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ENTRE DEUX IMAGES n°69 : TOP-LIST n°20 - DES MAINS ET DES FILMS

23 septembre 2018

SPÉCIAL « MAINS »

Hilligoss / Harvey / Palmier / Zanési / Marchetti / Mayereau /Vinci / Marsaguet / Winsloe / Bresson / Burton / Depp / Rowland / Campion / Hunter / Raimi / Campbell /Malick / Lalanne / Pitt / Couperin / Bergman / Malmsjö / Wyler / Russell / Carmichael / Cahen / Trumbo / Gorbman / Crewe / Engell / Siegert / Marques / Laughton / Mitchum / Gish / Duras / Hitchcock / Saint / Grant / Matlin / Haines / Hurt / McCarey

Cette femme (Candace Hilligoss, dans le film poétique d’Herk Harvey Carnival of Souls, 1962) qui regarde ses deux mains aux ongles vernis, me rappelle… ma mère, pour une raison qui n’est pas de ressemblance faciale mais de coiffure, d’époque, de je ne sais quoi. Née en 1917 et décédée en 1999, notre mère, contrairement à l’héroïne ci-dessus, n’avait pas appris à jouer de l’orgue, mais suivi jeune fille des leçons de piano, et hérité d’un piano droit Pleyel ancien (comportant encore un emplacement pour y mettre deux bougies), qui restait dans sa chambre à Nogent-sur-Oise, dont elle n’ouvrait jamais le couvercle et dont elle ne jouait pas. En même temps, quand elle s’ennuyait ou qu’elle réfléchissait à quelque chose lors d’un repas, elle avait ce tic de pianoter d’une seule main en détachant bien les doigts, un exercice imaginaire et muet sur la nappe en papier ou en tissu. En divorçant, elle avait repris son nom de naissance, Thérèse Palmier, nom d’origine méditerranéenne, celui d’un arbre ainsi baptisé à cause de sa forme.

Ce piano droit et toujours silencieux, lorsque ma mère l’a emmené dans son déménagement à Vaucresson, elle m’a laissé en disposer. Tout en suivant mes études littéraires et musicales (écriture, composition), j’y ai appris seul à jouer tant bien que mal des morceaux de difficulté moyenne, mais aussi je m’en suis abondamment servi, en le « préparant », pour mes premiers morceaux de musique concrète - ceux-là même qu’a édités pour la première fois Brocoli sous le titre Musiques concrètes 1970-71. J’avais en effet un magnétophone d’amateur, de ces modèles à bobines où les mains sont importantes puisqu’elles servent à mettre en place la bande, à l’installer dans les guides, et dans mon cas – un truc que j’ai découvert, et peut-être inventé, assez vite - à intervenir sur la régularité du défilement tout en copiant sur un second magnétophone. Comme je l’ai raconté dans l’entretien avec Christian Zanési et Lionel Marchetti qui se trouve à la fin de l’essai que ce dernier a consacré à ma musique (Metamkine éd.) -  je me suis senti, ce faisant, habile alors qu’on me disait maladroit. Jusque-là, j’avais souffert d’être relégué aux yeux des autres dans un personnage d’intellectuel toujours plongé dans les livres, et grâce à la musique concrète – qu’on appelait « électroacoustique » - mais beaucoup aussi aux encouragements de mon amie Mireille Mayereau qui m’avait incité à en faire et pas seulement à en écouter, je me sentais « travailleur manuel », tel un peintre ou un sculpteur. Bien entendu, ce n’était pas prévu. Les choix décisifs sont rarement faits comme on opterait sur une carte de pizzeria pour une « 4 Saisons » ou un « Calzone ».

MANUEL N’EST PAS DIGITAL

Ca m’a donc fait plaisir, lundi dernier, d’entendre sur France Culture un homme jeune dont je n’ai pas entendu le nom – je suis tombé en cours d’émission - qui parlait du magnétophone à bandes, sur lesquels il relisait et « restaurait » des œuvres ou des émissions de différentes périodes. Comme l’interviewer lui parlait de l’aspect « visuel » de cet appareil que je continue à employer, il l’a rectifié avec pertinence ; non, c’est un appareil manuel. Bien plus que l’enregistreur à cassettes qui ne comporte que des touches (« play », « stop », « forward »), et ne donne pas accès à la bande.

Quant au « digital », comme son nom l’indique en anglais, il mobilise plus les doigts un par un que la main en soi, c’est différent. Mais je ne veux pas dire par là que le magnétophone à bandes était plus naturel autrefois, comme l’aurait été tout le reste. Il n’est pas plus « naturel » de serrer un porte-plume entre le pouce et l’index comme je l’ai appris à l’école communale, que de taper avec deux doigts un texte sur un Mac, ce que je suis justement en train de faire en écrivant ce blog n°69 – ces deux index qui sont « miens » (voir plus bas) ont écrit, je m’en avise, des milliers de pages depuis 1970, à l’exclusion des huit autres -, ou de promener la pulpe des doigts sur une image pour la faire glisser. Simplement, la main tout entière, c’est différent.

UN CAS DE GAUCHISME CONTRARIÉ

J’y suis d’autant plus sensible comme gaucher de naissance. Qui sait aujourd’hui en France ce qu’est un « gaucher contrarié » ? Peu de gens, heureusement. Dans ma génération (voir à ce sujet mon blog n°32), on nous obligeait, en pensant bien faire, à écrire de la main droite, ce qui m’a donné une expérience particulière, tout en me créant par ailleurs des problèmes de repérage spatial et latéral. Cela a contribué à me faire échouer trois fois au permis de conduire, car j’hésitais trop longtemps à exécuter l’instruction du moniteur d’auto-école quand il me disait : « tournez à votre droite », ou « à votre gauche », car si l’on me disait « votre droite » et non « à droite », j’étais tout de suite perdu. Au volant d’une voiture, je serais devenu un danger public. Je découvre sur le site lesgauchers.com, avec stupéfaction, qu’il y a toujours des médecins ou des parents pour empêcher les enfants d’écrire de la main gauche, y compris en leur attachant les mains. Cela dit, selon le contexte, on s’en tire plus ou moins bien.

On sait aujourd’hui que Léonard de Vinci écrivait en « miroir », et j’avais lu que c’était pour cacher ses découvertes. En réalité, il semble qu’il s’agissait d’un gaucher absolument pas contrarié par des parents libéraux, ce qui était possible dans son milieu et à son époque. Il leur est naturel d’écrire « en miroir », ce que je ne saurais plus faire ; mais quand j’ai découvert l’écriture dite en « Boustrophédon », qui alterne les sens d’écriture et de lecture d’une ligne à l’autre, cela m’a fasciné.

Anne-Marie Marsaguet et moi travaillons en ce moment au scénario d’un film consacré à l’écrivaine et sculptrice allemande Christa Winsloe ; elle avait des mains fortes pour une femme de son époque, et aimait les mettre dans les poches. En nous rendant à Darmstadt, sa ville de naissance, nous avons vu sur place une étonnante tour construite au début du XXe siècle, dans sa jeunesse. Cette tour se termine par une étonnante forme qui l’a fait surnommer localement la « tour des cinq doigts », « Fünffingerturm ». Il n’y a pas de hasard.

TOP 10 n°20 : DIX FILMS AVEC DES SÉQUENCES MARQUANTES SUR LES MAINS

Non, je n’y mettrai pas Pickpocket, 1959, de Bresson, qui, son sujet oblige – un sujet pas choisi pour des prunes - comporte beaucoup de plans rapprochés de mains voleuses ou baladeuses. Après vision et revision,  je trouve en effet le film insupportablement poseur et exangue (surtout venant après une œuvre aussi vibrante,  en tout cas pour moi, qu’Un condamné à mort s’est échappé, où le héros résistant fait également, mais pour s’évader d’une prison allemande, beaucoup de travail manuel). Ni ce qui est pourtant un des bons films de Tim Burton, Edward aux mains d’argent, 1990 – littéralement, Edward aux mains-ciseaux, Edward Scissorhands), parce que cela me terrifie trop de voir Johnny Depp coiffer des dames qui s’abandonnent à ses mains terminées par des lames capables de les déchiqueter. Cela réveille des souvenirs de coiffeurs maladroits dans mon enfance, d’apprentis auxquels on laissait se « faire la main » sur les petits clients. Je préfère mettre plutôt dans cette liste :

1) Les cinq mille doigts du dr T, la fantaisie sur l’enfer des leçons de piano réalisée en 1953 par Roy Rowland. J’en parle, avec d’autres films sur le thème pianistique, dans une publication universitaire québécoise, et renvoie à mon article récent, « Mes doigts sont-ils à moi ? », Revue musicale OICRM, vol. 5, no 1, mis en ligne le 16 mars 2018. Le titre vient d’une chanson niaise intentionnellement qu’on entend au début du film : « Ils sont à moi, ces doigts ». Or, justement, non, ils ne sont pas miens tant que cela, ils ont leur vie.

2) The Piano, 1993, titré en français La leçon de piano, que Jane Campion pourrait avoir fait pour un des tout derniers plans dans lequel Holly Hunter rejoue de son instrument avec une main droite mutilée dont un des doigts est artificiel, produisant un petit choc sur le clavier. Un film puissant et inspiré sur la sexualité et sur les « pulsions partielles », féminines et masculines ; l’héroïne en effet ne joue pas des partitions mais elle laisse courir sur le clavier ses mains, qui lui servent par ailleurs à parler véhémentement, puisqu’elle est mutique.

3) Evil Dead 2, 1987 de Sam Raimi, réalisateur qui a le sens de la truculence mêlée à l’effroyable : cela pour la scène horrible et drôle où Ash (l‘excellent Bruce Campbell) a dû s’amputer à la tronçonneuse sa propre main droite qui, possédée, voulait l’étrangler (voir ci-dessous), et voit celle-ci, devenue une créature autonome, vivre, bouger seule, et le narguer. Je n’ai pas vu les remakes de la série de Raimi. La kinésithérapeute avec laquelle je fais des séances pour récupérer la pleine mobilité de mon bras droit me rappelle aussi qu’il y un main-personnage dans la Famille Addams.

4) Tree of Life (Terrence Malick, 2011) : à la demande de Jean-Marc Lalanne, j’ai écrit dans les Inrockuptibles sur le thème de la main dans le film. Je cite : « Si vous regardez bien le film, vous y verrez, innombrables, des mains, celles de l'adulte - mais aussi les mains des enfants, qui, en répétant les uns sur les autres ces gestes d'emprise, peuvent les jouer, jouer avec, jouer entre frères, libérer l'énergie mauvaise, l'amour brutal, en tendant leurs mains vers le soleil, vers l'air, en dansant leur tension ». Cela va de la serre du dinosaure dans la scène préhistorique si controversée, aux grosses mains du père si bien joué par Brad Pitt, très émouvant, aussi bien quand il pose ses grosses « paluches » nerveuses sur la nuque d’un de ses fils, que quand il joue au piano maladroitement et de façon bouleversante les Barricades Mystérieuses de François Couperin. Ce Couperin-là, 1668-1733, dernier maillon d’une grande dynastie, est depuis longtemps mon voisin (il a tenu l’orgue à l’Eglise Saint-Gervais, un bel édifice qui m’est cher et dont je me suis arrangé pour ne jamais trop m’éloigner lors de mes déménagements parisien). C’est le film de Malick qui m’a fait réentendre cette pièce, originalement pour clavecin et qui ne m’avait jamais fait aucun effet, comme la plus belle musique du monde.

5) Fanny et Alexandre, bien sûr, de Bergman, 1982 : la façon dont l’évêque Vergerus, admirablement joué par Jan Malmsjö, passe la main dans les cheveux du petit Alexandre, une main apparemment bonasse mais (inconsciemment ?) sadique, fait frémir. Il y a beaucoup de mains dans certains films de Bergman dont Persona, et les sensations, les sentiments que les mains des adultes donnent aux petits enfants quand ils les touchent, les manipulent, sont toujours resté vivants en lui : ne disait-il pas que l’idée de Persona lui était venue de l’image de deux femmes comparant leurs mains ?

6) The Best Years of Our Lives, 1946, de William Wyler : j’ai déjà évoqué dans mon blog n°47 la scène du duo de piano à quatre bras entre Harold Russell, authentique amputé de guerre, et Hoagy Carmichael. Mon ami Robert Cahen et ses frères et sœurs ont connu par leur père le réalisateur devenu américain, mulhousien de naissance. Grâce à lui, nous avons rencontré sa fille Catherine aux USA ; Wyler est un réalisateur qui mérite une redécouverte : il n’a pas dirigé que Ben Hur !

7) Je reste – c’est logique – dans l’amputation et la guerre, en évoquant la scène sublime de Johnny got his gun, 1971, de Dalton Trumbo, où une infirmière humaine et compatissante a l’idée de communiquer par les mains avec le blessé de guerre que tout le monde, sauf elle, considère comme un légume vivant : elle lui écrit sur le torse (en effaçant chaque lettre virtuelle avec un chiffon, idée extraordinaire) les lettres qui font Merry Christmas : cela donne l’image 103 de mon livre sur L’Écrit au cinéma, un livre passé inaperçu en France et pilonné par Armand-Colin sans états d’âme, mais magnifiquement traduit en anglais par Claudia Gorbman sous le titre Words on Screen, et édité grâce à Jennifer Crewe chez Columbia University Press ; un travail écrit grâce à une bourse de l’IKKM de Weimar (Lorenz Engell, Bernhard Siegert) et dont je suis très fier.

8) J’allais l’oublier, mais l’ouvrage de Sandrine Marques sur Les mains au cinéma (éd. Aedon, 2017) me le rappelle, le film de Laughton The Night of the Hunter, (Love-Hate, sur les mains de Robert Mitchum). Cependant, si j’adore le film, ce n’est pas le « gimmick » des mains qui me touche le plus. Plutôt l’atmosphère de féérie terrible, biblique, rappelée à la fin par le personnage de Lillian Gish. Dans Les Yeux verts, Duras a écrit un très beau texte à ce sujet.

9) Les quelques secondes de La Mort aux trousses (Hitchcock, 1958), très érotiques, dans le wagon-restaurant du train New York/Chicago, lorsque la main droite d’Eva-Marie Saint retient la gauche de Cary Grant (gaucher lui-même) pour allumer sa cigarette à l’allumette plate qu’il lui a galamment présentée.

10) Enfin, le dialogue en langage signé de Marlee Matlin – authentique actrice sourde - et William Hurt dans ce beau film oscarisé mais oublié de Randa Haines, Children of a Lesser God / Les Enfants du silence, 1986, qui contient une des plus belles scènes de retrouvaille amoureuse dont je me souvienne (avec bien sûr celle qui clôt la deuxième version d’Elle et lui, 1957, de Leo McCarey), au cours de laquelle le parler avec les mains se transforme de façon continue en geste et en étreinte. Faites votre liste.