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HISTOIRE DE MES MUSIQUES CONCRÈTES, 25. LE CRI, 2017, CINQUANTE CAILLOUX ET VINGT-QUATRE SILENCES, 2019, QUATRIÈME SYMPHONIE, LE PARCOURS, 2020-23

12 mars 2023

La première fois où je suis venu dans la vallée de Vallorcine, Haute-Savoie (c'était en 1957 et j'avais dix ans), aucun de ces panneaux pour les randonneurs, tels qu'on les voit ci-dessus, n'existait encore. Les Vallorcins connaissaient les noms de leurs hameaux et lieux-dits, des noms tels que La Villaz ou Le Mollard, mais ceux-ci n'étaient indiqués nulle part, et les estivants dont je faisais partie en ignoraient l'existence. Par contre, il y en avait déjà pour indiquer les distances et les directions aux vacanciers qui voulaient monter à l'alpage de Loriaz, ou au Col de la Terrasse. Ces distances se mesuraient déjà en minutes et en heures, et non en mètres et kilomètres. Une telle substitution du temps à l'espace a beaucoup frappé l'enfant que j'étais. On m'a expliqué que, d'une part, une distance en km ne serait pas pertinente puisqu'il s'agit de sentiers en lacets où l'on doit ralentir l'allure pour monter, et d'autre part, que le minutage indiqué était toujours une moyenne. En tout cas, cela donnait au temps – à un moment où on ne pouvait pas imaginer les applications pour téléphones portables, avec leurs estimations de durée - une existence spatiale bien troublante. Cette existence, précisément, j'ai voulu la mettre dans la toute dernière de mes musiques concrètes qui sera aussi la pièce ultime du Nycthemeron, la Quatrième Symphonie, sous-titrée Le Parcours. Une musique d'une heure quinze, en six mouvements, où le temps joue à être de l'espace, sans en avoir toutes les propriétés. Je vais en expliquer l'idée, mais auparavant, il me faut évoquer deux œuvres courtes qui l'ont précédée.

D'abord Le Cri : cette pièce qui dure à peine plus de 9 minutes a été composée chez moi en 2017 pour honorer l'invitation de Liquid Architecture (voir Entre deux images n°59, et le chapitre 23 de cette Histoire de mes musiques concrètes) à venir donner, outre des conférences, trois concerts constitués du même programme redonné à Melbourne et Brisbane (dans des salles de cinéma) et Auckland, Nouvelle-Zélande, dans la chapelle de l'Unitarian Church. J'avais prévu un programme déjà lourd composé de mon ancien Requiem de 1973 et de la toute récente Troisième symphonie, soit près de deux heures, mais je voulais l'ouvrir par un lever de rideau qui sonnerait plus léger, et qui permettrait en somme de « présenter » les haut-parleurs au public, avant d'attaquer le Requiem et son atmosphère sombre, tantôt apocalyptique et tantôt recueillie. Je me réjouis d'avoir eu cette idée : cette œuvre au son clair et piquant, comme toujours chez moi pour 2 pistes mais dont certains passages permettent de faire voyager le son d'un haut-parleur à l'autre (j'en avais de 8 à 12 selon les villes), est comme un geste de bienvenue, une fantaisie légère. Cela commence par de petits gags, un braiment d'âne, des miaulements, des sons mousseux, un aboiement, des soupirs féminins et des sons dansants de piano préparé que je fais circuler, tout cela comme pour occuper le terrain dans une certaine attente. L'attente du cri, évidemment, qui d'abord apparaît coupé, étranglé, et ne se pousse en entier qu'à la fin, seul et nu, vivant et joyeux. C'est un cri masculin aigu et prolongé trouvé je ne me rappelle plus où (il me semble que c'est dans une library de sound effects libres de droits), et j'ai eu l'idée d'en faire la vedette de cette petite pièce à suspense.

La seconde pièce, dédiée à l'historienne du cinéma Cécile Carayol, qui avec Jérôme Rossi avait organisé à Rouen, en février 2019, un colloque en l'honneur de mon travail (un livre en a été tiré, qui devrait paraître courant 2023), Cinquante cailloux et vingt-quatre silences obéit également à une idée formelle simple, celle du palindrome. Je cite la notice de programme :

« Cette pièce d'environ douze minutes est réalisée à partir de la succession d'une soixantaine de brèves cellules musicales de toute nature et de toute densité, cellules qui sont parfois des silences, parfois des sons, proposées dans un certain ordre puis dans l'ordre inverse (l'ordre seulement étant inversé, pas les sons). Si on les numérote de 1 à 50, la première partie consiste à les exposer dans cet ordre, et ensuite, dans la seconde partie, à les reprendre dans l'ordre de 50 à 1, sans modification autre que l'inversion des 2 pistes : autrement dit tel son qui dans la première partie part de la gauche et va à droite, dans la seconde partie part de la droite et va à gauche. Ou bien tel son d'abord uniquement sur la piste gauche, sera réentendu plus tard sur la piste droite. J'ai donc réalisé et choisi, en découpant dans des créations sonores beaucoup plus longues, des cellules parcourant le spectre le plus large dans toutes les dimensions : cellules non figuratives, cellules évoquant une action concrète sans qu'on puisse savoir laquelle (un coup, une détonation, une brève résonance), cellules très figuratives ou sémantiques (une voix féminine qui appelle en français « à l'aide », une voiture qui passe); sons proches du micro et dépourvus d'espace interne contrastant avec d'autres sons évoquant un espace interne d'une certaine étendue, etc. En même temps, je fais revenir dans la pièce certains motifs figuratifs ou narratifs : notamment la marche, et le thème de la porte qu'on ouvre ou qu'on ferme. C'est lié au titre, qui évoque le conte du Petit Poucet, ce petit garçon qui sème des cailloux derrière lui en entrant dans la forêt pour qu'il puisse retrouver son chemin quand il voudra revenir. »

Lors de la création à Rouen, qui en a été aussi la seule exécution à ce jour, j'étais au pupitre pour la première moitié, et Lionel Marchetti, invité pour venir parler de ma pièce Diktat, prenait le relais pour la deuxième. Ces Cinquante cailloux ont donc été un petit entraînement pour la beaucoup plus longue Quatrième symphonie, où cette fois il n'y a pas de retour. Le déplacement s'y fait toujours dans le sens aller, ce qui est le propre du temps, que j'appelle pour cette raison de l'espace mal fichu.

Il y a un roman de l'écrivain français de science-fiction Daniel Walther que je n'ai pas lu mais dont j'adore le titre. Ce titre est Mais l'espace... mais le temps. Avec le minimum de mots et l'emploi de la conjonction « mais », tout est dit : ce qui semblait aller de soi ne va plus de soi. Bien sûr tout le monde pense à la relativité d'Einstein, mais il me semble qu'avant le génial physicien, on en avait l'intuition. Le génie d'Einstein fut de ne pas en rester à un vague sentiment, de s'atteler à cette question... et de la résoudre.

Attention, puisque je viens de citer Einstein, ce qui suit n'aura aucune prétention logique ni validité scientifique : ce sera juste la description de mon expérience du temps et de l'espace, construite par une petite enfance qui, sans comporter d'événement tragique (pas en tout cas dont il y ait trace), a été tourneboulée par des péripéties familiales, et par des changements d'adresse, de rythme et de foyer.

Pour être bref, le temps et l'espace se contaminent pour moi réciproquement. Il y a eu par exemple une période dans ma jeunesse où, quand je me déplaçais, j'avais peur de régresser dans le temps - et donc dans la fragile maturité qu'il me semblait construire à grand-peine - si je repassais par telle rue que je n'avais pas empruntée depuis longtemps, comme si je risquais de rembobiner le film de ma vie (il n'y avait pas encore de cassettes VHS !) et de perdre l'acquis. Donc, comme si l'espace était une des formes que prend le temps.

Autre exemple, celui des ellipses. Le temps passe, dit-on, mais il semble que nous puissions en sauter des parties : une anesthésie générale ou un coma artificiel, avec le sommeil parfois sans rêves qu'ils procurent, vous donnent le sentiment d'un prélèvement de temps qui a été confisqué à votre vie consciente, mais pas, bien sûr, à celle de votre corps et de vos cellules. Un prélèvement qui n'est pas mis de côté, et qu'on ne vous rendra pas. En fait, si le montage cinématographique nous semble naturel pour le temps, c'est que grâce au sommeil (et aux clins d'œil, aux « blinks », affirme notre ami Walter Murch), nous le vivons déjà par ailleurs.

A l'inverse, j'ai souvent eu cette pensée bizarre (bizarre parce qu'elle est inutile et oiseuse) qu'on ne peut pas sauter ou éviter le moindre millimètre d'espace. Et cette pensée me vient sur des points d'itinéraires apparemment absurdes. Il existe une portion précise de la rue des Nonnains-d'Hyères, dans le 4e arrondissement, que j'ai empruntée à pied des centaines voire des milliers de fois (pour me rendre à pied sur la Rive Gauche, ou bien sur l'Île saint-Louis quand j'y habitais), mais que, si ç'a avait été possible, j'aurais volontiers enjambée comme on saute les pages d'un livre, parce que je la ressentais comme un pan ennuyeux de l'espace. Il faut faire avec, me disais-je, tu ne peux pas, comme on dit, y couper. Pourquoi cette brève portion de rue où il faut longer des immeubles propres et récents des années 50 m'inspire-t-elle ce sentiment, je n'en ai aucune idée (à cause de son nom où il y a « hier » ?). Mais elle me représente l'espace comme constitué aussi de zones inertes et privées de vie, comme des moments de temps. En quelque sorte, il s'agirait d'un espace contaminé par le temps, comportant des parties mortes.

Mon rapport à la lecture a quelque chose à voir avec cela, avec un espace que l'on ne peut pas « sauter » : le premier livre d'adulte que je me suis fait offrir, dans ce cas par mon grand-père paternel, c'est Homère dans la Pléiade, avec les traductions de Robert Flacelière et de Victor Bérard. J'ai commencé par l'Iliade, où il y a des passages qui, sauf pour un érudit, sont épouvantablement ennuyeux, et qui ne figurent pas dans les extraits et les anthologies : je pense à ce qu'on appelle dans le chant II le « catalogue des Vaisseaux », le νεῶν κατάλογος, qui est un inventaire des forces grecques mobilisées contre les Troyens et où il ne se passe rigoureusement rien. Sur des pages et des pages, on trouve des phrases comme :

Thoas, fils d'Andrémon, mène les Etoliens, - tous les gens de Pleuron, de Pyléné, d'Olène, ceux dont la ville était Calydon la Rocheuse ou Calchis la Marine. (...)  Nirée a, de Symé, conduit trois bon navires. Il est le fils du roi Chaops et d'Aglaea.  (...) Puis ceux de Nisyros, Carpathos, et Casos.”  Et ainsi de suite.

En donnant des échantillons de ce passage, j'en ai sauté des phrases, mais le petit garçon que j'étais s'évertuait à ne rien sauter, ce qui lui aurait été facile, personne ne le surveillant. Je ne m'étais pas aperçu par ailleurs (voir mon blog Entre deux images n°52) que cette traduction de Flacelière était en “vers blancs”, c'est-à-dire en alexandrins non rimés, à l'imitation de celle de Bérard pour l'Odyssée. Cela explique sans doute que cette lecture m'apaisait comme peut le faire une tâche ennuyeuse (“la vie humble aux travaux ennuyeux et faciles”, disait Maman, citant Verlaine). J'ai été ravi bien plus tard de lire, dans un entretien avec Françoise Dolto, qu'au début de sa pratique d'analyste, pour retrouver son assise entre des séances qui la bouleversaient, elle se ressourçait par deux moyens combinés : la marche rapide autour de son pâté de maisons (une cocasse expression française pour désigner ce qu'on appelle en anglais un “block”), tout en se récitant mentalement des alexandrins de Racine.

Le vers français de douze syllabes comme moyen de se calmer, c'est aussi ce qui m'a accompagné lorsqu'Anne-Marie et moi avons traversé les USA par voie de terre (train et voitures de location) de New-York à San-Francisco. Ces quantités impressionnantes d'espaces inhabités que nous traversions, et qui, tels les cinquante mètres d'immeubles neufs de la rue des Nonnains-d'Hyères, ne pouvaient être “sautés”, m'inspiraient parfois un certain effroi, à côté de l'exaltation attendue. Heureusement, j'avais emmené tout Lamartine dans la Pléiade : lire au hasard quelques-uns des alexandrins sonores et fluides de ce poète, avec le retour régulier de leurs rimes, m'apaisait, même quand c'était ennuyeux. Par ailleurs, je filmais notre voyage avec une caméra sonore V8 récemment achetée, et j'ai eu l'idée – non encore concrétisée, Jérôme Bloch a des suggestions pour m'aider là-dessus – d'en tirer un film dans lequel une seule règle serait appliquée : respecter absolument le sens du temps, et ne jamais revenir en arrière dans le montage. Un One Way Passage, pour citer le titre original du mélodrame de Tay Garnett Voyage sans retour, avec Kay Francis et William Powell, un grand, un immense film de 1932, qui ne dure qu'une heure huit et commence par un des plus extraordinaires coups de foudre de l'histoire du cinéma.

Dans un film de Tay Garnett, on n'a jamais le temps de s'ennuyer. Dans certaines de mes musiques, c'est différent ; je prévois même des espaces de temps pas trop longs mais qui sont réservés spécifiquement à ce sentiment de l'ennui. Une partie – une partie seulement ! - de mes œuvres musicales vise à incorporer ce sentiment, comme pour le rédimer et dire que le temps n'est jamais perdu. D'où l'importance que j'accorde à la chronographie.

La chronographie, c'est tout bête, c'est la fixation du temps. Comme Sadoul et Vincent Pinel me l'ont appris jadis, les films muets avaient un métrage et s'évaluaient en nombre de pieds, leur vitesse de projection n'étant pas plus normalisée que leur vitesse de prise de vue. Avec le parlant, il a fallu au cinéma stabiliser sa vitesse à tant d'images par secondes, et donc devenir chronographique. Or, je me trouve faire de la musique concrète précisément parce qu'elle est chronographique. Je tiens à des durées exactes, silences compris. Accélérer ou ralentir ma musique serait comme changer les proportions d'un tableau. Le charme des tempi et des durées qui varient selon le chef d'orchestre, selon le pianiste, les exécutants, les circonstances, très peu pour moi.

Considérer ce temps chronographié comme un succédané d'espace, voilà l'idée même qui est à l'origine de ma Quatrième Symphonie. Celle-ci, à ce jour, n'a été donnée qu'une fois à Bruxelles, le 24 octobre 2020, lors d'un concert organisé au Théâtre Marni par Annette Vande Gorne. Je n'y étais pas venu, craignant encore de voyager à cause du Covid. D'une durée de 75 minutes environ et comprenant six mouvements, elle est conçue selon une forme décidée a priori, alternant les “sur place” et les “trajets”. Ses mouvements impairs, 1, 3 et 5 sont composés d'éléments très statiques, dans un climat à chaque fois différent : effrayant et nocturne pour le premier (j'ai pensé à un épisode du conte d'Andersen Les Cygnes sauvages où la petite Eliza passe la nuit dans une forêt), éthéré et rêveur pour le second, mystérieux et obsessionnel pour le troisième. Rien n'avance, tout se continue. J'ai donc appelé ces mouvements des Sur place. Les mouvements pairs (numérotés Trajet 1, accompagné; Trajet 2Trajet 3, en suivant un cortège), invitent à écouter trois fois le même défilement hétéroclite de cellules sonores de toute nature (des voix, des carillonnements, des gazouillis), les dites cellules se succédant comme se succédaient les maisons, les arbres, les grilles de jardins, les poteaux télégraphiques, les bouts de murs et les publicités devant lesquels je devais passer pour aller de la maison maternelle à celle de ma nourrice, du 46 au 92 de la même rue Faidherbe. Une succession créée par des siècles et des décennies, qui n'avait ni hiérarchie ni ordre logique, qui s'était créée au fil des temps mais qui constituait un trajet. Le trajet, dans la symphonie, qui en est inspiré, déroule de la même façon un bric-à-brac de sons créés ou récoltés au fil de cinquante années. Nous le parcourons trois fois : la première fois (Trajet 1), c'est en compagnie d'une voix, la mienne, qui nous annonce plusieurs fois, non le temps passé, attention !, mais la distance parcourue: dix mètres, trois cent mètres, etc... Ces annonces ne sont pas régulières, et scandées, elles surviennent sans loi et sans prévisibilité, et la quantité de mètres parcourus n'est pas indexée sur le nombre de secondes “écoulées”. Précisément, en tout cas dans la première moitié de l'œuvre, le temps semble ne pas s'écouler – qu'il soit à la fois stagnant et tressautant, ou bien riche en événements chaotiques et non reliés.

Lors du Trajet 2, qui est le 4e mouvement, nous réentendons la même succession d'événements que dans le Trajet 1, mais cette fois-ci elle est catapultée, précipitée, comme si l'on marchait beaucoup plus rapidement. Notre oreille enregistre la même succession sans pouvoir encore la mémoriser. Pour le Trajet 3, nous marchons plus lentement, car en même temps que nous avance un cortège constitué de mouvements solennels et mystiques, et ce cortège est tout simplement celui d'une de mes premières œuvres de 1970, Blanche. La superposition de ce cortège lent venu d'un demi-siècle (qui reflète un rythme interne placide que j'avais sans doute en moi à cette époque) avec le fatras toujours rapide, bien que calmé, des événements sonores qui, réentendus un troisième fois, constituent maintenant les repères du trajet, produit chez moi et doit produire chez l'auditeur, en tout cas je l'espère, comme un sentiment de dilatation et de vie. Ensuite, on va au-delà des trajets 1 et 2, puis on arrive à un endroit encore non parcouru, et le son s'étale, se fait plus large. Il nous semble passer dans un tunnel sous-marin, et nous en émergeons, comme purifiés, prêts à la vie, dans une zone pacifiée et aérée, qui s'ouvre à l'infini. J'ai mis ici des nappes électroniques créées en 1978 chez René Bastian, que j'avais utilisées dans mon spectacle éphémère donné à Strasbourg Phantasie 1, et auxquelles je désespérais de pouvoir un jour redonner leur place dans une de mes œuvres. Des voix se font entendre, de tous les jours, comme derrière une cloison (la double cloison en effet, du lieu où je les enregistrais, un intérieur de chalet, et le modeste micro de mon appareil à cassette). On réentend le chantonnement sur cinq notes de Cécile Sacco dans le Gloria. On réentend aussi la voix égarée et folle de La Vie en prose. Une sirène de bateau retentit plusieurs fois dans la distance. Tout près de nous, un grelot qu'on secoue fait contraste, deux signaux qui se répondent, aux deux extrêmes de la portée et de la puissance. La dernière phrase qui résonne (et la dernière voix donc perçue dans le parcours de 24 heures du Nycthmeron), est celle d'une dame qui dit : “allez-y, je vous rejoins dans cinq minutes”. Pour la version internationale, elle sera sous-titrée.

Mais l'oeuvre se termine avant les cinq minutes annoncées. J'escompte bien qu'imaginairement, la promenade puisse se prolonger dans l'esprit de l'auditeur, et que nous soyons rejoints par celle qui a parlé ainsi. Je me rappelle cette dame, très comme-il-faut et gentille, elle était hébergée en même temps que moi, avec ses deux petits garçons, dans le chalet des Dufour à Vallorcine. Les Dufour étaient nos voisins quand Papa et sa femme y avaient leur chalet, vendu depuis, et j'ai gardé des liens avec leur fille aînée Dominique, qui s'est mariée avec un enfant de la vallée, Serge Ancey.

Comme vous l'avez vu, je n'ai pas parlé de l'espace en termes de multiphonie, de multi-pistes. La multiphonie au sens propre (huit, seize pistes, voire plus) me donne rarement, sinon jamais des sensations spatiales, c'est curieux, même dans les œuvres que j'aime de Bayle, de Stockhausen et de Tutschku. Toutes mes pièces sont pour deux pistes. Leur diffusion sur acousmonium, avec les ressources très riches qu'elle donne grâce au métier et à la ferveur des “acousmonistes”, vise selon moi à mettre en valeur la forme des œuvres, et la gestion dramatique du temps. Mon ami le compositeur Eric Broitmann a soutenu en 2015 un mémoire de master très détaillé intitulé Interpréter à Futura le Requiem de Michel Chion, travail dont je suis fier, et il est clair que son souci était de servir la forme et le drame.

Encore quelques lignes sur le sort de cette Quatrième Symphonie : j'ai envisagé un temps de l'abandonner, car j'avais peur qu'elle ne termine mon Nycthemeron de 24 heures sur une note trop lourde. Cette mise au ban de ma part a duré deux années pleines. Mais tout récemment, lors de mon déplacement à Mons, à l'invitation de Régis Renouard-Larivière dont j'ai parlé dans le chapitre précédent de cette histoire, j'ai pu en parler avec la compositrice Sophie Delafontaine. Lors de la création bruxelloise en 2020, où pour ma pièce s'étaient relayés – comme je l'avais suggéré - plusieurs acousmonistes, c'était elle qui s'était chargée des trois “sur place” et elle m'a dit que cela lui avait bien plu. Son avis m'a réconforté, et je me suis remis en face de cette œuvre. J'ai vu qu'elle était nécessaire et que ce gros paquebot, comme ceux qu'on voit dans les films des années 30, chez Tay Garnett, chez Sternberg, chez Mark Sandrich (Shall we dance, avec Astaire) devait être là, à l'issue de ce long trajet musical de cinquante ans, attendant de pouvoir partir. J'ai décidé de quelques changements, visant à mieux éclairer la forme et le rapport temps/espace que j'ai décrit. C'est à ces changements que je travaille en ce moment.

J'envisage aussi de donner désormais, pour la reprise en concert de l'œuvre, des indications très précises: pour les trois “sur place”, il n'y aurait pas de mouvements entre les haut-parleurs. Le premier devrait être diffusé frontalement et statiquement, le second latéralement, et le troisième dans des haut-parleurs arrière. Les trois “trajets” seraient au contraire l'occasion d'actions en direct de l'acousmoniste (ou “des”, s'ils/elles sont plusieurs), actions que je ne veux pas trop formaliser. Ce serait la seule de mes pièces où je donnerais de telles instructions.

Dans ces 25 chapitres, une de mes pièces nouvelles, encore non créée, est restée pour le moment sur le carreau. Son titre est L'Enfant perdu. Mais je ne l'abandonnerai pas, c'est le cas de le dire. Pour le moment, je considère avoir fait le tour de presque toute mon œuvre concrète. Merci infiniment à celles et ceux qui ont lu ce parcours et l'ont encouragé, leurs réactions sur Facebook m'ont soutenu dans cet effort d'élaboration et de mémorisation. J'ai encore des choses à dire sur la musique concrète, mais j'attends, pour les publier, d'avoir avancé sur la structuration de mon Nycthemeron. D'ici là, je vais ouvrir certainement une nouvelle série de blogs, peut-être sur les spectacles et les films que j'ai vus, ou sur ce que j'ai lu.

A ce propos, nous venons de voir le dernier film de Spielberg, The Fabelmans, qui m'a beaucoup plu. Par rapport à un artiste aussi fameux et populaire, je pourrais considérer, moi qui admire son cinéma, avoir œuvré dans une minuscule niche et dans le genre musical le plus abscons et le plus méprisé (y compris par des gens eux-mêmes méprisés,  à savoir les compositeurs qui font d'autres types de musique), je veux dire la musique concrète. Mais je n'en rougis pas et suis fier d'avoir suivi mon idée. Notamment celle de faire des œuvres plutôt que des événements, que des concepts ou des travaux d'illustration. On en reparlera, je vous le promets (d'ailleurs, quand j'ai commencé à taper “promets” sur mon ordinateur, un programme farfelu de saisie prédictive dont je n'ai pas encore réussi à me débarrasser a cru pouvoir anticiper : “Prometheus” ; c'est un bon signe).

J'ai particulièrement aimé, dans le Spielberg, la scène où ce comédien plein d'humanité, Judd Hirsch (lire, à son propos, mon blog Entre deux images n°37), jouant l'oncle Boris Schildkraut, encourage le jeune héros dans ses rêves. Je pense à lui pour me donner du courage. Moi aussi, j'ai rencontré des Boris Schildkraut, et j'espère les avoir bien écoutés.

J'allais oublier : dans quelque temps, Anne-Marie, Régis Lacaze, Joele Jeffredo et moi, nous allons nous retrouver une nouvelle fois à Vallorcine pour y filmer quelques nouvelles scènes du documentaire que je suis en train de réaliser sur mon parcours de compositeur. Ce sera un long-métrage, autoproduit bien sûr, et nous espérons l'avoir fini fin 2023. Nous y retrouverons les panneaux qui signalent tant de buts et de directions, proches ou lointains. Ah, refaire encore une fois le chemin vers Loriaz !

(à la prochaine fois!)