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HISTOIRE DE MES MUSIQUES CONCRÈTES, 11. LA TENTATION DE SAINT ANTOINE, 1981-84 (1/3)

23 octobre 2022

Nous sommes le 4 juin 1984, au studio Olivier Messiaen de la Maison de Radio France, juste après la création de la Tentation de saint Antoine, quand le public se disperse, et avec moi posent mes deux principaux interprètes, Michèle Bokanowski (qui y tient deux rôles, celui d'Hélène et celui de la Narratrice) et Pierre Schaeffer (Antoine). Deux interprètes dont le montage fait s'entrecroiser les voix mais qui, lors des tournages sonores pour cette œuvre réalisés durant l'automne 1981, ne s'étaient pas rencontrés et avaient joué leur rôle séparément, dans des lieux et à des moments distincts. Je reviendrai sur ce concert de création, mais d'abord, il me faut relater l'origine du projet.

Dans le chapitre précédent, j'ai raconté qu'il était lié à un déménagement qui, au printemps 1981, me fit louer pour la première fois un logement parisien qui n'était pas minuscule. C'est en effet en m'installant dans un deux-pièces/cuisine du 4e arrondissement, rue d'Ormesson, que j'ai eu envie de composer une grande œuvre tout en prenant mon temps pour la faire. L'espace élargi que j'avais pour vivre me suggérait du temps. Ce souvenir d'il y a 41 ans en a fait revenir un autre, encore plus ancien.

Dans les années 50 en effet, le pavillon humide et sans confort que ma mère louait à Nogent-sur-Oise, et où mon frère et moi la rejoignions les week-ends (après avoir habité dans la semaine, soit chez Mme Fléchelle, soit à l'internat de Creil) avait cette particularité qu'elle ne l'avait investi qu'à moitié. Outre le rez-de-chaussée que nous occupions, il comportait un premier étage composé notamment d'une large chambre avec un grand lit, d'un cabinet de toilette à côté, mais ma mère n'y montait jamais et il était inoccupé, sale et poussiéreux. Nous dormions donc en bas mon frère et moi, dans la petite salle de séjour qui devenait une chambre d'enfants pour la nuit, à côté de la cuisine. J'ai le souvenir d'être plusieurs fois monté à ce premier étage « supplémentaire », inutilisé, sans existence dans le discours de notre mère, et d'y avoir trouvé, dans une caisse de livres empoussiérés, une édition de la Tentation de saint Antoine de Flaubert. J'ai dû la lire sur place, sans descendre le livre, comme si celui-ci appartenait à un autre niveau du réel. Un texte dont je n'ai pas tout compris – je devais avoir une douzaine d'années ! - , mais dont l'aspect particulier (une fausse pièce de théâtre écrite au présent, avec des indications scéniques et des descriptions de décor très détaillées, imprimées en petits caractères comme les classiques « didascalies » théâtrales) m'avait frappé et fait rêver. J'aimais en effet, comme je l'ai raconté dans ce blog (voir notamment le n°11 d'Entre deux images, du 8 février 2015), lire des pièces de théâtre en les visualisant et les « sonorisant » mentalement.

Plus de vingt ans plus tard, je rouvre ce texte pendant ma période de déménagement, et je me dis que je tiens là, moyennant une adaptation et beaucoup de coupures, le livret du grand mélodrame électroacoustique dont je rêve. La musique est même déjà faite pour une toute petite partie du texte : celle où, n'ayant pas réussi à vaincre le vœu de chasteté du pauvre ascète, la Reine de Saba, venue en grande pompe pour le séduire, s'éloigne « la figure dans les mains » en poussant – je cite de mémoire - « une sorte de hoquet convulsif, qui ressemble à un sanglot, ou à un ricanement. » Or, parmi une foule de petites séquences que j'avais réalisées à Vaucresson en 1969-70 et que je n'avais pas effacées ou jetées, il y avait un très court morceau à base de piano préparé et d'éléments vocaux (ma propre voix), qui collait parfaitement à ce départ grotesque, et comportait déjà le petit hoquet/sanglot/ricanement. On le trouve, dans l'œuvre terminée, à la fin du tableau intitulé La Reine de Saba, et c'est autour de cette miniature que j'ai réalisé, en prenant mon temps, toute ma fresque.

Une fresque que je voulais grand public. Les chapitres précédents de ce récit ont pu faire croire que je ne m'intéresse pas du tout au succès, voire que je le méprise, mais ce n'est pas le cas. Quand j'ai entrepris la Tentation et jusqu'au moment où je l'ai terminée, j'ai cherché à ce que l'œuvre, dans son genre, soit accessible et devienne un classique dans le répertoire de la musique concrète – qu'on appelait encore souvent musique électroacoustique. J'ai donc pris une pièce de théâtre imaginaire d'un grand écrivain, dont je pouvais tirer une version personnelle. J'ai voulu qu'on puisse aisément la suivre, qu'on y passe du spectaculaire à l'intime, et de la truculence (le départ de la Reine, la scène des pièces de monnaie qui se multiplient) à l'émotion (lorsque l'ascète revit des souvenirs de son enfance, ou s'envole au-dessus de la Terre et se croit mort). Il fallait aussi qu'on y entende des diables et des foules (La Cité humaine), des extases et des ravissements, des désespoirs aussi. Pour la forme générale, une de mes références était le film de David Lean Lawrence d'Arabie, que j'avais revu avec Robert Cahen sur le grand écran du Kinopanorama, dans les années 70 : cette façon majestueuse de commencer lentement et de peu à peu remplir l'écran, pour finir par l'image du héros (Peter O'Toole) dont le visage se dissout derrière le pare-brise d'une jeep...

En 1981, ayant quitté le GRM cinq ans plus tôt, j'aborde une nouvelle période de ce qui est encore trop instable pour être appelé ma « carrière ». Je multiplie alors les travaux à temps partiel, qui tous me font découvrir de nouveaux milieux. Non seulement, j'ai commencé à enseigner - grâce à la recommandation de Pierre Schaeffer auprès du directeur de l'IDHEC, Jean-Jacques Languepin - le son au cinéma, mais aussi, grâce à mon travail d'écriture, je gagne plus d'argent que je n'en ai jamais gagné.  La maison Larousse a confié au musicologue Marc Vignal et à un secrétaire de rédaction nommé Alain Melchior-Bonnet le soin de coordonner un tout nouveau Larousse de la Musique en deux volumes. D'abord contacté pour écrire quelques articles sur la musique électroacoustique, je le suis de plus en plus souvent pour écrire des entrées consacrées à des sujets aussi vastes que le concerto, la symphonie, la mélodie, etc. et de nombreux compositeurs comme Liszt, Webern, Messiaen, et bien sûr Bayle ou Pierre Henry. Alain Melchior-Bonnet apprécie en effet ma plume et mon respect des délais, et il me commande article sur article, payés à la page. Fin 1981, j'entre aux Cahiers du Cinéma, où je venais pour proposer simplement une chronique mensuelle consacrée au son. En une heure d'entretien dans les nouveaux locaux de la revue, près de la place de la Bastille, Serge Toubiana me propose de devenir critique de cinéma, les Cahiers, sortis de leur période maoïste, étant en pleine mutation et reconquête d'un lectorat. Bingo ! Ma première critique paraît en novembre 1981 dans le n°330, et elle est consacrée à un film que j'aime toujours aujourd'hui, Le Loup-garou de Londres de John Landis. Je découvre les projections de presse, la participation au Festival de Cannes, plus tard les entretiens avec des personnages mythiques (Sergio Leone, Mastroianni, Tarkovski, Harvey Keitel). Je publie un premier livre de cinéma, La voix au cinéma, qui (grâce au travail d'Emmanuèle Bernheim, alors photothécaire et chargée des relations publiques à la revue) est élogieusement salué par la presse, et même, dans l'émission Apostrophes, par François Truffaut. En 1981 j'écris, pour le réaliser moi-même, le scénario d'un film de court-métrage pour lequel j'obtiens une aide du CNC et une co-production avec l'INA,Éponine. Je le tourne en 1983. L'année suivante Éponine reçoit une pluie de récompenses (malheureusement, le producteur du film, Ulysse Laugier, avec qui je comptais retravailler tant nous nous entendions bien, meurt la même année),  Et quand je sollicite en 1981 une Commande d'État pour ma Tentation, plus une commande du GRM pour le travail en studio, ainsi qu'une participation de l'Atelier de Création Radiophonique de France Culture afin de pouvoir payer convenablement mes interprètes et de les enregistrer dans les conditions dignes de ce que j'envisage, j'obtiens tout cela. Tout marche donc pour moi, et de front !

Je n'ai pas eu tout de suite l'idée de demander à Pierre Schaeffer de jouer le rôle d'Antoine. Mais un jour cela s'est imposé comme une évidence. J'avais pu constater la façon dont il aimait jouer de sa voix de violoncelle (moi qui pourtant n'aime pas le violoncelle !), en l'entendant un jour, dans un cycle de conférences, psalmodier son texte sur une seule note au lieu de simplement le lire. Il avait aussi un grand métier, ayant fait du théâtre amateur dans sa jeunesse. Et aussi, il n'avait pas le culte de la « sobriété ».

Grâce à la participation de l'ACR, nous avons donc pu travailler dans l'immense studio 114 de la Maison de la Radio, avec un technicien à la régie, toute une gamme de micros, et comme ingénieure du son l'excellente Madeleine Sola, qui se réjouissait d'enregistrer le légendaire Schaeffer. Je faisais rire Madeleine en lui disant que j'avais envie de tester toutes sortes de situations de tournage sonore encore non essayées. Par exemple, on pouvait demander à Schaeffer de nager dans une piscine et lui faire jouer une séquence dans l'eau. Nous ne sommes pas allés jusque-là, mais au studio 114, ainsi que dans la maison de campagne de Pierre et Jacqueline Schaeffer à Délincourt, nous avons pu prendre notre temps, nous promener dans différentes acoustiques et différents lieux. Je voulais ne pas utiliser un seul type de micro, fût-il le meilleur du monde, mais plusieurs, y compris de vieux micros à charbon, de la même façon que l'on modifie dans un film, selon les besoins de la scène, les éclairages et parfois les pellicules. Schaeffer pouvait être assis ou debout, rester immobile ou marcher, parler dans une « chambre claire » (réverbérante) ou une chambre sourde (totalement dépourvue de réverbération). Pour la scène où Antoine se flagelle (au début du tableau La Reine de Saba), trois micros placés différemment enregistraient sa voix et l'envoyaient dans trois magnétophones distinct situés dans la régie : j'avais adapté la technique de tournage à plusieurs caméras fréquente dans les débuts du cinéma parlant. Pour un autre moment crucial, celui où Antoine se croit mort et emporté au ciel – un ciel noir et inhumain - , j'ai eu l'idée de demander à Schaeffer d'adopter une posture qu'il prenait souvent dans ses longs monologues au Service de la Recherche, lors des longues réunions qui étaient le quotidien de cette extravagante institution: affalé sur son siège, les yeux mi-clos, une cigarette au coin de la bouche, dont les cendres tombaient sur son pantalon, qu'il époussetait comme machinalement. Dans cette position (mais sans la cigarette !), je lui ai demandé de prendre la voix de la « somniloquie » (je ne connaissais pas le mot, que m'a fait découvrir le bel article de Marie-Noëlle Moyal sur ma musique), c'est-à-dire la voix qu'on a quand on parle en dormant. Et c'est merveilleux.

La plupart des auditeurs trouvent que Schaeffer en saint Antoine est « bon », même s'ils n'apprécient pas toujours l'œuvre elle-même, et j'éprouve la satisfaction mêlée d'un peu d'amertume qui a dû être celle d'un réalisateur comme Sidney Lumet, qui savait si bien aider Al Pacino, Judd Hirsch ou Faye Dunaway à donner leur meilleur, et à qui on n'en attribuait pas sinon tout le mérite, du moins une partie. Schaeffer m'avait dit, très lucide : « Michel, j'ai l'habitude du micro mais je ne suis pas un très bon acteur ; je vous fais confiance ».  J'ai tourné avec lui beaucoup de texte et fait beaucoup de prises, et plus tard écarté certains passages où il me semblait plus mécanique. Je suis heureux qu'il soit trouvé bon, et qu'il s'identifie si bien au personnage. Et je sais que j'y suis pour quelque chose.

Autre aspect non directement sensible du travail de tournage, évoqué plus haut : mon idée de diversifier, non seulement les lieux, mais aussi les types de micros, avec l'aide de Madeleine, contente d'essayer diverses possibilités. Je pense que cela se sent subtilement. Je voulais éviter ce que j'entends dans trop d'œuvres concrètes avec texte : la voix uniforme de quelqu'un qui a débité son texte en quelques heures, debout devant un micro et un pupitre, et qui ne devient pas un personnage mais reste un récitant statique.

Par contre, pour le rôle secondaire mais crucial de la voix des didascalies, Michèle Bokanowski, je suis moins content de moi. J'avais apprécié la phonogénie de sa voix sourde dans une carte blanche radiophonique que j'avais commandée en 1974 à Éliane Radigue, lorsque je travaillais au GRM, et où celle-ci avait demandé à son amie de parler à sa place. Nous l'avons enregistrée dans les studios du GRM, ainsi que chez elle. Mais j'aurais dû plus me faire aider par Madeleine Sola pour trouver la bonne formule. Le son de la voix de Michèle, par ma faute, est par moments cotonneux (ou au contraire il ne l'est pas assez, c'est toujours le même problème, celui des demi-choix). C'est très bien quand elle alterne avec celle de Schaeffer, très timbrée et extravertie, le contraste est parfait, mais à d'autres moments en solo, notamment au début, il y a une sorte de fragilité dont on ne sait si elle est assumée ou non.

Le premier son que l'on entend dans la Tentation est en effet une voix féminine nue, a capella ; le dernier, 95 minutes plus tard, une voix masculine nue. J'ai placé toute l'œuvre sous le signe de la dualité masculin/féminin,mais pas comme une répartition normative des rôles.

Mon adaptation est très libre par rapport au texte de Flaubert, et pas seulement parce qu'elle ne garde qu'un vingtième du texte. Je n'ai utilisé presque aucune des nombreuses séquences dialoguées qui figurent chez Flaubert : dans la seule que j'ai retenue, celle où Antoine est emporté dans le cosmos et dialogue avec le Diable, je coupe les répliques de celui-ci. Dans ma Tentation, personne ne dialogue, et chacun parle à son tour. C'est le principe que j'ai adopté pour mes différents opéras concrets.

La différence avec les grandes œuvres dramatiques du répertoire de la musique concrète qui m'avaient servi de référence pour ma Tentation, à savoir L'Apocalypse, 1968, de Pierre Henry, et La Divine Comédie, 1972, de Parmegiani et Bayle, d'après Dante, est que celles-ci sont des récits au passé (à partir de traductions du grec ancien, pour Henry, et du toscan, pour Parmegiani et Bayle), tandis que ma Tentation met en scène un héros parlant au présent, comme un personnage de cinéma ou de théâtre.

J'ai voulu aussi, pour cette œuvre, créer un vocabulaire sonore, et des leitmotivs donnant une unité.

Il me fallait notamment, pour y faire entrer le personnage principal, un espace de référence : la retraite, la petite installation d'Antoine dans un grand désert.Pour cela, j'ai créé deux sons dont l'un est flou, lointain, sans harmonique et périodique (issu d'une manipulation tellement complexe et ancienne que j'ai oublié comment je l'ai créé, il m'a d'ailleurs suggéré tout de suite un désert), et l'autre un crépitement de petit feu discret et proche... enregistré chez les Schaeffer à Délincourt ; nous étions en novembre, et leur cheminée fonctionnait. Je démarre Le Désert (après un court « jingle » très vif) par le premier thème sonore, et presque une minute après, s'installe le second. La combinaison d'un son très proche et d'un autre très lointain crée un lieu et un décor. Antoine peut entrer en scène (acousmatiquement), il a son cadre.

Le son « pâle » et lointain de désert, un son tournant comme la lumière d'un phare, permet aussi d'introduire la première phrase dite par Antoine : : « Est-ce la clarté de l'aube, ou bien un rayon de la lune » Ces mots créent un lien avec le son comme représentation d'une lumière, et en même temps ils nous situent au seuil du jour. Les derniers mots d'Antoine dans la première partie seront au contraire : « Quelle nuit ! ». Ils permettent d'imaginer que la première partie de l’œuvre, qui se termine avec La Cité humaine se déroule dans l'espace d'une journée. La seconde partie au contraire ne contient pas, ou très peu d'allusion au cycle des jours et des nuits.

Pour suggérer l'espace au début, j'ai également employé des voix humaines sur les ondes : d'abord des voix d'ondes courtes qui circulent par voie hertzienne (enregistrées en 1979 grâce à mon frère Jacques, dont un des « hobby » était à l'époque radio-amateur). On entend d'autres voix de radio hertzienne dans La Terre, mais elles correspondent à l'évocation de la vie... végétale et cette fois-ci, elles sonnent différemment, en son FM. J'ai commencé la Tentation à une époque où en France se multipliaient les stations FM, selon une croissance et une prolifération sauvages, non régulées. Ces voix de radio contrastent avec la voix directe, vivante, quotidienne, de foules et de personnes captées dans leur vie et leur activité quotidienne et dans différentes régions du monde.

Mais les sons fondamentaux de l'œuvre sont des sons que l'on peut associer à l'eau et au feu, ainsi que des sons de crissement et de pages qu'on tourne. Pour autant, ils ne sont pas forcément issus d'un enregistrement de pluie, de ruisseau, etc...

L'eau est présente dès le début par des petites gouttes sourdes, qu'on réentend à plusieurs reprises (notamment au début de La Cité humaine), et que j'avais créées en 1970.  Le feu est plus ostensiblement présent comme petit feu local, mais aussi suggéré par des craquements de disques vinyles en fin de face, que j'ai créés, développés, prolongés, multipliés de façon à en faire une sorte de houle et de balancement pouvant évoquer un clapotement de fleuve : c'est ainsi qu'au début du tableau LeNil, on entend quelque chose qui évoque le feu se transformer en quelque chose qui évoque l'eau. Comme si l'expression apparemment contradictoire « eau de feu », que j'avais entendue enfant dans des westerns ou lue dans des bandes dessinées pour évoquer l'alcool fort me renvoyait à un papillotement du désir qui décrit la personnalité même de « mon » Antoine.

Par ailleurs, ces sons évoquant le feu et l'eau devaient naître organiquement de ce que j'appelle dans une œuvre sur support le « bruit fondamental », le bruit du support, ici le bruit de fond de la bande magnétique – le fameux « souffle » à l'égard duquel des compositeurs plus anciens ou plus jeunes que moi éprouvaient une phobie que je continue de ne pas comprendre.

Enfin, je fais revenir souvent différents sons de crissements (des poignées de portes que je faisais grincer), qui m'évoquaient la sècheresse et la soif.  Les tentations de mon Antoine partent de sensations physiques.

Ces motifs physiques sont déjà présents, mais ponctuellement chez Flaubert,auquel j'ai emprunté des répliques qui les mettent en valeur. L'eau, par exemple, est présente au tout début dans le monologue du Prologue (« la pluie, comme un cataracte, tombait sur la taverne, et les coupes de vin chaud fumaient »), tandis que le mot « feu » est à la fois le dernier mot et le dernier son de l'œuvre. Les deux scènes tirées des Évangiles que j'ai introduites à la fin (les Noces de Cana, et le dialogue autour d'un puits entre Jésus et une femme de Samarie) concernent l'eau et le vin. Il y a un réseau de correspondances et d'échos qui contribue pour moi à donner une forme à l'œuvre. 

Une forme que j'évoquerai dans le chapitre suivant, en rapport avec ce que cette œuvre raconte : l'attirance pour l'indistinct, l'ensemble, le tout, et la panique à l'idée de cette dissolution. De quoi s'agit-il ? Mon Antoine, comme le formule magnifiquement Françoise Dolto sur la construction de l'identité, « s'identifie au pouvoir de dénégation à l'égard de ses pulsions partielles », il ne tient qu'en résistant, et s'il cesse de résister il craint d'exploser. Pour avoir voulu être éthéré, je l'ai fait donc mourir, abattre comme un gibier, agoniser en soubresauts, quand il rêve de se fondre dans la matière (la deuxième partie du tableau La Terre), puis renaître dans un corps d'humain, mais c'est pour qu'il se retrouve ici-bas, interloqué, Gros-Jean comme devant mais encore en vie.

(à suivre)