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MON DICTIONNAIRE SUBJECTIF DE L'ALPHABET : K

31 octobre 2021

Welles / Mankiewicz / Hearst / Hitchcock / Lehman / Carroll / Kafka / Perkins / Ophuls / de Vilmorin / Wademant / Achard / Hemingway / Bergman / Woerth / Chion / Alliance Ethnik / SK-1 / SK-2/ Guiloineau / Pawel / Kurosawa / Spielberg / Flanagan / Delon / Clément / Highsmith / Ronet / Solinas / Costa-Gavras / Losey

D'Orson Welles ou de son co-scénariste Herman Mankiewicz (auquel David Fincher a consacré le film Mank, sorti sur Netflix et que je n'ai pas vu), je ne sais qui des deux a eu l'idée de baptiser Charles Foster Kane, avec un K, le personnage de magnat de la presse mégalomane et odieux inspiré par la véritable vie de William Randolph Hearst, dont Anne-Marie et moi avons en 1989 visité le château californien à San Simeon. Mais ce K dans Citizen Kane, chef-d'œuvre terriblement triste dans lequel un homme est suivi de son enfance à sa mort solitaire dans un château lugubre, se voit dans le film comme un monogramme (ci-dessus, au début du film, sur une grille) mais aussi comme l'initiale même de tout nom propre dans sa grandeur et sa dérision, puisque cette lettre n'est qu'une lettre, donc destinée à chuter et à retourner à ce que les Anglais appellent la soupe à l'alphabet. Comme dit, dans la Mort aux trousses, de Hitchcock écrit par Ernest Lehman, où un autre nom commençant par K joue un rôle capital, le Professeur joué par Leo G. Carroll : “We’re all in the same alphabet soup”. Ce Professeur n'a dans le film pas d'autre nom précisément que « le » Professeur, et donc il échappe, en tant que personne, à la condition de quiconque a porté ou portera un nom.

Welles avait-il un rendez-vous spécial avec la lettre K ? Il faut le croire puisqu'il a tenu à porter à l'écran vingt ans plus tard le roman inachevé d'un certain Franz Kafka, écrivain tchèque d'expression allemande, Der Proceß avec une distribution internationale essentiellement composée d'acteurs américains et français, le rôle principal, celui de Joseph K. - ainsi que l'écrit le romancier d'un bout à l'autre - étant tenu par Anthony Perkins. Il faut noter que dans le roman, et le film The Trial, tout le monde a un nom complet, à consonance généralement germanique, Bürstner, Montag, Huld (devenu Hastler, dans le film, où c'est le réalisateur lui-même qui l'interprète), Blocq, ou à défaut un prénom. Il y a ce moment particulier où le personnage s'entend appeler, dans une cathédrale d'une voix puissante, travaillée, incontournable, par un prêtre qui semble avoir toujours connu ce nom : »Josef K.!« C'est écrit ainsi.

J'ai revu souvent Le Procès, qui m'avait fortement impressionné quand je l'ai vu à l'âge de 15 ans lors de sa sortie, et je connais bien ce film, à l'atmosphère oppressante. Mais quelque chose continue de me gêner, dans la version française comme dans la version anglaise : c'est que la lettre K. y est prononcée à haute voix comme un nom et cesse d'être une initiale. Cela donne « Ka » en français, et « Kè », comme le prénom Kay, en anglais, et cela devient, avec la répétition, une convention agaçante et stupide. Il y manque, si je puis dire, ce qui ne se prononce pas, à savoir, dans ce cas, le point muet, - ce que j'appelle l' « athorybe » (voir mon essai sur L'Écrit au cinéma) qui suit automatiquement la lettre capitale. Welles n'a pas cherché un équivalent symbolique, sur l'écran, de ce point qui en même temps ferme et interrompt, alors qu'Ophuls avait réussi, dans Madame de, son chef-d'œuvre d'après Louise de Vilmorin, à donner une consistance cinématographique à l'idée du nom cassé, avec l'aide de ses scénaristes Annette Wademant et Marcel Achard.

Pour le Français que je suis, né en 1947 et qui - sauf les mentions en quatre langues dans les trains de mon pays :  Ne pas se pencher au dehors / Do not lean out of the window / Nicht hinauslehnen / E pericoloso sporgersi - ignorait tout des langues étrangères avant de commencer l'allemand et le latin en classe de sixième, le K était une lettre rare, réservée dans le dictionnaire des noms communs à des animaux et végétaux exotiques, comme le Kangourou, le Koala, le Kiwi. J'avais vu aussi l'affiche d'un film tiré d'Hemingway sur Les Neiges du Kilimandjaro. Puis, quand j'ai lu des romans anglais, et vu certains films de Bergman, la lettre K a évoqué aussi des prénoms féminins qui me sont devenus chers, comme Karin. Cela concernait peu les noms communs.

En français courant, K est la seule lettre à se prononcer toujours de la même façon, mais qu'on sous-emploie, puisqu'on utilise l'ambigu « c » dans des mots tirés du κ (kappa) grec (cratère, cataclysme) et le non moins ambigu « ch » dans ceux tirés du χ (khi) de la même langue (chiropracteur, charisme, chorale). Un vrai gâchis, et un statut à part pour cette lettre.

On sait le principe du scrabble, où la valeur en points d'une lettre de l'alphabet gréco-latin est inversement proportionnelle à sa fréquence dans les noms communs d'une langue donnée ; le K vaut dix points en scrabble français, et pas tripette en croate ou en finnois (deux points), tombant jusqu'à un seul point en... hongrois (je ne l'aurais pas cru) et, je m'y attendais, en turc.

Aujourd'hui, le K fait un tabac dans les noms de groupes français hip-hop et rap. Une des dernières fois où je suis allé à la Sacem déposer une de mes musiques, avant moi, dans la file d'attente, passait un groupe de trois garçons qui s'étaient créé un nom finissant par K, et en avaient déjà dessiné le logo. Athlétik ? Problématik ? Didaktik ? J'ai oublié.  Je n'ai retenu que le K qui donne quelque chose de... gothique à ces nombreux mots en - que qu'on trouve dans la langue française, mots dont la queue, est, c'est le cas de le dire, un - que qui semble pendre comme ce qu'il évoque (une queue, au sens littéral comme au sens argotique), et que son remplacement par un K semble à la fois viriliser et rendre magique et ésotérique, ou si l'on veut esotérik et magik.

Si vous consultez la notice Wikipédia consacrée à ma ville natale de Creil, vous verrez, dans la liste des « personnalités liées à la commune », aux côtés de l'homme de droite Eric Woerth, de très nombreux sportifs, d'un assassin d'enfant et d'un certain compositeur de musique concrète, celui d'un groupe de hip-hop fondé en 1990 et dissous en 1999, nommé Alliance Ethnik.

J'ai traduit de l'anglais (avec Jean Guiloineau) une grosse biographie de Kafka par Ernst Pawel, intéressante mais d'un ton sarcastique et superficiel qui devient vite exaspérant, ainsi que, tout seul, la version anglaise de la très belle autobiographie de Kurosawa Akira Comme une autobiographie. J'ai aussi écrit un gros livre sur l'œuvre d'un SK qui a tiré un film illustre du roman d'un autre SK, devinez leurs noms. Le film en question est devenu une sorte de must touristique pour le cinéma, car après le brillant Ready Player One de Spielberg, l'inégal Doctor Sleep, de Flanagan, que je viens seulement de regarder, d'après un roman de SK montrant Danny Torrance devenu adulte, tient à nous faire revisiter les couloirs vides, le bar et le grand escalier de l'hôtel Overlook, qui semblent ainsi éternisés.

En même temps, les noms propres et communs en anglais et en allemand commençant par K étant légion, malgré ces rencontres que j'ai signalées avec le K, je peux dire à cette lettre : « qu'ai-je à faire avec toi ? » Sinon que grâce à Kafka, dont le nom venait du tchèque Kavka (choucas), il est devenu l'emblème du nom propre, du Nom du Père, disait-on, et ici du père juif.

Dans mon blog n°17 de la série Sans visibilité, je rappelais qu'Alain Delon a eu, comme acteur, le privilège d'incarner au moins deux fois la question du nom : la première comme interprète de Tom Ripley dans le Plein soleil de René Clément, d'après le roman de Patricia Highsmith, où il usurpe le nom, l'identité et la fortune du playboy qu'il a tué, Greenleaf (incarné par Maurice Ronet), et de Monsieur Klein dans l'inoubliable film du même titre, écrit par Franco Solinas et réalisé par Joseph Losey, où le sort, et une justice immanente qui dans la réalité s'est rarement manifestée, le font au contraire déchoir de son statut privilégié de non-Juif profitant, durant l'occupation allemande, de la détresse des Juifs persécutés (il leur rachète à un prix ridiculement bas les tableaux qu'ils sont réduits à vendre) à celui de son homonyme juif à la place duquel il est arrêté et déporté, lors de la rafle dite du Vel d'Hiv, qui eut lieu les 16 et 17 Juillet 1942. Comment oublier la scène, certainement inspirée de La Mort aux trousses dont je parlais plus haut, où Klein/Delon se trouve dîner au restaurant parisien de la Coupole avec des privilégiés, et où un chasseur l'appelle et promène une pancarte sur laquelle est écrit à la craie le nom qui va lui faire partager le sort de ceux dont il exploite le malheur ? Ce nom, alors, on le lit et on le voit. Et on en frissonne, comme lors de la première fois à l'école où l'on a vécu un « appel » de son nom propre, exposé devant tous à vue, à nu, à vif.