Blog

ENTRE DEUX IMAGES n°95B

17 mai 2020

VARIATIONS SUR LE FAUX 2 / TOP-LIST N° 24

Ferrer / Hepburn / Cobb / Perkins / Grace / Ames / Ruttenberg / Minnelli / Dorléac / Kubrick / Miyazaki / Coleridge / Lacan / Miller / Jacquot / Crichton / Nolan / les Wachowski / Reeves / Luc / Molinaro / Alane / Becker / Weir / Carrey / Niccoll / Dick / Collon / Tarkovski / Lem / Chabrol / Kristel / Ruiz / Harvey / Fincher / Unger / Douglas / Tati / Badal / Dennek / Risi / Fellini / Baltrušaitis / Sacco / Panovsky / Anderson / Nolan / Johnson / York / Agutter / Ustinov

Je n'avais pas encore vu Vertes demeures (Green Mansions), réalisé en 1959 par Mel Ferrer et dont la vedette est Audrey Hepburn, alors mariée au réalisateur/acteur. Ce film d'aventures fut un échec commercial à sa sortie, et a occupé une de nos soirées-cinéma de confinés. Green Mansions, qui m'a charmé, se présente comme un conte prenant pour cadre une forêt tropicale dans laquelle une jeune sauvageonne, Rima, traitée par les Indigènes de la région comme une sorcière, vit cachée avec son grand-père Nuflo (Lee J. Cobb, lequel, et ce n'était pas la première fois, s'est vieilli de vingt ans, et joue ici avec beaucoup de flamme). Leur existence est bouleversée par l'arrivée d'un aventurier américain, Abel (Anthony Perkins, qui ne savait pas que le succès de Psychose, l'année suivante, allait marquer sa carrière, et pas pour son bien). Le plan ci-dessus où Abel et Rima, amoureux, s'enfuient et rejoignent un grand fleuve, est de ceux qui, à tous les coups - surtout si on les voit dans des conditions domestiques permettant d'arrêter le film et de s'attarder sur un photogramme - , font soupçonner le trucage. Les personnages sont censés se trouver au bord d'un précipice creusé par l'érosion, mais il est clair qu'il s'agit d'un effet de laboratoire : la chute d'eau à droite est « vraie », prise en décor réel, et la nature à gauche « fausse », filmée en studio. Certes, si on voit le film en entier, cette nature est si belle, si harmonieusement végétale et peuplée d'une faune plus sage que sauvage, qu'on peut y voir un écrin de studio amoureusement créé par les décorateurs Henry Grace et Preston Ames, et photographié par Joseph Ruttenberg (qui avait déjà éclairé l'Ecosse rêvée du Brigadoon, 1954, de Minnelli) pour magnifier la beauté d'Audrey Hepburn. Mais les films ne se voient plus obligatoirement en entier.

En ce qui me concerne, la cohabitation visible dans un plan de cinéma de l'artificiel et du naturel, ici non comme figure (les personnages) et fond (un décor projeté ou simulé), mais comme partie droite et gauche d'un cadre de scope, m'a toujours plu, en me faisant rêver à un « au-delà ». Elle incarne pour moi quelque chose de scindé, la coexistence d'un réel et d'un rêvé qu'on ne peut faire se joindre mais en laquelle je vois l'existence même : durant nos soirées de confinés sur la Rive Droite, tout en visionnant des films dans notre séjour cependant que tombait le soir de printemps, je jetais de temps en temps un œil par la fenêtre vers le sud de Paris, et je voyais le dôme du Panthéon et le haut de la Tour Montparnasse, monuments de la Rive Gauche situés au-delà du périmètre de sortie autorisé aux habitants du 3e arrondissement, et du coup  malgré leur laideur temporairement poétisés : « quand ce sera fini, on pourra y aller ».

Aujourd'hui, on pourrait croire qu'à l'ère des effets spéciaux numériques personne n'est plus gêné de voir dans une image à la fois le réel d'un acteur et le factice d'un décor. Curieusement c'est le contraire : on veut bien que ce soit artificiel, mais on ne veut pas voir le « raccord » qui cloche, il faudrait cacher les traces du trucage, cette trace qui dépasse et n'est même pas érotisée, comme la combinaison de Françoise Dorléac qui « dépasse » dans les Demoiselles de Rochefort. Ce qui m'a frappé en effet, quand j'ai enseigné le cinéma, a été d'entendre chez des étudiants l'expression quasi-automatique d'une gêne, voire une accusation d'incompétence ou de cynisme du réalisateur, lorsque face à un film dans lequel ils voulaient rentrer, ils croyaient déceler le faux du cinéma sous la forme d'une ombre (celle de l'hélicoptère qui filme une route déserte dans une montagne du Colorado au début de Shining, de Kubrick, ombre qui a suscité tant de blogs réprobateurs), d'un reflet, d'un raccord entre premier plan et fond qui laisse deviner une projection arrière (dite transparence), et bien évidemment, d'un « faux » raccord de cigarette ou de placement des objets d'un plan à l'autre qui semblerait avoir échappé à une scripte, une continuity girl distraite. J'avais beau dire à ces étudiants qu'à à une certaine époque tout le monde s'en fichait, soit parce qu'on n'avait pas le temps de remarquer le « détail qui tue », trop rapide ou masqué par la fenêtre de projection, soit parce qu'on savait bien, en entrant dans la salle, que les acteurs étaient maquillés et ne conduisaient pas de vraies voitures, leur gêne subsistait. Alors que regarder un film en noir et blanc dans lequel jouent des acteurs qu'on a connus dans d'autres rôles, ou voir des dessins bouger et parler dans un film de Miyazaki, ne leur posait pas de problème. Pourquoi, sur tout le reste de ce qui concerne le film, ne pas laisser jouer librement ce que les anglo-saxons appellent la « willing suspension of disbelief », expression due au poète Samuel Taylor Coleridge ? Parce qu'on voudrait de l'homogène et de l'immersif, du « sans couture » ?

En ce qui me concerne, j'ai eu grâce notamment à nos parents, comme je l'ai raconté (blog n°11) une expérience précoce de la magie théâtrale reposant sur le vide : un élément de décor, ou une chaise éclairée sur une scène sombre, l'acteur rentre, et c'est parti. Pour moi, le non-raccord visible de texture, de qualité photographique entre la partie gauche et la partie droite du cadre Scope, sont le réel lui-même. La distance dont parle l'héroïne, dont nous savons déjà qu'elle ne la franchira pas, est à la fois son rêve et son réel de femme.

LACAN ET LES FEMMES : UN FAUSSAIRE SUR LE MENSONGE ?

« Toutes les femmes sont folles, qu’on dit. C’est même pourquoi elles ne sont pas toutes, c’est-à-dire pas folles-du-tout, arrangeantes plutôt : au point qu’il n’y a pas de limites aux concessions que chacune fait pour un homme : de son corps, de son âme, de ses biens. […] Elle se prête plutôt à la perversion que je tiens pour celle de L'homme. Ce qui la conduit à la mascarade qu’on sait, et qui n’est pas le mensonge que des ingrats, de coller à L’homme, lui imputent. Plutôt l’à-tout-hasard de se préparer pour que le fantasme de L’homme en elle trouve son heure de vérité. Ce n’est pas excessif puisque la vérité est femme déjà de n’être pas toute, pas toute à se dire en tout cas. »

Le premier livre que j'ai lu de Lacan, et dont j'extrais ces lignes est le court Télévision, paru en 1973, qui transcrit ses réponses – préparées – aux questions de Jacques-Alain Miller pour le documentaire de Benoit Jacquot. Ce livre m'a ébloui. C'est plus tard seulement que j'ai assisté à une projection du film, que je vois comme une mise en scène de ce texte, au lieu que je lise le texte comme la mise par écrit des propos tenus dans ce film.

Les deux, film et livre, sont incroyables, et ont fait parler d'imposture. Pourtant, la continuité de pensée de Lacan depuis ses premiers textes et ses premiers Séminaires va bien au-delà d'un désir superficiel de ne pas se dédire, de s'afficher « cohérent ». Quelque chose hantait cet homme ; je trouve admirables ses recherches de « fou », à la fin de sa vie, sur les mathèmes et la topologie.

TOP LIST N°24 (ATTENTION SPOILERS) : DIX FILMS OÙ LE MONDE MONTRÉ EST FACTICE À L'INSU DU PERSONNAGE PRINCIPAL

… de sorte que je n'y inclus pas ceux où les personnages savent être dans une illusion, comme les touristes du remarquable Mondwest (Westworld, 1973), avec son parc d'attraction robotisé, écrit et réalisé par Michael Crichton et qu'a prolongé une série télévisée. Crichton, mort en 2008, a été un authentique visionnaire, comme romancier, scénariste, etc; qu'il soit devenu vers la fin de sa vie un négateur militant du réchauffement climatique n'y change rien.

Je laisse de côté aussi les nombreux films qui finissent par la révélation : « ce n'était qu'un rêve », comme La femme au portrait, Les cinq mille doigts du dr T, Notre histoire, La Cité des femmes, et bien d'autres... Le rêve au cinéma est un sujet fort (Nolan l'a admirablement renouvelé avec Inception), mais je ne le confonds pas avec le factice.

Comme d'habitude, sans ordre de préférence, ni chronologique, en désordre :

1) A tout seigneur tout honneur, l'excellent Matrix, des sœurs ex-frères Wachowski, le premier bien sûr, celui de 1999, le meilleur de la trilogie : la scène où est révélée à Neo (Keanu Reeves) l'ignoble réel où clapote son corps est superbe.

2) Pour mélanger époques et pays, je mets ici Hibernatus, 1969, la comédie de Jean-Bernard Luc réalisée par Edouard Molinaro : le moment où Paul Fournier (Bernard Alane), qui se croit en 1904 comme le lui font croire des gens habillés, coiffés, chevelus et moustachus dans le style Belle Epoque, découvre cachée dans un meuble une télévision dont l'image montre le décollage d'un avion Concorde, et réalise ébahi qu'il se trouve dans un présent qu'il n'aurait pas dû connaître, est très réussi. On retrouve le même principe dans le Goodbye Lenin, 2003, le film « ostalgique » de Wolfgang Becker où l'on fait croire à une vieille dame que le monde où elle vit est encore celui de la RDA, mais je n'y éprouve pas le même vertige.

3) J'ai déjà mentionné dans d'autres blogs (n°49) l'émotion que me procure le film lumineux de Peter Weir, The Truman Show, 1998, autour d'un personnage qui depuis sa naissance vit dans un « faux monde », celui d'une petite ville propre et tournant en rond, créée à l'unique fin de faire de lui le héros d'un show de télé-réalité où il est le seul à ne pas jouer un rôle. Le moment où il découvre la vérité qu'il soupçonnait (la proue de son bateau se heurte à un ciel qui n'est qu'une paroi peinte sur laquelle se projette l'ombre crue d'un faux soleil) me fait frissonner. Jim Carrey semble avoir été créé pour jouer un jour, avec une pureté magnifique, Truman Burbank. Le scénario d'Andrew Niccol se souvient de l'univers du romancier Philip K. Dick, et notamment du très beau Time out of joint, 1959, de ce dernier (en français Le Temps désarticulé, le titre original est une citation d'Hamlet). On sait qu'en mars 1974, Dick eut une révélation qui le convainquit que ce qu'il avait écrit était vrai : notre monde n'est pas le bon. Il y revient dans son Exégèse, dont Hélène Collon a traduit en français le premier tome (voir mes blogs n°33 et 46). Je ne suis pas loin d'éprouver de temps en temps, par éclairs, le même sentiment gnostique, de le comprendre en tout cas. Ce monde n'est pas le bon.

4) Pour sa dernière scène, dont je laisse la surprise à ceux qui ne la connaissent pas, le Solaris, 1972, de Tarkovski, d'après le remarquable roman de Stanislaw Lem.

5) Alice ou la dernière fugue, 1977, est à ma connaissance le seul opus fantastique de Chabrol, qui en a écrit le scénario, et un beau film, à condition d'en accepter la lenteur et même la placidité. Ce qu'on accepte d'autant mieux que Sylvia Kristel, une Alice entre deux mondes, est belle à voir bouger, tranquille et ingénue, dans ces décors idylliques d'un manoir français entouré d'un parc ensoleillé, mais où quelque chose toujours manque, comme, par moments, le chant des oiseaux.

6) Autre Bardo-film, comme je les ai nommés dans un article de 1982 consacré à Raul Ruiz, le fameux Carnival of Souls, 1962, d'Herk Harvey, que j'évoque dans le blog n°69. Encore une femme dans un inter-monde.

7) Une scène spécifique de The Game, 1997, le brillant film de David Fincher, m'a frappé : celle où réfugié chez Christine (Deborah Kara Unger), Van Orton (Michael Douglas) découvre que l'appartement de celle-ci est un leurre inhabité, avec des meubles vides, un lampadaire sur lequel on a oublié de retirer l'étiquette, et de fausses photos d'enfance. J'éprouve là encore « le » frisson.

8) Playtime de Tati, sorti en 1967. Ce film est magique pour mille raisons, notamment cet incroyable décor de ville du proche futur, construit si précisément et montré avec tant de détails (grâce à la photographie en 70mm de Jean Badal) qu'il suscite une doute. On peut très bien faire une lecture paranoïaque et gnostique du film : le Paris du futur que visite la jeune Barbara Dennek est un monde faux, et bien sûr, la séquence du salon des Art Ménagers évoque un univers de catalogue sur lequel rêver (les catalogues imprimés, celui de Manufrance, de La Redoute, ont longtemps été un support de rêverie). Nous avons d'ailleurs découvert, lors d'une autre soirée-cinéma, un Dino Risi peu connu en France et tourné en 1959, Poveri millionari, où la jeune héroïne accepte de jouer un mannequin vivant dans une vitrine de magasin montrant la « moglie ideale » dans la « cucina ideale ». Vitrine devant laquelle se pressent des clients, notamment lorsque la femme idéale se comporte comme dans l'intimité et retire ses bas. Le film comporte pas mal de jolis moments tels que celui-ci.

9) Fellini, et notamment son Casanova de 1976, pourquoi pas ? Celui-ci tournait en décor pour mieux rendre le réel. Mais, je l'ai appris en lisant Jurgis Baltrušaitis (que m'avait fait découvrir Christiane Sacco), et Erwin Panovsky (La Perspective comme forme symbolique), les piazze, les temples en trois dimensions de l'Antiquité ou de l'Italie classique pouvaient avoir été construits non en soi, mais pour être vus depuis une certaine place, comme une « vision ». D'où la platitude, pour moi, de monuments géants comme la Grande Arche sur l'Esplanade de la Défense, où il n'y a pas de vision et où je crois être juste en face de l'agrandissement d'une maquette, réelle ou virtuelle. Par ailleurs, il y a à partir de Huit et demi, dans tous les films de Fellini, la tentation de déchirer le décor pour faire apparaître les parois nues du « teatro di posa », comme dit si bellement la langue italienne, alors que la langue française parle juste d'un « plateau ».

10) Enfin L'Âge de cristal, (Logan's Run, 1976), l'excellent film de Michael Anderson adapté d'une histoire de Nolan et Johnson, considéré aujourd'hui comme kitsch mais pour moi toujours poétique et extrêmement sexy. Il a également inspiré une série télévisée. Ici, les jeunes héros, Logan 5 (le bouillant Michael York) et Jessica 6 (la gracieuse Jenny Agutter), vivant dans un monde-dôme souterrain où ils ne connaissent pas la vieillesse (à trente ans, on les désintègre en leur faisant croire qu'ils accèdent à un autre monde), découvrent en s'en évadant, non seulement la vraie surface de la Terre - le Capitole de Washington couvert de végétation - mais aussi ce qu'ils n'ont jamais vu ni deviné : le corps voûté, la peau ridée, la barbe et les cheveux blancs d'un homme âgé (Peter Ustinov). Logan et Jessica tiennent à revenir dans leur dôme pour libérer la population et annoncer la nouvelle. Et les jeunes gens sains qui n'en ont jamais vu de s'approcher, fascinés et craintifs, du vieillard.