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HISTOIRE DE MES MUSIQUES CONCRÈTES, 12. LA TENTATION DE SAINT ANTOINE, 1981-84 (2/3)

6 novembre 2022

Dans une seconde, le colonel Lawrence (joué par Peter O'Toole dans le film de David Lean Lawrence d'Arabie, 1962, déjà évoqué au chapitre précédent), va souffler l'allumette enflammée dont il se sert pour démontrer son endurance – la scène se situe au Caire, dans un bureau militaire anglais – et instantanément, par la magie du raccord cut, nous allons être transportés dans un immense paysage désertique sur lequel le soleil se lève. Le renouvellement total et subit de l'image, sans inertie, que permet le cinéma depuis ses origines - et après lui, pour le son, la musique concrète - voilà ce que cet effet magnifie. Ce n'est pas diminuer le génie de Kubrick que de suggérer, comme je le fais dans Stanley Kubrick, L'humain ni plus ni moins, 2005, que cette allumette soufflée suivie d'un paysage vide a pu lui suggérer l'enchaînement sublime, dans 2001 : A Space Odyssey, 1968, d'un os jeté par un singe dans un lointain passé, avec l'image d'un véhicule spatial dans ce qui était encore, à la sortie du film, le futur - l'an 2001. Un an 2001 que Kubrick n'aura pas vu.

Les deux raccords ont d'ailleurs en commun un autre effet, dont l'image de cinéma a cette fois-ci le privilège : un basculement instantané d'échelle (pour le son, au cinéma comme en musique concrète, les questions d'échelle sont beaucoup plus confuses).

Quel rapport avec ma Tentation de saint Antoine ? Il se trouve à 21 minutes et 30 secondes de la fin, dans le tableau intitulé La Terre. Mais avant de rentrer dans ces détails, je vais récapituler la liste des mouvements composant l'œuvre, qui dure 95 minutes et commence par un Prologue suivi de neuf tableaux, lesquels sont Le Désert, Le Preacher, Le Nil, La Cité humaine, L'Oubli, Le Trésor, La Reine de Saba, La Terre, La Soif, tout cela réparti en deux volets : une première partie qui va du Prologue à L'Oubli – ce tableau fonctionnant comme mouvement-tampon, pause dans le drame -la seconde allant du Trésor à La Soif.

Le raccord que j'ai évoqué correspond donc à ce moment, que j'ai voulu fulgurant, où la voix d'Antoine, répétant sur un ton d'extase son souhait de fusionner avec l'animé et l'inanimé, son voeu d'« être la matière » (trois mots ressassés sur divers tons), est coupée net par un effet de montage. Il m'a suffi de trancher dans le mot « matière », dont il ne reste plus que la première syllabe, la seconde étant remplacée par une détonation de fusil de chasse. Voilà Antoine tiré comme un lapin, rendu à son sort d'être vivant et sensible, et j'ai voulu amener cette interruption en pleine parole en laissant auparavant filer son monologue (« Ô bonheur ! bonheur ! J'ai vu naître la vie »), prononcé deux fois et de deux façons différentes, sur fond de sons étirés, créés avec des synthétiseurs et des frottements sur les cordes d'un clavicorde. Et comme dans les deux films que je viens d'évoquer, j'ai cherché à ce que l'œuvre se rassemble sur ce point de montage, lequel fait se confondre ce que j'appellerais le réel phonographique (autrement dit ce qui se passe sur le support, à savoir dans ce cas une interruption/substitution absolue et instantané), et le réel diégétique, le réel de ce qui arrive à un personnage, en l'occurrence un arrêt brutal dans le cours de sa vie. Mais cet arrêt n'est pas encore une mort, même si je fais suivre ce mot interrompu d'une séquence d'agonie et de douleur terrifiante, inspirée par un souvenir de mon enfance.

J'avais neuf ans, j'étais en colonie de vacances en Corse, trop jeune d'ailleurs pour être admis dans le groupe où on m'avait mis (mais notre mère, qui voulait passer ses vacances tranquille, avait obtenu une dérogation !) et j'ai cru perdre la vie au moment même où un médecin courageux et décidé me la sauvait en recousant la peau de mon flanc droit à vif, avec du fil et une aiguille, autour de la large plaie que je venais de me faire une heure plus tôt en dévalant une pente, sur 50 mètres au moins, jusqu'à un rocher pointu. J'étais en haut, je tenais un récipient rempli d'eau qu'il fallait amener au campement, et j'avais glissé. Ma blessure était assez profonde pour laisser apparaître l'intérieur – la viande humaine, concrètement. Comme ce médecin de village n'avait pas de quoi m'anesthésier sur place ni le moindre antalgique, et que le temps pressait (nous étions dans un petit village en montagne, en 1956), il a demandé à deux adultes, dont l'un me tenait les bras et l'autre les jambes, de m'immobiliser tandis qu'il inondait la plaie d'alcool à 90° puis me recousait la peau comme il eût fait d'un tissu. C'était en somme la chirurgie comme au temps de Napoléon, sur les champs de bataille ! Je me souviens avoir hurlé jusqu'à ameuter tout le village. C'est cela que je raconte dans cet épisode de la Tentation, puis comment on y survit, et auparavant, il y a eu le choc de la coupure.

Je n'aurais pas eu cette idée de couper dans une phrase si je n'avais vu à sa sortie, en 1977, un film de Robert Bresson grandiose, direct et sincère, selon moi sous-estimé, et dont la fin m'avait bouleversé. Ce film est Le Diable probablement. Le héros, Charles (Antoine Monnier) est un jeune homme oisif qui ne vit pas dans la pauvreté – il a des amis parisiens riches et prêts à l'aider – mais qui est authentiquement désespéré. Au psychanalyste que ses amis lui paient, il dit qu'il voudrait se tuer mais n'en a pas le courage. Ce psychanalyste lui fournit (involontairement, juste pour montrer son savoir) la solution : il suffit de faire comme les Romains de l'Antiquité, qui demandaient à un esclave de remplir cet office. Appliquant cette recette, Charles paie un autre garçon prêt à tout pour se payer sa drogue, et lui demande de le tuer avec le pistolet qu'il lui donne. Le marché conclu, tous deux « font le mur » et se glissent en pleine nuit dans un des grands cimetières de la capitale. Charles marche devant, et son exécuteur le suit à quelques mètres. Filmé de dos, le héros commence par dire : « j'aurais cru qu'en ce moment il me viendrait des idées sublimes », puis il cesse d'avancer comme attendant le coup de feu, mais c'est alors que de façon imprévue il reprend la parole : « Tu veux que j'te dise à quoi j'p... ». A ce moment précis le jeune tueur à gages, totalement indifférent, lui coupe la parole en l'abattant. La phrase ne sera pas terminée et nous ne saurons jamais à quoi pensait Charles. C'est une idée d'un sadisme effroyable, et sur ce plan Bresson semble avoir été sans rival. Je suis toujours un peu révolté tout de même par la scène (l'écrivaine Marie Cardinal a laissé, sur le tournage d'un film antérieur de Bresson, Mouchette, 1967, où elle joue la mère de l'héroïne, un témoignage très sévère ; mais j'ai eu d'autres échos de ce tournage par mon ami le réalisateur Jacques Kebadian, qui y travailla comme assistant).

Aujourd'hui, quand nous zappons d'une chaîne radio ou télé sur une autre, nous ne cessons de couper des phrases en cours mais nous pensons que peu importe, car elles seront terminées sans nous. Il en irait autrement si chaque interruption de phrase était un meurtre. Moi, en tout cas, ce moment m'a marqué, et j'ai voulu que dans mon œuvre, le même effet marque un coup de théâtre. D'autant que le personnage ici n'existe que par le son, que son corps tient tout à une voix, et que couper le son, c'est peut-être trancher une vie.  Quand je suis à la console, lors d'un concert, je m'arrange pour effectuer, en même temps que le mot ma-tière est interrompu, un brutal changement de provenance du son. Je coupe subitement la plupart des potentiomètres ouverts, de sorte que le « ma- » sonne sur de nombreux haut-parleurs, tandis que le coup retentit sur deux haut-parleurs isolés.  J'aime bien, comme les lecteurs de ce blog le savent (voir le n°4 de la série Entre deux images, paru le 1er novembre 2014, huit ans déjà !), l'idée d'une forme qui se rassemble autour d'un moment très court, d'un basculement, mais il faut que l'ensemble de ce qui précède y mène et le prépare.

Quel sens je donne à ce moment ? Rien d'autre que le « qui veut faire l'ange fait la bête » de Pascal, une des pensées les plus profondes qu'on aie jamais formulées. Celui qui veut améliorer l'homme sans partir du fait qu'il est un être humain et sans faire avec, m'inspire à la fois rejet et crainte. Cela vaut pour les intégristes et les convaincus de toutes les causes. Mon Antoine – que je ne juge pas, car lui au moins ne s'en prend qu'à lui-même – a cru échapper à son corps charnel, il le retrouve en souffrant comme on imagine que souffre la bête, ce corps lui revenant sous la forme de la douleur. Mais, comme dans les films de Polanski où personne n'apprend jamais rien de ce qu'il vit, il sera à la fin comme au début, revenu sur la Terre, et il continuera.

Pourquoi pas ? Car, d'accord en cela avec Kubrick, je ne suis pas non plus de ceux qui trouvent que c'est bien fait pour Icare si celui-ci s'est noyé en ayant voulu voler. Car l'homme a persisté, il a échappé réellement à l'attraction terrestre, il est allé réellement sur la Lune et ce n'est qu'un début. Mais même sur la Lune, et dans l'espace, il est resté et restera humain.

Dans La Terre, cet épisode de la « fausse mort », même si l'œuvre le justifie après coup par une phrase tirée du texte original : « peut-être que je suis mort, et que je monte vers Dieu », est une péripétie qui n'existait pas chez Flaubert. Sur le moment, elle n'est pas annoncée ni commentée verbalement, et d'ailleurs la Narratrice (Michèle Bokanowski) s'est tue définitivement (voir plus bas). C'est ce que j'appelle un effet d'ombre du dit, lorsqu'un événement marquant se produit dans une œuvre audio, visuelle ou audio-visuelle, où il y a des paroles et du dialogue et que cet événement-là n'est pas verbalisé, formulé, dit : tout dit projette en effet son ombre. Dans 2001, par exemple, il y a quarante minutes de dialogues, mais le mot « extra-terrestre », auquel tout le monde pense, n'est jamais prononcé par les personnages, humains ou artificiels (l'ordinateur Hal), il demeure dans l'ombre du dit.

Dans ma Tentation, de même, le petit crépitement de feu qu'on entend au début du Désert et à la fin de La Soif n'est nommé́ qu'in extremis, dans les toutes dernières secondes : « Je croyais avoir éteint le feu ? ». Un feu jusque-là hors-discours (sur la façon dont Schaeffer joue cette phrase, je vous renvoie à mon blog Entre deux images n°11, de février 2015). Dans une version encore inédite de mon Isle sonante, dont je parlerai dans quelques semaines, c'est le contraire ; on parle sans arrêt de navigation, d'îles, de mer, d'eau, mais on n'entend pas une goutte :  ce n'est qu'à la toute fin qu'apparaît un superbe bruissement océanique... mais c'est le bruissement d'un rivage.

Cet effet de mise hors-discours d'un fait sonore ou dramatique est un témoignage de l'importance que j'ai voulu donner, dans La Tentation de saint Antoine, au langage et aux mots. Si j'ai tenu à ce qu'ici, contrairement à mon Diktat en langue blave, tous les mots soient intelligibles (et rendus intelligibles au public non-francophone par des sous-titres anglais ou espagnols sur fond noir, qu'Anne-Marie et moi y avons ajoutés récemment), c'est parce qu'ils ne sont pas une « matière sonore » ou un prétexte à déclamer, à chanter, ils participent de la forme. Par exemple, la première phrase entendue dans l'œuvre est « J'ai souvenir d'une région lointaine » (souvenir d'un paradis apaisé), or le dernier mouvement de la première partie s'intitule L'Oubli.  De même, la référence à un arbre immense apparaît dès le début : « … d'une région lointaine, un seul arbre l'occupe », et c'est à elle que renvoie la longue description, dans La Terre, de l'arbre-forêt. Le « J'ai soif ! » au début de La Cité humaine, dans la première partie, annonce le tableau final de La Soif dans la seconde, et l'évocation que ce dernier contient de deux épisodes des Evangiles.

Par ailleurs, l'idée de couper – pour la première fois de l'œuvre – dans le cours d'un mot, et de faire de cette coupure un événement frappant le personnage lui-même, m'a évidemment été suggérée par le fait que je travaillais sur bande magnétique, avec des ciseaux et un scotch spécial adapté à ce support. Il fallait le faire physiquement, comme le médecin de Vizzavona, et ma collure est toujours visible sur le support original (j'ai demandé récemment à Régis Lacaze, pour le film que nous réalisons sur ma musique concrète, de la filmer, et je peux dire qu'elle tient toujours !).  Je signale tout de même que dans l'Agnus Dei de mon Requiem de 1973, j'utilisais déjà un effet de ce type ; quand Catherine Colas récite « Agneau de Dieu, donne-nous la paix », je coupe le mot « paix » et lui substitue un son de synthétiseur plaintif. Mais c'est alors un effet plus rhétorique, que l'on perçoit comme un effet de montage ; il s'agit aussi d'une prière, faite pour être répétée mille fois, et que nous complétons mentalement.

Que les mots fassent partie de la forme d'un opéra concret ne veut pas dire qu'ils sont le tout de l'oeuvre. De même que dans un texte écrit, les mots qu'on lit ne sont pas tout (il y a le rythme, la ponctuation, le découpage en paragraphes), dans une œuvre concrète les mots entendus rentrent dans une danse avec les autres éléments : la façon dont ils sont dits, les sons qu'ils interpellent, le montage, etc., tout fait forme. Notamment la façon, comme dans un opéra, de rassembler ou de séparer les registres et les voix, notamment celles de Pierre Schaeffer et de Michèle Bokanowski.

Durant toute la pièce, j'ai varié la coexistence de ces deux voix : dans le Prologue, nous entendons seulement celle de Michèle (jouant Ennoïa/Hélène), dans Le Désert, principalement la voix de Schaeffer/Antoine, alors que celle de Michèle dit plusieurs didascalies. Dans Le Preacher, nous avons  également les deux voix, puis un prêcheur qui déclame en anglais du William Blake. Dans Le Nil, seule la Narratrice parle, tandis qu'Antoine dort. Au contraire, dans La Cité humaine, Antoine se retrouve seul sans la voix féminine, puis il disparaît lui-même, envahi par la foule ; dans L'Oubli, qui est un intermède, il n'y a ni l’un ni l’autre de ces deux personnages, mais un vieux prêtre d'aujourd'hui marmottant le texte latin de la messe.

Au début de la deuxième partie, dans Le Trésor, j’imbrique de nouveau les voix d'Antoine et de la Narratrice, tous les deux très présents ; dans La Reine de Saba, nous entendons d’abord seulement Antoine (divisé en trois quand il se flagelle), puis seulement la Narratrice pour décrire le cortège de la Reine, puis, nouvelle venue, une voix féminine de tentation jouée par Korinna Rahls (voir mon Dictionnaire subjectif de l'alphabet à la lettre S). On n'entend pas, face à elle, Antoine, que l'on imagine bouche bée, et c'est la Narratrice qui raconte – voir le blog précédent – comment tout le cortège s'éclipse, tel un petit cirque drôlatique. Dans La Terre, la Narratrice, d'abord seule, se lance dans une longue description murmurée d'un arbre géant bourdonnant de vies (« des perroquets sont juchés, des papillons voltigent ») mais pour la première, brève et unique fois, au cours de la peinture qu'elle en fait, elle se dédouble et se superpose à elle-même (sur les mots « et il distingue, dans leurs enfourchures »), avant de se perdre et d'être absorbée dans les autres sons, comme si elle se fondait dans le tableau ; on ne l'entendra plus par la suite.

L'idée de cette disparition de la voix féminine qui accompagne Antoine, le laissant seul et veuf de son ange gardien jusqu'à la fin m'a été suggérée, lors de la composition, par un incident de lecture où Michèle avait buté sur le mot... enfourchure, et j'ai gardé cette hésitation. On entend alors en parallèle la voix de Michèle (empruntée à une autre prise) qui reprend le texte correctement, précisément comme une « enfourchure », telle une nouvelle branche qui pousse. Ce sont d'ailleurs des voix de radio qui symbolisent le foisonnement végétal. Après les mots « palpitation d'une vie profonde », la Narratrice se tait définitivement... et il reste encore vingt minutes de musique. Alors revient Antoine, sa double tirade extasiée, le coup de feu, les soubresauts d'agonie, et son monologue en « somniloquie » dont je parlais il y a quinze jours.

J'aurais pu finir sur ce monologue d'Antoine quand il voit la planète depuis le ciel : « ah, plus haut, plus haut, toujours ». Peut-être même, si je faisais un blind test auprès d'un public découvrant l'œuvre, j'aurais plus d'applaudissements en m'arrêtant là : l'atmosphère idéale de ce monologue les appelle. Mais ce n'est pas fini, car il fallait que cela fût une fausse fin. Une fin idéale et idéaliste ne me convenait pas.

Car j'ai tenu à ramener le personnage sur terre, dans son espace, où il subit une récapitulation des tentations, des voix, des atmosphères déjà entendues (avec cette différence que la voix de la narratrice l'a « abandonné »), puis à faire venir une fin « inattendue » : la lecture de deux épisodes évangéliques qui ont en commun d'évoquer la Soif, le vin et l'eau, mais aussi de faire intervenir des figures féminines qui incarnent la vie : la mère de Jésus présente avec lui à une Noce, et la femme sans mari à la fontaine.

Si une nouvelle fois c'est encore moi qui dis ces textes, (comme dans Tu), c'est pour l'éternelle raison économique : il n'y avait plus d'argent pour payer convenablement un interprète. En plus, je savais, par mes expériences antérieures, qu'il est difficile à un comédien habitué au micro d'oublier qu'il est devant ce micro et de déclamer avec intensité et ferveur, comme sur une scène.

Pour cette partie du tournage sonore, j'étais dans le studio 116 du GRM, j'entendais dans un casque stéréophonique les éléments musicaux solennels et agités sur lesquels je voulais faire entendre ce texte, et Christian Zanési m'enregistrait dans la régie. J'étais habitué à travailler avec lui pour la radio, et ne me sentais pas limité ou devant une écoute craintive et critique. Je n'ai eu ensuite qu'à recréer la synchronisation que j'avais entendue dans ma tête.

Je pourrais encore m'attarder sur d'autres personnages secondaires ; au début de la seconde partie, par exemple, intervient la voix d'un professeur de piano, à la fois mécontent et encourageant: « Mais oui, on fait des fausses notes ! Comment tu veux ne pas faire des fausses notes ! » Elle provient d'un enregistrement de radio où l'on entend Pierre Barbizet (un grand pianiste et un homme merveilleux, que j'ai rencontré deux fois et que j'aimais beaucoup) morigéner une jeune élève qui craint, en jouant Beethoven de façon trop animée, de faire des « fausses notes ». Le sens de cette intervention est pour moi : « il faut avancer et ne pas craindre de se tromper », quelque chose comme le Dilige, et quod vis fac de saint Augustin. On le réentend comme une réminiscence dans l'agonie d'Antoine. Mais c'est moi en fait que cette voix encourage à continuer.

Je peux parler aussi des espaces :  dans la construction de l'œuvre, j'alterne en effet les moments qui suggèrent un lieu d'intérieur (le Preacher, le début de la Cité humaine, L'Oubli, Le Trésor) avec d'autres qui évoquent le plein air et l'extérieur (Le Désert, Le Nil, la suite de la Cité humaine, La Reine de Saba, La Terre). D'autres moments comme le Prologue et la Soif évoquent un espace plus abstrait.

L'intérieur est traduit par une résonance particulière, autour d'une voix, ou autour d'un groupe de voix (rumeurs de public de concert dans Le Preacher) ; l'extérieur par l'acoustique mate et par la présence de son discrets évoquant un environnement. J'ai incorporé beaucoup de sons modernes (voitures, travaux), mais évité ceux qui évoquent un petit lieu : dans Le Nil, on entend la rumeur du zoo de Mulhouse que j'ai enregistrée à une certaine distance.

J'ai également évité l'exotisme ethnique, l'orientalisme et l'archaïsme, et pour la grande séquence urbaine, fabriqué un monde cosmopolite, en pensant à New York où j'avais déjà fait plusieurs séjours prolongés.

Cet épisode de la Cité humaine est traité comme un tableau d'opéra,très sonore et spectaculaire,avec une accumulation de voix en toutes langues, où les personnages principaux s'effacent temporairement. C'est le principe de beaucoup d'opéras, de laisser leur place à la collectivité, au peuple. Ici, néanmoins, ces voix ne font pas chœur, car elles sont à la fois individuelles et anonymes, représentant la vie ordinaire et industrieuse dont Antoine s'est éloigné, et où il serait tentant pour lui de se fondre. Une fois que la ville a commencé par se dessiner dans un grand crescendo (où des sons de cloches et de carillons jouent un rôle important), débute un important passage en forme-rondo,avec un refrain évoquant une musique de manège, qui sert de pivot pour des épisodes divers. Quand ce thème de manège cesse, commence un lent glissement vers la nuit mais non vers le calme. Plutôt une nuit de folie et de cris, comme dans un cauchemar.

Ce cauchemar, je ne suis pas allé le chercher loin. À l'époque où je travaillais sur la Tentation, vivait dans la rue parisienne où j'habitais une femme qui, certains soirs, poussait de grands cris de démente, éveillant les réactions des voisins ; j'ai enregistré cette voix et les remous qu'elle déclenchait, et les ai mis à ce moment-là de mon œuvre, peu avant la fin de la première partie. Il y a aussi des échos d'une soirée au restaurant de La Coupole, où j'avais invité le délicieux réalisateur Dusan Makavejev et son épouse Bojana, pour leur parler d'un projet, et où je les avais enregistrés avec leur accord ; cette soirée-là, jouait une petite formation de mandolinistes jouant des thèmes de zarzuelas. Je pouvais tout mettre dans ma Cité humaine, y compris des clochards enregistrés près de la Maison de la Radio, un soir. En 1982, j'avais vu en salle Blade Runner, et tout de suite j'ai adoré. Je suis retourné le voir plusieurs fois, mais n'en ai pas repris un seul son. Je voulais faire ma ville, globalement plus diurne.

En résumé, donc, pour revenir à l'œuvre dans sa totalité, il y a deux parties, avec dans chacune un « morceau de bravoure » spectaculaire (La Cité, La Terre) ; dans la première, une progression très lente du vide vers le foisonnement, comme si je remplissais peu à peu un grand cadre. Dans la seconde, une recherche de contrastes plus violents, mais à la fin, après une sorte d'apparition consolante (L'Evangile, avec ses silences solennels, et la promesse d'une eau vive inépuisable), le retour à la solitude et au doute, avec seulement la voix du Saint, et le petit crépitement de feu qui définit son espace.

Entre le début et la fin de l'œuvre, début et fin qui m'évoquent l'image de personnages seuls sur une grande scène,éclairés par le cercle d'une « poursuite », l'espace se développe en cercles concentriques, qui correspondent aussi à des variations d'états d'âme, entre dépression, repli, et exaltation, focalisation sur le moment, conquête d'une longue durée, ressourcement dans le sommeil, inquiétudes matérielles du moment (« J'ai soif ! ») et montées d'enthousiasme (« Oh, bonheur ! J'ai vu naître la vie »). Tout cela, la vie, les phrases de Flaubert, et la fidèle et chaleureuse présence de la voix de Schaeffer... Puis est venu le jour prévu pour la création de cette œuvre. Cette création et ce qui l'a suivie, est ce que je veux raconter dans le prochain chapitre de cette histoire.

(A suivre)