Blog

MON DICTIONNAIRE SUBJECTIF DE L'ALPHABET : X

17 avril 2022

Mangold / Cash / Phillips / Jackman / Keen / Stevens / Stewart / McAvoy / Lee / Kirby / Braudel / Sarkozy / Pierrot / Descartes / Al-Khwârismî / Röntgen / Kafka / Foucault / Hitchcock / Newman / Donath

Dans le déferlement des films de super-héros et super-héroïnes de ces dernières années (en majorité des films Marvel), Logan, réalisé en 2017 par James Mangold (dont j'ai aimé le biopic Walk the Line sur la vie de Johnny Cash, et Le Mans 66), appartient, avec le Joker de Todd Phillips, au sous-genre des films dépressifs dans lesquels ces héros ont des états d'âme. Et on les comprend : le « qui suis-je », ils savent ce que c'est, d'être méconnus ou pourchassés, et d'inspirer alternativement amour et haine quand ils se manifestent. Il s'agit ici des derniers jours de Wolverine, le héros colérique incarné dans plusieurs de ces films par Hugh Jackman. Dans Logan (le titre est fait sur le nom d'emprunt sous lequel vit Wolverine, un peu comme si un film consacré à Superman s'intitulait « Clark Kent »), il meurt non sans avoir transmis le flambeau à une jeune héroïne comme lui dotée à la fois de super-pouvoirs, de talons d'Achille et de problèmes d'identité, la jeune Laura (Dafne Keen). C'est elle que l'on voit ci-dessus, se retournant une dernière fois, avant d'aller vers son destin, sur la tombe de son protecteur qui était aussi son père. Juste avant, après avoir récité des dialogues tirés du western mythique de George Stevens Shane (L'Homme des vallées perdues, 1953), qui sont pour elle une sorte de legs, de catéchisme, elle a considéré la croix chrétienne verticale fabriquée avec deux branches qui marquait cette tombe, et en la changeant d'orientation elle en a fait un X – la lettre par excellence de l'inconnu, ou de l'inconnue. Inconnue qu'elle est pour elle-même.

La croix chrétienne est le plus souvent, dans les cimetières, associée à des noms. Ici, autant qu'on puisse savoir, la tombe de Logan ne porte aucun nom, car un film permet cela : par un simple choix de la place de la caméra, de montrer un seul côté des choses. Laura peut donc avoir transformé la croix en nom, mais un nom inconnu ; la lettre du nom comme inconnu.

Comme je l'ai appris sur Internet, les mutants nommés X-Men, sur lesquels sont sortis maints films récents, tirent leur nom d'être chaperonnés et recueillis par un certain Charles Xavier (joué, selon les films, par Patrick Stewart ou James McAvoy), télépathe et invalide des deux jambes, mais il est évident que ce nom de Xavier a été choisi par ses créateurs Stan Lee et Jack Kirby pour son initiale connotant à la fois l'inconnu et ce qui est barré.

Puisque ceci est un dictionnaire subjectif, fait d'associations personnelles, je dois dire que le X est lié aussi pour moi aux noms – à la fois rassurants et inquiétants - de médicaments anxiolytiques, tels que le Tranxene, le Lexomil, le Laroxyl, ainsi que le Xanax au nom de palindrome (je ne les ai pas pris tous !), sans oublier le Deroxat (voir mon blog 51 d'Entre deux images). Ces noms contribuent chez moi à une représentation particulière du X, l'associant à l'attirance du sommeil pour y retrouver une sorte d'anonymat sans souffrance. Contradictoirement, c'est comme si ce X interpellait en moi le sujet, et provoquait une sorte de cahot dans la succession orthographique pour y introduire le sujet humain, qu'il signifie et individualise tout en le barrant. En ce sens, plus encore que le K. dont le génie de Kafka a fait un symbole (voir mon blog de ce Dictionnaire sur cette lettre K), la lettre X est à elle seule, sans nécessiter un point qui la suive pour en faire une initiale, à la fois le nom et l'absence de nom (du nom au sens de ce qui particularise).

Comment ne pas penser à cette mystérieuse formule légale « nés sous X » qui qualifie en France les enfants dont la mère, généralement, a décidé d'accoucher anonymement, ce que notre loi permet dans certaines conditions.

L'identité liée au nom, personne n'échappe semble-t-il à cette mystérieuse question, et en même temps je suis très étonné qu'on en ait fait une question d'appartenance collective : celle de l'identité nationale, sexuelle, religieuse. Comment en effet l'appartenance (dans le sens passif de subir ou d'assumer une assignation, et dans le sens actif, d'adhérer à..,) à une supposée communauté dont on postule qu'elle existe a priori (ce qui est presque toujours faux), fût-elle victimisée, racisée, abusée, nous ferait-elle une identité ? Pour moi, l'identité ne devrait rester qu'une question purement individuelle. Lorsque Fernand Braudel donnait pour titre à son travail historique L'Identité de la France, que j'ai lu lors du voyage que nous avons fait au Japon (et l'éloignement géographique et culturel avec mon pays d'appartenance me rendait cette lecture encore plus exotique et attachante), il ne rabattait pas cette question sur celle du sentiment personnel d'identité de chaque personne vivant en France. Faire d'une identité historique sa propre identité d'individu, c'est folie. Et j'ai déjà parlé (voir Entre deux images n°43) de ce ministère délirant de l'Immigration et de l'Identité nationale créé en 2007 sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy.

En ce moment, il est possible de visionner sur Arte la seconde saison de la série En thérapie, et nous la regardons par tranches de 4 épisodes. C'est si émouvant de voir chaque patient du psychanalyste Philippe Dayan, et Philippe Dayan lui-même (joué par l'excellent Frédéric Pierrot) se détacher assez vite de leur seule appartenance sociale et « générationnelle », de leur engagement professionnel, de l'icône qu'ils semblent incarner, pour devenir, dans le cadre des séances, les individus uniques qu'ils ou elles sont. Elle ou lui, avec une histoire qui lui est propre et n'est celle de personne d'autre.

Mais pour que le X devienne le symbole de « nom inconnu », et donc d'identité flottante, il a fallu qu'il devienne d'abord une lettre symbole de l'inconnu mathématique. Nous le devrions entre autres à celui dont je saluais au blog précédent l'importance scientifique, René Descartes. C'est lui qui aurait eu l'idée de désigner par la lettre x, en minuscule et en italiques, l'inconnue des équations. Je me réfère ici à une notice de Wikipedia consacrée à un mathématicien persan dont j'ignorais il y a deux jours l'existence ; Al-Khwârismî.

Généralement appelé sous ce nom (dont est issu, en hommage, le mot d'algorithme) Muhammad Ibn Mūsā al-Khuwārizmī (محمد بن موسى الخوارزمي), a écrit, au IXe siècle, des ouvrages de mathématiques. « Le plus célèbre, lit-on dans Wikipedia, Abrégé du calcul par la restauration et la comparaison, est considéré comme le premier manuel d'algèbre ». (…) Il ne contient aucun chiffre. Toutes les équations sont exprimées avec des mots. Le carré de l'inconnue est nommé « le carré » ou mâl, l'inconnue est « la chose » ou shay (šay). »

Selon un autre site, « les Andalous, alors sous influence arabe, écrivaient ce mot de shay en caractères latins xay. Au XVIIe siècle, Descartes simplifia ce terme en ne gardant que son initiale x. » Dans son livre de 1637, La Géométrie, il propose en effet, à propos d'une équation, « que le segment de la ligne AB, qui est entre les points A & B, soit nommé x ; & que BC soit nommé y » .

Je m'arrête là, mais combien c'est intéressant de suivre l'histoire des découvertes mathématiques et scientifiques, et de leurs outils ! Les programmes scolaires sont déjà très chargés, mais il me semble parfois qu'y introduire, comme une matière spécifique, l'histoire de ces découvertes, avec ses croyances, ses illuminations, ses errances, sa ténacité, serait une bonne façon de lutter contre l'obscurantisme qui revient en force de différents côtés, y compris chez les intellectuels, et que j'observe en tout cas dans les domaines où je travaille (voir le blog Sans visibilité, chapitre 6). Dans ce contexte, la lettre x en minuscule et en italiques incarne alors tout autre chose que le grand X : elle est l'élément modeste et fidèle d'un raisonnement qui commence par déterminer et situer ce qu'il ignore encore, et par assumer cette ignorance, elle représente cette pulsion épistémophilique qu'a méconnue Foucault (une méconnaissance qui a selon moi favorisé l'utilisation obscurantiste de ses travaux sur ce qu'il appelle l'« épistémé »), et enfin elle emblématise ce miracle méconnu qu'est le fait que nous sommes des animaux doués de la raison mathématique.

Lorsque je travaillais à l'IKKM de Weimar, en 2011-12, sur L'écrit au cinéma (recherche qui a donné lieu à un essai paru chez Armand-Colin), je me suis plu à inventorier les séquences de films où nous est proposée une équation sur un tableau noir, équation dont nous ne sommes bien sûr pas en mesure de décider si elle est fantaisiste, mais qui dans l'action est souvent porteuse d'un enjeu énorme, genre formule d'une arme atomique. Parmi celles-ci figure la scène d' « espionnage mathématique » du Rideau déchiré, 1966, de Hitchcock, lorsque le savant américain Michael Armstrong (Paul Newman) fait exprès de se tromper dans une équation, à seule fin d'amener le professeur est-allemand Lindt (Ludwig Donath) à la corriger, et ainsi à trahir sa découverte. J'aime beaucoup le film et en particulier cette scène, dans laquelle un homme – remarquez l'effet d'éclairage et de reflets en forme de croix sur ses lunettes - se laisse emporter par la fierté de la connaissance.