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HISTOIRE DE MES MUSIQUES CONCRÈTES, 23. TROISIÈME SYMPHONIE, L'AUDIO-DIVISUELLE, 2016-17
26 février 2023
J'ai longtemps cherché à placer quelque part dans une de mes œuvres cette image qui me plaisait et me dynamisait, tirée d'une prise de vues en super-8mm faite en juin 1978, à Manhattan. D'un petit balcon du quatrième étage, celui d'un loft de Soho où la compositrice Laurie Spiegel m'a offert plusieurs années de suite l'hospitalité durant les mois chauds, je voyais ce matin-là, sur la petite place de Duane Street, quatre jeunes gens qui jouaient au volley-ball. Parmi eux une femme de type « latino » aux longs cheveux noirs qui bougeaient avec ses mouvements. Quelques années plus tard, j'ai reprojeté sur un écran cette séquence avec un très bon appareil, muet, qui permettait de ralentir la vitesse de projection à 6, 4, et même 2 images secondes, et l'ai refilmée avec une caméra vidéo Hi8. La séquence numérisée, remontée, sonorisée, musicalisée, truquée, a enfin trouvé sa place dans le finale de ma Troisième symphonie, commandée par Motus. On y voit à plusieurs reprises l'image de la sportive tressauter verticalement à toute vitesse. C'était un dérapage du projecteur, que je me suis dépêché de filmer en DV, et j'ai ensuite associé cet effet à un son tremblé, créé grâce au ProTools que Geoffroy avait installé sur un iMac. Michèle Tosi, qui avait animé une rencontre à Crest autour de cette œuvre, me dit, le lendemain de la création, que je venais d'inventer le « trille visuel ».
Sur mon site michelchion.com, je présentais l'œuvre ainsi :
« Le samedi 27 août 2016, à 22h 30, à Crest, Drôme, je donnerai la création de ma Troisième Symphonie, L'Audio-divisuelle, dans le cadre et à l'invitation du Festival Futura acousmatique électroacoustique et arts de support créé par Motus. (…) "Audio-divisuelle", pour employer un mot que j'ai créé et défini par ailleurs, parce que dans cette œuvre, il y a toutes sortes de situations : musique concrète dans l'obscurité, séquences visuelles silencieuses projetées, et séquences "audio-visuelles" créant des rapports que j'ai voulus les plus variés. Par rapport à ma Messe de Terre (…), j'ai voulu faire une œuvre dédiée à la vie sur terre ici-bas et au soleil (présent dans de nombreuses séquences), sans référence religieuse. C'est comme le second panneau d'un diptyque. »
De fait, Jonathan Prager n'a pas pu, comme nous l'avions convenu, jouer au moins une partie de l'œuvre, car je l'ai finie la veille de la création et n'ai donc pas pu lui envoyer les éléments de celle-ci à l'avance. Ce sera pour la prochaine fois, et j'escompte même qu'il conduira l'œuvre d'un bout à l'autre. Le principe en est le même que pour la Messe de terre : un écran unique et central (c'est important), orientant le regard du public, et des sons devant, sur les côtés et autour, sur un acousmonium, à partir des 2 pistes audio.
Le mot « life » qu'on lit ci-dessus ne figurait pas dans la version de Crest. Peu de temps en effet après la création mondiale en France, j'ai redonné l'œuvre à Montréal le 20 octobre (invité par Akousma) et le 9 décembre de la même année, à l'Université de Cologne, et à ces deux occasions - même à Montréal, terre francophone - j'ai observé que l'œuvre paraissait facilement obscure, et qu'elle gagnerait si elle était sous-titrée. Pendant l'année 2017 j'ai donc sous-titré l'œuvre, et ajouté à certains moments précis des mots qui bougent et vivent dans l'espace – tout cela en anglais, adopté comme langue internationale, même « globish ». Cette deuxième version était primitivement destinée à la tournée que j'allais faire avec Anne-Marie, en Australie et en Nouvelle-Zélande, à l'invitation de Liquid Architecture (voir à ce sujet mon blog n°59 de la série Entre deux images). Le mot ascendant « life », qui rattrape le ballon au-dessus de la volleyeuse puis s'échappe par le bord-cadre supérieur, est un de ces mots-emblèmes. Après trois exécutions à Melbourne, Brisbane et Auckland, cette version franco-anglaise est devenue pour moi la version unique de l'œuvre, celle qu'on devra donner aussi en France.
En la composant, sons et images, j'ai donc voulu faire une œuvre audiovisuelle profane et laïque qui serait à ma Messe de terre (de 2h30, donc deux fois plus longue) ce qu'une mairie est à une église. Dans la petite ville de Nogent-sur-Oise où j'ai grandi, les deux édifices ne sont pas très éloignés l'un de l'autre, et cette coexistence pacifique dans un petit périmètre convient à ma sensibilité à la fois chrétienne et laïque. On ne touche pas à la loi de 1905 !
Plusieurs idées se sont rejointes et cohabitent dans cette œuvre très découpée en dix mouvements, le septième d'entre eux, Scherzo, étant lui-même découpé en dix variations, selon un principe de construction-gigogne déjà appliqué dans la Messe de terre (laquelle est divisée en quatorze parties, dont la troisième prend la forme de Quatorze stations numérotées, les stations du Chemin de Croix, comme celles qu'on voit dans les églises catholiques). Une de ces idées ayant guidé ma Troisième est à la fois didactique et ludique : il s'agit d'illustrer par l'exemple la diversité des rapports audio-visuels que j'ai observés et décrits dans mon travail d'enseignement et d'écriture.
Le quatrième mouvement, Café, est ainsi de l'audio-divisuel, comme je le nomme, à l'état natif et pur. De l'intérieur d'un café situé au bas de la Rue de Rome à Paris (une rue qui m'est chère pour plusieurs raisons biographiques), j'avais filmé en 2007, avec ma caméra mini-DV, la circulation à l'extérieur : bus, cyclistes, voitures, piétons, et aussi une échelle sur laquelle était juché un homme faisant une réparation de vitrine. On n'entendait pas la circulation que l'on voyait, mais on entendait les voix à l'intérieur du café, celles de quelques clients et du patron. Ce que l'on voit ne recoupe pas ce qu'on entend et vice-versa, suivant un schéma rencontré dans la plupart des situations de la vie courante et qui reste en même temps inaperçu. Ce mouvement est le seul où l'image et le son synchrone ont été conservés tels quels (j'ai seulement fait de petites coupes, et mis l'image en noir-et-blanc). On ne m'entend pas et on ne me voit pas, mais j'y suis présent comme celui qui se ressent à la fois en intérieur et extérieur, dans la vie et en dehors de la vie, fantôme.
Dans le sixième mouvement, Chambre, j'illustre par des images et des sons beaucoup plus artificiels et apprêtés (images mises en scène dans l'intérieur de ma chambre, avec un poste de télévision cathodique à l'ancienne, sur lequel se reflètent des rideaux que j'ouvre ou que je ferme, avec en même temps des sons électroniques avançant et reculant par ressacs) les « lignes de fuite temporelle » (voir mon Glossaire), à savoir la mise en danse, entre les sons et les images, de différentes échéances prévisibles à très court, court et moyen terme dans le cours des phénomènes qui se déroulent. Ici, les échéances sont courtes, ce qui renforce le sentiment d'absence de perspective à long terme, plus que s'il n'y en avait aucune.
Enfin, dans le huitième mouvement, Intermezzo, j'illustre l'effet universel et psycho-physiologique que j'ai baptisé « synchrèse » (cf encore une fois le Glossaire), en partant d'images en gros plan de mes mains jouant du piano au moment où le soleil entre par la fenêtre de notre séjour, orientée vers le Sud-Est. En tombant sur les touches blanches, sa lumière crée des étoiles et des taches lumineuses mobiles, taches et étoiles qui apparaissent et disparaissent très vite selon le mouvement des touches et de mes doigts. Sur ces images dont j'ai coupé le son, j'ai superposé au montage des sons de pianotage et de machine à écrire qui n'ont rien à voir, mais qui aléatoirement créent des synchronisations-éclairs avec ce qu'on voit, et donnent l'impression, que l'on sait en même temps illusoire, qu'on entend ce qu'on voit et vice-versa. C'est comme de la vie qui pétille.
Cet effet se reproduit des milliards de fois dans l'audio-visuel tous les jours, tout le monde peut le constater et en même temps l'éprouver (d'aucuns diraient le subir). Je me suis contenté de l'observer et de lui donner un nom, car il n'en avait pas encore. Il est imparable, et cependant, il se trouve encore des gens pour en nier la base psycho-physiologique et l'imputer à un contexte culturel occidental. C'est ce que faisait, pour me critiquer nommément, Véronique Campan dans son essai L'Ecoute filmique, paru en 1999, où elle affirme que cet effet résulte d'un conditionnement « appris », sans bien sûr démontrer de quelle façon. Il y a plus de vingt ans, ce pan-culturalisme était déjà très chic dans l'Université, et cela y est resté, depuis cette période, un dogme. Je me rappelle – et partage - l’exaspération que notre ami du Wiko le neurobiologiste turco-allemand Onur Günturkun disait éprouver, quand il entendait dans des Universités américaines des intellectuelles féministes « radicales » nier tout substrat biologique et hormonal aux comportements humains, comportements qu'aurait pu selon elles complètement extirper une rééducation de type moralisant. Comme si l'éducation, la politesse, l'art, la culture, le vivre-ensemble viable n'étaient pas construits sur la prise en compte de ce substrat.
Ma Troisième Symphonie joue donc de ces rapports audio-visuels « naturels », comme une musique tonale joue de l'octave et de la quinte, intervalles universellement repérés et reconnus.
Initialement, je voulais faire les mouvements « silencieux » (« athorybes ») beaucoup plus longs ; ils sont courts en fait, ce qui déséquilibre l'œuvre, dont je n'exclue pas de faire une troisième version. Mais celle-ci devrait conserver son plan général, où, une fois de plus, les durées s'étalent au fur et à mesure qu'on avance.
L'avant-dernier mouvement, sur écran noir, dure presque 14 minutes. Dédié à la mémoire de mon amie Christiane Sacco, ce Largo desolato est une déploration que j'ai voulue dépourvue de toute lumière, de toute perspective de résurrection et de salut, sinon le rappel, avec des voix disant des comptines, que parallèlement la vie continue (les comptines jouent un rôle important dans l'unique roman publié de Christiane, Plaidoyer au roi de Prusse, que j'aimerais faire rééditer, un livre très fort et qui ne ressemble à aucun autre). Pour donner à certaines des notes tenues qu'on y entend (créées initialement avec un tuyau en plastique que je faisais tournoyer dans une chambre claire du studio 114 de la Maison de Radio-France) une texture brisée et cassante, j'en ai fait des fichiers audio-numériques que j'ai importés sur mon application iTunes. Puis à partir d'iTunes, je les ai fait lire par le logiciel VLC, réglé à la vitesse de ralentissement maximale : on obtient alors un effet de tramage numérique extrêmement accusé. Appliqué à des sons dont le spectre harmonique est très pauvre, cela produit un son lamentable, toujours au bord de se rompre. J'ai pensé que ce Largo desolato pouvait être donné à part, et il l'a été, joué avec talent par Olivier Lamarche dans un concert programmé par Motus. Mais je trouve maintenant qu'il lui faudrait un prologue sonore. En tout cas, dans l'ensemble de la Troisième Symphonie, il arrive très bien, au juste moment, et il m'a valu à Cologne les compliments émus de mon ami Rudolf Frisius, un théoricien et musicologue allemand qui suit, apprécie et soutient mon travail depuis très longtemps, et dont la réaction chaleureuse m'a beaucoup touché, car ce mouvement me tient à cœur.
Quant au finale audio-visuel qui suit, et qui est un retour à la vie sur le mode du présent, c'est de mes quatre finales de symphonie celui qui à ce jour me satisfait le plus. On y voit, dans l'image, se succéder cinq lieux, une terrasse de café dans les Pyrénées-Orientales, un manège de foire le soir à Tolède, Espagne, des champs en fleurs au mois de juin dans ma chère vallée de Vallorcine, Haute-Savoie, puis un autre manège à Coney Island, New-York, et enfin la scène de volley-ball au soleil que j'évoquais au début, mais au fur et à mesure qu'on voyage dans ces lieux, on quitte graduellement le son réaliste et synchrone du début, et on s'envole, on se balade, on s'éclate, on danse. Sur des fleurs des Alpes agitées par le vent, on entend des voix mondaines se dire bonjour, papoter et on se croirait dans le « Jardin des fleurs vivantes », de Lewis Carroll (cet épisode de Through the Looking-Glass avait inspiré, vers 1972, une très jolie création radiophonique à François Bayle). La toute fin du mouvement, et donc de cette Symphonie de près de 75 minutes, est une danse audio-visuelle extatique sur laquelle néanmoins continue de peser, telle une malédiction, une voix de vieillard qui nous parle de souffrance et de chair suppliciée : une voix qui résonne déjà au tout début de l'œuvre et qui est celle, empruntée par moi à un disque religieux, du catholique François Mauriac. On sait que pour le guérir d'un cancer du larynx, il avait fallu amputer l'écrivain d'une corde vocale, ce qui donnait un accent particulier, entre chuchotement et parole, à sa voix intense et convaincue. Son personnage – non pas le Mauriac réel, qui fut un homme de progrès et d'humanité, mais celui que j'ai créé à partir de quelques secondes de sa voix - représente ici, par une brève citation où il est question de « couronne d'épines » et de « chair qui n'est qu'une plaie », une chair que « Marie a portée dans son sein » , un des aspects les plus critiquables du christianisme, à savoir le dolorisme complaisant, presque gourmand, et l'attendrissement sur les plaies de Jésus. Mais ces accents m'accompagnent, je ne les renie pas et je les laisse vivre en moi et donc dans mes œuvres, y compris dans cette Troisième symphonie, qui se veut globalement solaire.
Je n'aime pas en effet l'idée, dans l'art, d'un dynamisme et d'une santé claironnés de façon abrupte, sans effort et sans lutte, parce que je les trouve souvent extérieurs, faux, inhumains presque. C'est ce qui m'éloigne de certains finales de symphonies de Gustav Mahler, dont je parlais la semaine dernière. Il faut que l'individu qui exprime cela assume qu'il traîne lui-même une histoire avec son corps, et qu'il n'est pas toute positivité. L'hédonisme militant, dans une œuvre, devient vite ridicule, et, bien qu'appréciant énormément la vie et les engagements d'André Gide (sur lesquels j'ai écrit mon mémoire de doctorat de IIIe cycle), je ne peux pas relire sans sourire le programme de « vie saine au grand air » de ses Nourritures terrestres, publiées à 28 ans. Je leur préfère de beaucoup l'autoportrait ironique en frileux perpétuellement tracassé de son chef-d’œuvre Paludes, écrit deux ans plus tôt(ma mère aimait beaucoup ce livre, dont elle appréciait l'humour, et c'est à elle que je dois de l'avoir découvert). Gide avait d'ailleurs l'intelligence de voir ce qu'il y a de « phony » (bidon), dans le Zarathoustra de Nietzsche (voir sur ce livre mon blog n°78 d'Entre deux images, du 7 avril 2019).
Reste que ses Nourritures ont été à d'autres ce que pour moi la lecture d'Henry Miller (Sexus, Plexus, Nexus, en Livre de Poche), qui ne se voulait pas gourou, a été dans les années 60 : un message de vie. Dont acte.
Je veux insister encore sur le fait que ma Troisième est l'œuvre d'une seule personne. Prises de vue, tournages et création sonore, effets spéciaux, textes, montages, mixages, etc, j'y ai tout fait d'un bout à l'autre. Cela n'a donc pas coûté grand-chose. Motus avait demandé pour cette œuvre une « aide à l'écriture » du Ministère de la Culture, qui aurait soutenu ce long travail par une rétribution proportionnée. Cette commande n'a pas été accordée, non plus qu'à ma création suivante, les Laudes de 2019. Dans les deux cas, Motus m'a donné tout ce que ses moyens lui permettaient de me donner.
En même temps, en ce début de 2023, je vois se réaliser des productions coûteuses et visiblement sans lendemain qui obtiennent beaucoup d'aides publiques et se montent grâce à celles-ci. Leur différence avec ma Symphonie, c'est qu'elles reposent sur la division du travail, et que souvent elles reproduisent à l'infini la séparation entre compositeur/trice, librettiste, exécutants, image, son, etc. Et certaines de ces productions, dont une que j'ai vue très récemment à Créteil et avec le budget de laquelle j'aurais pu travailler pendant vingt ans, ont beau être très bien réalisées, jouées, mises en place, il leur manque, quoi ? L'unité. Il s'agissait dans ce cas d'un embryon d'opéra partant d'un thème mythologique, mais tous les constituants du spectacle tiraient à hue et à dia. La musique allait de son côté, les deux chanteurs en direct du leur, le livret d'un autre, la vidéo projetée durant tout le spectacle d'un autre encore, rien ne s'additionnait, tout se soustrayait, et comme résultat, malgré un argument imprimé sur le programme donné aux spectateurs, et l'articulation claire de leur texte anglais et français par le contre-ténor et la mezzo-soprano, on ne comprenait rien. Non pas parce que l'auteur, un maître de la guitare électrique connu dans l'histoire de la pop et du rock, cherchait l'hermétisme et la désarticulation, mais parce que tout lui avait échappé, visiblement. Il s'était laissé déborder. Je dis donc aux compositeurs/trices : puisque la technique vous permet aujourd'hui de faire beaucoup de choses vous-mêmes, ne vous en privez pas, fixez les sons, créez-les, ainsi que des images si vous en voulez, écrivez si vous pouvez vos livrets, comme le faisaient Berlioz, Wagner, Messiaen, Stockhausen, et moi après eux. Si vous êtes cinéaste, regardez du côté d'Alain Cavalier, ou de certains cinéastes d'animation. S'il y a des imperfections, elles sont vôtres, et vous pourrez plus facilement que dans le cas d'une production avec de nombreux partenaires, reprendre et améliorer l'œuvre.
Bien sûr, dans certains cas, on vous regardera bizarrement : que se mêle-t-il/elle, celle/celui-là de faire lui/elle-même tout ce qui devrait être fait par des individus spécialisés et séparés ? J'ai souvent eu à faire face à une suspicion de ce type. Mais avec le temps, je ne doute pas que j'ai fait pour moi, c'est déjà ça, un choix adapté.
Un choix vraiment ? Je ne sais plus, à vrai dire, si je l'ai vraiment décidé. J'y verrai peut-être plus clair en poursuivant et en finissant bientôt cette histoire.
(À suivre)