." Le choix, la nuance et la gradation des mots ("on doit" / "il faut"), me paraissent remarquables, de même que le "sinon", qui laisse une alternative autre que le laisser-faire ou l'interdit abrupt ou embarrassé.

Des adultes comme cela (et non des hystériques ou des imprécateurs), je suis sûr qu'il y en a beaucoup plus dans la réalité que n'en montrent les écrans, et encore plus nombreux des gens qui ont parfois des "moments d'adulte", quand à la fois ils tiennent leur rôle et calment le jeu. J'aimerais qu'un adulte comme ça intervienne de temps en temps dans ma tête, pour "calmer le jeu".

TOP LIST n° 4 : DOUZE MELODIES OU LIEDS ACCOMPAGNES (PIANO OU ORCHESTRE)

Tout ce que je cite ci-dessous se trouve sur YouTube, dans de multiples versions :

1. L’Invitation au voyage (Henri Duparc, 1870, poème de Baudelaire) : en trois mesures et deux accords, puisque voyage il y a, on est parti. Le destin du compositeur d'une telle merveille me hante : produire une chose si belle à 22 ans et tomber dans l'impuissance à composer, survivre un demi-siècle à son génie créateur.

2. Clair de Lune (Gabriel Fauré, 1887, poème de Verlaine), bien plus beau que celui de Debussy sur le même texte. J'ai envie de pleurer rien qu'en m'en jouant l'accompagnement.

3. Auf dem Wasser zu singen (Franz Schubert, 1823) : "à chanter sur l'eau", miraculeux dans son balancement entre majeur et mineur. Allez donc écouter Irmgard Seefried sur Internet.

4. Beim Schlafengehen, "en allant dormir" (Richard Strauss, poème de Hesse), l'un des quatre derniers lieder, bien sûr, écrit en 1948. Si l'on veut s'endormir en montant au ciel, on peut écouter Jessye Norman, et l'on vit les dernières lignes de la Légende de Saint Julien l'Hospitalier, de Flaubert. Ca se bouscule sur YouTube pour le choix de cette mélodie comme accompagnement à ses propres funérailles ; j'y ai moi-même pensé, mais je prendrais plutôt un air d'opéra français (peut-être l'air de Nadir des Pêcheurs de Perle), par chauvinisme. Et puis, même sublime, il ne faut pas aux survivants présents à vos obsèques quelque chose de trop enveloppant qui les submerge et les étouffe. Il faut de l'espace pour pleurer. On règlera ça plus tard.

5. Ablösung im Sommer (Gustav Mahler 1890), version chant et piano. Je comprends les "mahlerophobes" (mon père en faisait partie), qu'exaspère le ton d'entrain "blessé au coeur" que le compositeur n'a fait que ressasser, mais ça lui venait comme ça, pur et authentique, même en trois notes. Mahler le savait bien lui-même, que tout ce qu'il voulait gai se déformait, mais comme on dit, il n'en pouvait mais.

6. Music for a while (Henry Purcell, 1692) : je vous recommande Helen Watts sur YouTube, mais chez les haute-contre, Alfred Deller le rend inoubliable.

7. La Villannelle des Nuits d’été (Hector Berlioz, 1841-56, poème Théophile Gautier) ("Quand viendra la saison nouvelle"), dans la version avec orchestre. C'est incroyable comment la mélodie chez Berlioz parfois commence dans le genre populaire, puis dérape dans les chromatismes et une modulation bizarre, tout en restant belle et fraîche avec sa bizarrerie de tournure.

8. Denn es gehet dem Menschen vie dem Vieh, 1896, de Johannes Brahms, le premier des Quatre chants sérieux, sur des textes de la Bible : "que la Bête meure". Evidemment, j'entends le contralto de Kathleen Ferrier. Du côté "voix d'hommes", la version de Fischer-Dieskau (plus dramatique et théâtrale que ce qu'on fait d'habitude), me plaît aussi.

9. Du Ring an meinem Finger, de Robert Schumann, écrit en 1840, sur un texte de Chamisso : "toi, anneau à mon doigt", dans L'Amour et la vie d'une femme. Impossible là encore de ne pas avoir Kathleen Ferrier dans la tête, mais il y a beaucoup de versions touchantes.

10. La ville qui dormait toi, dans Harawi, 1945, poème et musique d'Olivier Messiaen : pourquoi joue-t-on si peu ce cycle amoureux et érotique ?

11. Le temps des lilas (d'Ernest Chausson, texte de Bouchor, créé en 1893), dans le Poème de l'Amour et de la Mer. Déchirant joyau venu d'une exceptionnelle fin de siècle.

12. Sehnsucht nach dem Frühling, K. 596, de Mozart : "viens, cher mois de Mai... et rapporte-nous le rossignol et le coucou." C'est simple, pur, beau. Sur YouTube, à propos d'une version de Ruth Ziesak, différents internautes échangent des insanités et s'insultent réciproquement, entre celui qui traite Wolfgang de "fucking faggot" à cause de sa perruque, et celui qui lui répond : "let me know when you died I will shit on your grave". La musique adoucit les moeurs.

TOP LIST n° 5 : DOUZE PIECES OU RECUEILS DE PIANO SOLO CLASSIQUE

Enfin, douze pièces ou recueils favoris écrits pour le piano solo classique (à partir du piano-forte ; cela exclut donc Bach, Haendel, Couperin, etc., qu'on peut jouer très bien au piano, mais c'est un cas différent). Ordre aléatoire, les douze choix à égalité :

1. Brahms : Variations et fugue sur un thème de Haendel, 1861. La musique se réinvente constamment, inépuisablement différente et la même, comme une source toujours fraîche. J'aime particulièrement la façon dont les figures en majeur sont souvent répétées peu après à la tierce supérieure, en mineur, comme un écho mélancolique, tendre et indulgent.

2. Chopin : les Vingt-quatre Préludes, 1839 : un microcosme incroyablement dense, parfois Chopin semble n'indiquer que le début d'une pièce et passer à la suite (ce que j'appelle la "musique-etc."). J'en ai directement tiré la forme de mes 24 Préludes à la vie, où j'ai tenté de remplacer l'ordre des tonalités par une gamme d'espaces, de timbres, de définition du son (flou-net) et de degrés de figurativité.

3. Franck : Prélude, Choral et fugue, 1884 : celui-là même que Claudia Cardinale entend dans une soirée mondaine genevoise, fugitivement, au début du film de Visconti Vaghe stelle dell'Orsa. C'est lourdement drapé, comme une tenture dont les plis ont accumulé de la poussière et des odeurs capiteuses, et sublime. Avec un chauvinisme émouvant, mon amie belge Annette Vande Gorne me l'a joué personnellement à Ohain, sur son grand piano.

4. Mozart : Sonate en La Majeur K. 331, 1783 : la sonate de piano la plus populaire du fucking faggot de génie, à cause de la Marche Turque, mais j'en aime particulièrement le premier mouvement et ses variations que l'on a envie de fredonner avec l'interprète, et le trio du Minuetto central, avec ses jeux d'échos et de carillon.

5. Debussy : Clair de lune (de la Suite Bergamasque), 1890-1905 - même chose, c'est le morceau de Debussy le plus "salon", le plus populaire, mais si beau. On l'entend à la fin de Tokyo Sonata, de Kiyoshi Kurosawa, où un petit garçon le joue devant ses parents comme morceau de concours, de sorte qu'il n'y a pas d'applaudissement à la fin, et que la musique, grâce au film où elle figure, a enfin le droit d'être suivie d'un peu de silence.

6. Liszt : Jeux d'eau à la Villa d'Este, 1877 : cette pièce m'accompagne depuis l'enfance, la virtuosité s'y métamorphose en lumière mystique, c'est prodigieux.

7. Schubert : Sonate en Si bémol majeur D 960, 1828 : les faux piétinements du premier mouvement. On a l'impression de faire du surplace, et soudain on voit qu'on est passé dans une autre dimension, illimitée. Et le chant central du second mouvement, encadré par un glas funèbre ! Les deux suivants sont d'un brio plus routinier, mais qu'est-ce que cela fait !

8. Messiaen : Regard du Père, dans les Vingt regards sur l'Enfant Jésus, 1944, même s'il est encore mieux de se plonger dans ce cycle gigantesque. Il y a deux artistes que j'ai approchés en personne, brièvement, et qui m'ont donné le même sentiment d'être sur une autre planète et d'incarner la pureté artistique absolue, tout en ayant un abord courtois : ce sont Olivier Messiaen et David Lynch.

9. Prokofiev : la Septième sonate en si bémol, 1940, prix Staline de seconde classe (sic, voir plus haut). Le second mouvement Andante caloroso, avec son chant émouvant et boiteux, comme quelqu'un qui avance en ayant peur de poser le pied ; le troisième à 7 temps Precipitato : tout est formidable. Les interprétations sur YouTube ont des variations de tempo extrêmes.

10. Chabrier : Idylle, 1881. Personne après Emmanuel Chabrier n'a retrouvé la formule de ce mélange de brio d'écriture, de virtuosité et de sentimentalité canaille. Pierre Barbizet le joue merveilleusement. J'ai mis la voix paternellement grondeuse et encourageante de Barbizet, que j'ai connu, dans ma Tentation, "mais oui, on fait des fausses notes", pour pousser Antoine en dehors de sa dépression.

11. Beethoven, Sonate op. 109, 1820. Sur YouTube, le grand pianiste hongrois naturalisé anglais Andras Schiff (rencontré au Wissenschaftskolleg) analyse très bien cette oeuvre intimidante, dans des termes adaptés à un large public (en anglais).

12. Ernesto Nazareth, Odeon (vers 1920) : c'est par un disque de Naxos que j'ai découvert ce grand compositeur brésilien joué magnifiquement par Iara Behs. Ce n'est pas plus ou moins "musique de salon" que les valses de Chopin, et c'est aussi beau ! Salut à l'ami de Rio, Rodrigo Maia Sacic, qui m'en a envoyé les partitions. Sur YouTube, Odeon est joué à toutes les sauces, dans toutes les vitesses, tous les pianos, et ça résiste ! Bonne année, Rodrigo, Geoffroy (qui met ce blog en ligne) et mes autres amis, bonne année à toutes et tous.