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MON DICTIONNAIRE SUBJECTIF DE L'ALPHABET : S

20 février 2022

Paget / von Harbou / Lang / Brauner / Hubschmid / Robert / Daney / Fellini / Hawks / Bethmann / Harlan / Barthes / Ossola / Rimbaud / Desnos / Tazartès / Rahls-Frisius / Frisius

La danse hindoue de Seetha (jouée par l'Américaine Debra Paget) devant un cobra érigé et menaçant, ici hors-champ, qu'elle doit charmer de ses gestes pour éviter d'être mortellement piquée, une épreuve que lui imposent les prêtres comme « jugement de Dieu » -  en l’occurrence de la déesse Kali - , est un grand moment érotique du cinéma populaire, et un des points culminants de l'adaptation en deux films (Le Tigre du Bengale, Le Tombeau hindou, 1959) d'un vieux roman de Thea von Harbou par son ex-mari Fritz Lang. Produit par Artur Brauner et tourné partiellement à Berlin, le film, en deux époques comme on disait alors, est parlé en allemand et pour cela Paget a du être doublée. Longtemps, les cinéphiles français n'ont vu le film qu'en version française, et donc connu le personnage de l'architecte européen qui tombe amoureux de Seetha, joué par Paul Hubschmid, que sous le nom francisé de Mercier, alors que dans la V.O. allemande il s'appelle Berger. Dans la notice française du film sur Wikipedia, je souris lorsque je vois détailler les « inexactitudes » culturelles du film sur les mœurs indiennes, les pratiques et les rites : il est tellement évident pour moi, depuis le début, que c'est du folklore, du mythe et de l'imagerie, mais lesquels !

J'ai découvert le film à Annecy avec enchantement en 1965, lors d'une programmation-fleuve de la FFCC (Fédération Française des Ciné-Clubs), assurée et présentée par l'enthousiaste et compétent Jacques Robert, une de ces personnes de sensibilité communiste qui ont fait tant en France pour la connaissance du cinéma, de tous les cinémas. Le charme du récit, la puissance mythique des situations, la beauté tranquille de la mise en scène m'ont emporté. Serge Daney (1944-1992), que j'ai connu aux Cahiers du Cinéma et à Libération quand je faisais du journalisme,  était un grand admirateur du Tombeau hindou, qu'il cite, dans un article de Trafic, parmi les préférés de son adolescence, entre La Dolce Vita, 1960, de Fellini et Rio Bravo, 1959, de Hawks. Une autre scène du film, celle où la sœur de Berger/Mercier, Irene, jouée par Sabine Bethmann, découvre l'endroit dans lequel le royaume indien d'Eschnapur tient enfermé ses lépreux, était restée pour lui emblématique :

« En 1960, par exemple, les lépreux langiens du Tombeau hindou faillirent venir vers moi dans un cinéma de la banlieue nord. Ils avaient la même façon de tendre leurs moignons comme des mains et d’en appeler en râlant doucement à mon bon cœur. « A ma place », heureusement, il y avait Sabine Bethmann étendue sur le sable gris-bleu, les regardant avec une calme horreur que je connaissais bien. Ce  n’était pas la même peur : le cinéma était devenu pour moi le lieu du hors-champ, du montage, de la suture, de la « place du spectateur »,  en un mot le contraire du théâtre. D’ailleurs, dans le film, le souterrain s’écroulait sur la meute lépreuse. »

Le roman de Thea von Harbou date de 1918 et avait déjà été porté deux fois à l'écran, sans compter l'adaptation pirate tournée en 1953-54 par Veit Harlan sous le titre Le tigre de Colombo / Prisonnière du Maharadjah - une version que j'ai vue enfant au cinéma des Trois-Rois, ainsi nommé parce qu'il se situait au carrefour du même nom de Nogent-sur-Oise. On sait que la romancière adhéra au Parti nazi et servit le régime, mais elle avait cette imagination qui fait les grands auteurs de littérature populaire, et les films de Fritz Lang sur lesquels elle travailla comme scénariste (et parfois auteure du roman adaptée), les Mabuse, M.,  Les Espions, La Femme sur la Lune et Metropolis lui doivent beaucoup de leur frénésie narrative.

Ici, le corps souple de Seetha prend une forme où il est difficile de ne pas voir suggérée la torsion serpentine : la femme-serpent charmant un serpent. A ce propos, cette espèce porte dans plusieurs langues un nom commençant par un S : Schlange en allemand, Snake en anglais, slang en néerlandais, et bien sûr, dans les langues latines comme la nôtre, plusieurs formes dérivées du latin serpens, participe du verbe serpo, ere, lequel signifie ramper.

Oui, dans certains cas, si un corps prend une forme de lettre, c'est que la lettre puise elle-même ses formes dans le monde des êtres vivants et des choses. Cela me semble évident, et c'est pourquoi, rouvrant ces jours-ci le volume posthume de Roland Barthes Variations sur l'écriture, j'ai été stupéfait de lire une énormité telle que celle-ci :

« La lettre est précisément ce qui ne ressemble à rien : c'est son être même d'échapper inflexiblement à toute ressemblance : tout l'effort de la lettre est contre-analogique (…) Lorsque les hommes, les artistes se sont mis – parfois – à imaginer des lettres figuratives, (…) ils ont accompli une transgression très forte, atteignant le point extrême du baroque. » (Variations sur l'écriture, p. 46-47 de l'édition de Carlo Ossola, éd. du Seuil, 2000)

Ce passage est d'ailleurs très représentatif de la façon dont Barthes remplaçait parfois l'usage de son intelligence – une intelligence qu'il avait aiguë, mais dont il semblait embarrassé – par un déluge de termes catégoriques et sans appel. En quatre lignes, on lit « rien, inflexiblement, toute, tout, très forte, extrême », tout cela pour valider une proposition absurde et d'ailleurs sans conséquence. Mais voyons, Barthes, la lettre S n'est-elle pas comme le corps de Debra Paget, flexible plutôt qu'inflexible ? A vous en croire, vous n'auriez jamais rêvé sur les formes des lettres, vu dans l'O cet oeil qu'y a célébré Rimbaud, dans le V majuscule des ailes de papillon ou d'oiseaux, dans le U un récipient, et dans le T une double potence?

Sacré Barthes - une de mes têtes de Turc (voir mon blog Entre deux images n°22) auquel je ne laisse rien passer, lui en voulant d'avoir, pour faire son petit effet, déclaré en 1977 au Collège de France que « la langue est fasciste ». Comme s'il y avait une nature humaine possible sans le langage et avant le langage. Ce renoncement à la raison chez un intellectuel me répugne.

Le S, pour le Français que je suis, me renvoie aussi à la dualité voisé/non voisé qui commande la distinction du D et du T, du B et du P, du V et du F. En l'occurence, S est une consonne, en français, qui dans certains mots comme silence, sel, sagesse, sexe, sûr, salive, songe, est non-voisée, c'est-à-dire non accompagnée d'une vibration des cordes vocales, alors qu'elle est voisée dans d'autres tels qu'Asie, désir, casino, phase, maison.

De ce fait, pour le petit garçon entrant en classe de sixième que j'ai été, un garçon que sa mère, pour des raisons biographiques, avait incité à prendre l'allemand comme première langue, faire de l'allemand était découvrir une façon différente de prononcer le S devant des voyelles comme a ou o, en le voisant, c'est-à-dire en laissant passer l'air dans les cordes vocales. Curieusement, je ne me suis pas lassé de cette spécificité, et de dire Salzburg, la ville, ou Sonntag (dimanche), ou bien le prénom de Sabine à l'allemande, avec un S voisé. Je ne sais pourquoi j'ai tellement aimé cette prononciation qu'aujourd'hui encore il m'est difficile de prononcer le « so » anglais sans le confondre  le « so » allemand . Dans le mot féminin Sonne par exemple (équivalent du Sun anglais), le voisement me semble faire passer une lumière que le mot français Son éteint (que le son soit un des signifiants qui me poursuivent, va de soi). 

Dans mon œuvre bilingue de musique concrète Tu (éditée en CD par Brocoli), j'ai mis en scène un poème de Robert Desnos riche en sifflantes sourdes : « Tu me suicides si docilement », déclamé, et même hurlé pathétiquement, à ma demande, par Ghedalia Tazartès (voir le chapitre 12 de mon blog Sans visibilité, pour le confronter avec sa tentative de traduction en allemand, à livre ouvert,  par la belle voix ample de la chanteuse/actrice Korinna Rahls-Frisius, à qui j'avais mis sous les yeux, sans préparation, ce poème.  « Du selbstmörderst mich so süss ». Elle avait lu « docilement » comme si c'était « doucement » et cela donne « so süss, so sanft ». Les S, de sourds qu'ils étaient deviennent sonores, et c'est comme si une lumière invisible, celle qui éclaire le son des lettres, avait changé, ce « coup de soleil sur un vitrail » que décrit le premier mouvement de ma pièce On n'arrête pas le regret, évoquée dans le blog précédent.

Longtemps après ce tournage sonore, fait en 1975 à Karlsruhe, j'ai revu le mari de Korinna, mon ami Rudolf Frisius, qui m'a appris tant de choses sur l'histoire de la radio allemande et de la musique lorsque j'ai passé quelques jours chez lui. Fin 2016, il était venu à Cologne pour voir et entendre ma Troisième Symphonie « audio-divisuelle », dont il m'a parlé avec chaleur. Mais cela fait longtemps que je n'ai pas vu Korinna, dont j'ai également employé la voix dans ma Tentation de saint Antoine, où elle est la Reine de Saba, devant laquelle Antoine ne peut placer un mot. Elle prononce des mots français que je lui ai donnés : « la solitude, la haine, l'amour, l'amour », et leur donne un accent intense et profond. J'ai appris que Korinna, à côté de ses activités d'actrice et de chanteuse, a aussi créé et dirigé jusqu'en 2020 le Nouvel Orchestre de Karsruhe. Ci-dessous on la voit jouer dans un épisode de série télévisée intitulé Blinder Haß. Littéralement : haine aveugle. En allemand, le mot qui signifie haine peut être écrit avec le fameux double s, le es-zet. La lumière dans le S s'est éteinte.