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ENTRE DEUX IMAGES n°47 : 10 TOPS 2 DE POÉSIE CINÉMATOGRAPHIQUE

27 novembre 2016

SPÉCIAL "10 TOPS 2 DE POÉSIE CINÉMATOGRAPHIQUE"

Gilliam / Peckinpah / Banerjee / Roy / Ray / Chico et Harpo Marx / Kubrick / Kiarostami / Ceylan / Tarkovski / Malick / Chastain / Chaplin / Wenders / Ganz / Handke / Thompson / McQueen / Mac Graw / Tavernier / Aurenche / Bost / Kieslowski / Binoche / Cameron / Ray / Tati / Kimberly / Miyazaki / Burstyn / Leto / Connelly / Wyler / Carmichael / Russell

Le principe est de ne choisir à chaque fois que deux œuvres (on retrouvera parfois les mêmes) sur un motif cinématographique qui soit en même temps poétique : quelques secondes parfois dans le film, et surtout une trace en moi, venant parfois d'une première vision il y a plusieurs décennies, mais aussi d'une découverte récente. J'ai écrit cette liste sans réfléchir et sans voir où ça allait, et finalement, cela repose neuf fois sur dix sur une chose bien concrète qui est la pesanteur (on lance quelque chose en l'air, ou quelque chose tombe du ciel, ou des personnages sont emportés puis relâchés, comme dans un film de Terry Gilliam, mais celui-ci est de Peckinpah). Pour le dixième tandem je finis en musique. Au début et à la fin, je mets des images de fraternité empruntées à deux des films évoqués : la jeune Durga (Runki Banerjee) et son petit frère Apu (Apurba Roy) s'abritant de la pluie, dans le film de Satyajit Ray dont je parle plus bas, et le duo de deux des frères Marx.

1er Top 2 du PLUS BEAU LANCER D'OS : 2001 : L'Odyssée de l'espace (Stanley Kubrick, 1968), Le vent nous emportera (Abbas Kiarostami, 1999)

Bien entendu me vient à l'esprit le moment du film de Kubrick, où un singe qui est notre ancêtre lance un os de tapir dans le ciel, en geste de triomphe (il vient, sans le savoir, d'inventer l'arme... servant à taper sur ses semblables), et cet os, qui se dessine quelques secondes en tournoyant sur le ciel, ne retombe pas mais est remplacé sur l'écran, au même endroit, par un satellite militaire sur le fond noir de ce qu'on ne peut plus appeler "ciel" : nous voilà en 2001. Pourquoi penser à ce moment sublime ? Parce que je viens de revisionner le film de Kiarostami et de retrouver un moment oublié : le moment où le héros, réalisateur de télévision qui s'est morfondu dans un petit village iranien pour attendre le décès d'une centenaire, et s'est trimballé sans savoir trop pourquoi avec un fémur humain trouvé en creusant dans un ancien cimetière, s'en débarrasse en le jetant dans un fleuve avant de repartir pour Téhéran : Kiarostami montre l'os, soumis à la gravité et retournant au monde et au tout par l'écoulement des eaux. Les deux scènes se répondent parfaitement.

2ème Top 2 du PLUS BEAU ROULER DE POMME MÛRE : Le vent nous emportera, Il était une fois en Anatolie (Nurith Bilge Ceylan, 2011)

Dans le même film, à la fois drôle et magnifique, de Kiarostami, on voit rouler une pomme sur le sol d'un village au flanc d'une montagne, et cela m'a rappelé un moment plus long dans un film de Nurith Bilge Ceylan récent, Il était une fois en Anatolie, 2011dans ce récit policier au ralenti (très passionnant), la caméra prend, à un moment d'inaction, le temps de suivre une pomme qui roule dans la nuit en suivant la pente. Un moment qu'ont épinglé des critiques, ceux que dérange la possibilité dans le cinéma d'une poésie pure, de l'instant. La scène se déroule la nuit, et c'est une des plus belles nuits (en l'occurrence, filmée en numérique) que j'ai vues au cinéma.

3ème Top 2 du PLUS BEAU POSER D'OISEAU OU DE PAPILLON SUR UN ÊTRE HUMAIN : Le Miroir (Andrei Tarkovski, 1971), The Tree of Life (Terrence Malick, 2011)

Dans le premier film, un oiseau se pose sur un écolier dans un paysage de neige ; dans le second, c'est un papillon qui atterrit sur la main de Jessica Chastain. Le Miroir est le film de Tarkovski (réalisateur sur lequel j'ai écrit une monographie) où j'éprouve le plus souvent des "trous" dans mon attention et mon intérêt, mais cette scène-là est magnifique et surtout on la retient, elle s'imprime. Dans le second film, le papillon semble venir au rendez-vous de toutes les choses grandes et petites du monde en rejoignant la femme qui aimante tout.

4ème Top 2 du PLUS BEAU MOMENT D'ESCALIER ROULANT PRIS A CONTRE-SENS : The Floorwalker/Charlot chef de rayon (Chaplin il y a un siècle, c'est-à-dire en 1916), L'Ami américain (Wim Wenders, 1977)

Le film avec Chaplin s'impose ; en fait l'escalier roulant de magasin, inventé moins de vingt ans plus tôt, y est exploité d'un bout à l'autre. C'est à l'époque que le mot "escalator", marque déposée par Otis, devient un nom commun. Je ne peux pas ne pas y associer la scène de L'Ami américain où Bruno Ganz doit redescendre à contre-sens l'escalator montant sur lequel gît l'homme qu'il vient d'assassiner sous l'œil de caméras de surveillance... sans surveillants. La scène tient à la fois du gag et de l'horreur. Et quant Bruno Ganz, s'échappant du RER, ressurgit au jour sur la dalle de la Défense (à une époque où il n'y avait pas cette stupide Grande Arche qui a mis une note de prétention architecturale dans un ensemble jusqu'alors parfait de banalité futuriste), il est saisi par en haut, en plongée, par une "Louma" (grue télécommandée), et c'est elle qui descend pour le resituer dans l'espace et dans l'air frais de l'extérieur. Un des grands moments du cinéma, magnifiquement photographié par Robby Müller. J'ai entendu dire le plus grand mal du dernier film en 3D de Wenders d'après Handke, Les Beaux Jours d'Aranjuez, mais je pense que je vais le voir. J'ai un culte pour son long-métrage d'après un roman de l'écrivain autrichien, L'Angoisse du gardien de but au moment du penalty, 1971, où chaque instant reste, dans sa banalité, une épiphanie.

5ème Top 2 de la PLUS BELLE SCÈNE DE CAMION-POUBELLE ; ex aequo Le Guet-Apens/The Getaway, 1972, de Sam Peckinpah, et Trois couleurs Bleu, 1993, de Kieslowski

Il y a une scène extraordinaire de The Getaway, d'après Thompson, où le gangster joué par Steve Mc Queen et Ali Mac Graw, qui incarne son amie, se trouvent embarqués dans la benne d'un camion-poubelle et en ressortent vivants, mais après avoir subi le sort de l'ordure, été longuement brassés avec d'autres déchets, avant d'être vomis sur une vaste décharge. Cette emblématique "Garbage Truck Scene" se déroule sans parole et sans musique, et elle est sur viméo. Je recommande le roman du grand Jim Thompson (en français Le lien conjugal), l'auteur du génial 1275 âmes, mal transposé à mon avis dans l'Afrique coloniale par Tavernier et le tandem Aurenche et Bost dans Coup de Torchon, 1981. Dans Trois couleurs Bleu c'est beaucoup plus bref : Juliette Binoche est la veuve d'un compositeur dramatiquement disparu avec leur enfant dans un accident dont elle est seule survivante. Ayant retrouvé les éléments d'une cantate inachevée de son mari, elle les met dans un camion-poubelle, dont la mâchoire broie les papiers, cependant qu'on entend - effet assez réussi - le broyage musical des sons qui étaient ainsi écrits.

6ème Top 2 du PLUS BEAU LÂCHER PRISE : Titanic (James Cameron, 1997), The Tree of Life

Le lâcher-prise est un de ces actes invisibles et beaux (par exemple le renoncement de Jean Valjean à "sa" Cosette à la fin des Misérables) que le cinéma sait d'habitude le moins valoriser. J'en retiens deux : le moment de Titanic - un chef-d'œuvre - où Rose accepte ce que Jake la supplie de faire, de lui lâcher la main et de le laisser couler pour qu'elle au moins survive, et le moment que j'ai déjà souvent célébré où un dinosaure anonyme d'une ère indéterminée abat sa patte sur une autre bestiole à terre et agonisante, puis la retire, sans qu'on sache le sens de ce moment, lequel fait un troublant écho au geste compulsif du père O'Brien d'abattre sa main sur les épaules de ses garçons (j'en ai parlé il y a 5 ans dans une conférence donnée à Zagreb qu'on trouve sur Internet, The Lost Gesture)

7ème Top 2 du PLUS BEAU DÉCLENCHEMENT DE PLUIE : Pather Panchali (Satyajit Ray, 1955), Stalker (A. Tarkovski, 1979, dans la version russe mono)

J'ai toujours le souvenir de la petite salle de version originale avec son écran de poche, le Studio Parnasse, où mon père et sa femme nous ont emmenés mon frère et moi voir le film de Ray (j'avais 9 ans) - et du moment magique où une pluie d'orage s'annonce par quelques gouttes sur des nénuphars, puis sur le crâne d'un homme chauve, puis cela devient une trombe, une pluie de mousson. Pour Tarkovski, je pense à la scène vers la fin, interminable mais superbe, où les trois hommes, ayant renoncé à entrer dans la "Chambre des vœux" qui était leur but, et renoncé aussi à se disputer, restent assis sans rien faire... Sans avoir prévenu, la pluie tombe sur eux... "Sans avoir prévenu", je précise : seulement dans la bonne version monophonique. Car l'édition MK2 que je possède du film donne accès, si l'on n'y prend garde, à une ignoble version 5.1 "enrichie", défigurée en fait par des tas de sons supplémentaires destinée à peupler la "bande sonore" et à justifier l'équipement. Et sur cette scène, nous sommes avertis que la pluie va tomber par un grondement de tonnerre rajouté. Sur le menu, qui n'est pas très clair, prenez bien garde de choisir la "version russe originale".

8ème Top 2 de la PLUS BELLE OUVERTURE DE PARAPLUIE : Pather Panchali, et Trafic, 1972 (J. Tati)

A la fin de Trafic, où il n'a pas encore plu (la pluie est souvent latente chez Tati, où l'on attend toujours que quelque chose vienne du ciel, revoir Playtime), Hulot a dit au revoir à Maria Kimberly, la pétulante et remuante "public relation" de la firme automobile où il travaille. Il descend l'escalier d'une station de métro, mais miséricordieusement, la pluie tombe, les gens qui sortent ouvrent tous ensemble leurs parapluies, et ce chœur de parapluies ouverts refoule en remontant Hulot vers la surface et vers Maria : pour la première fois (et pour sa dernière et quatrième apparition), le personnage partira bras dessus bras dessous avec une femme. Pour le film de Satyajit Ray, c'est le monsieur chauve qui ouvre son parapluie, ces parapluies des films "hindous", comme on disait, qui ont quelque chose d'humble.

9ème Top 2 du PLUS BEAU VOL D'AVION EN PAPIER : Le vent se lève (Hayao Miyazaki, 2013), Requiem for a dream (Darren Aronofsky, 2000)

C'est le coup de cœur de beaucoup de mes étudiants qui m'a fait revoir d'un autre œil le film d'Aronofsky (qui la première fois m'avait saisi, mais pas emporté si loin) - et j'ai pensé au moment où Jared Leto lance un avion en papier au dessus de Coney Island, un lieu qui m'est cher. Dans ce film, le montage parallèle entre générations et personnages, procédé souvent mécanique au cinéma, atteint un état de grâce, à cause aussi de la grande Ellen Burstyn, de Leto, de Jennifer Connelly. Aronofsky a de la chance d'avoir fait un film qui frappe au cœur ainsi, et celui-là, me semble-t-il, vieillira moins que d'autres films générationnels d'autres époques (en vrac : L'Eternel retour, Le Grand Bleu - que j'ai toujours détesté, celui-là). Mais même s'il vieillit, la trace restera. Quant à Miyazaki, c'est un miracle sans âge. Son désir de vol l'a constamment porté.

10ème Top 2 du PLUS BEAU DUO DE PIANO A QUATRE MAINS : The Big Store / Les Marx au Grand Magasin (Charles Reisner, 1941), The Best Years of Our Lives (William Wyler, 1946)

Revenons sur terre avec deux scènes associées : un numéro comique de Harpo et Chico Marx, celui-là est dans The Big Store, et c'est celui qui je préfère chez eux. Bien sûr il est sur Youtube. Le second appartient à une œuvre que je viens seulement de voir sur DVD, et qui est sublime : Les plus belles années de notre vie, de Wyler. Sans doute je reviendrai sur ce film peu connu en France, et très aimé aux USA. Dans la scène en question, Oncle Butch (Hoagy Carmichael, dont je parle dans le Blog n°22) et Homer (joué par Harold Russell, véritable amputé des deux mains perdues à la guerre et équipé de "hooks"), osent un émouvant morceau de piano à quatre bras, à savoir deux mains et une paire de crochets. C'est audacieux et très beau, poignant, et amené par une scène antérieure dans laquelle, tout en jouant du piano comme distraitement, Butch dit doucement à son neveu, qui souffre de revenir au foyer comme objet d'horreur et de pitié, les paroles qui vont plus tard l'aider à retrouver confiance.