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MON DICTIONNAIRE SUBJECTIF DE L'ALPHABET : O

26 décembre 2021

Arletty / Diana / Choux / Gerbidon / Armont / Lefebvre / Dubost / Guitty / Choux / Achard / Simon / Demian / Fléchelle / Marchetti / Noetinger / Pellegrini / René Chion / Diesel / Gunn / Hugo / Fauré / Verlaine / Duparc / Baudelaire / Norman / Cooper / Schaeffer / Bruas / Montand / Weatherly / Wood

À gauche, la femme que l'on voit chanter est bien Arletty (née Léonie Bathiat) dans son premier grand rôle sur un écran, et à droite, c'est une actrice moins connue, Laure Diana, également un pseudonyme, qui l'accompagne à l'accordéon. Le film est Un chien qui rapporte, 1931, une de ces très nombreuses adaptations de succès de boulevard qui marquèrent les débuts du parlant en France – en l'occurrence, celle d'un vaudeville de Marcel Gerbidon et Paul Armont. Oui, mais il y a Arletty, et de bons comédiens dont René Lefebvre, Paulette Dubost, Madeleine Guitty en concierge toujours de mauvaise humeur, et le film est réalisé par Jean Choux, injustement oublié. C'était un cinéaste très original, qui a apporté quelques idées de son et de montage au film tiré de la pièce de Marcel Achard Jean de la Lune, 1930, avec Michel Simon. Ici, dans Un chien qui rapporte, il pratique un montage très vif (par exemple, Arletty prononce le mot « magicien » en détachant les trois syllabes ma-gi-cien, et chacune des syllabes est isolée par un plan différent sur son visage) et un découpage très libre, avec des angles de prise de vue extravagants, par exemple en plongée totale filmée du plafond. Ajoutez à cela de beaux extérieurs d'époque sur les rives de la Seine et le bois de Boulogne, ainsi que les superbes toilettes des personnages féminins, tout contribue au charme de ce film qui n'est pas désuet, mais qu'au contraire nous regardons au présent, comme fait de la veille, parce qu'il a du rythme.

Le nom d'accordéon, un instrument aux formes très variées et à l'histoire très ancienne, aurait été donné vers 1830 par le facteur d'instruments d'origine arménienne Cyril Demian à un des nombreux instruments à anche libre et à soufflet qui ont été inventés. Le premier accordéon que j'ai vu de ma vie, était dans les mains de Robert Fléchelle, chez qui ma mère nous a mis en nourrice dans les années 50, et que nous appelions Tonton; il n'en jouait d'ailleurs presque jamais. Mais j'étais frappé par le soufflet et l'extensibilité de l'instrument, et je me demandais comment on pouvait coordonner la nécessité d'apporter régulièrement du souffle au son, avec la concentration sur le clavier. Totalement autodidacte au piano, je retrouve ce souci et cette maladresse en moi lorsqu'il s'agit de coordonner le rôle des pieds actionnant les pédales (qui permettent de prolonger, d'enfler, ou au contraire d'étrangler la vibration) avec celui des doigts,  des mains et des poignets. Un professeur m'aurait permis de prendre de bonnes habitudes, mais c'est un peu tard pour reprendre à zéro. Paradoxalement, la brève expérience que j'ai eue de l'orgue à pédalier m'a fait ressentir comme plus facile de faire des notes avec les pieds tout en jouant sur un clavier avec les mains, car il s'agit toujours d'une question discontinue et logique, d'articulation. Le souffle et la respiration sont souvent en jeu dans mes musiques, dont Diktat, édité chez Nuun grâce à Lionel Marchetti, et le deuxième mouvement de la symphonie La vie en prose, édité par Brocoli. Ce mouvement, qui est dédié à Jérôme Noetinger, dure 29 minutes et il s'intitule par antiphrase Le souffle court, car tout son propos est le temps que cela me prend de trouver l'énergie et de respirer largement.

Sur son excellent site mon-accordeon.com, Georges Pellegrini, qui en vend depuis sa boutique de Saint-Chamond (département de la Loire), répond à la question qu'un gaucher de naissance comme moi ne pouvait manquer de se poser :

« Malheureusement il n'existe pas d'accordéons pour les gauchers. Hormis la guitare, il n'y a d'ailleurs pas d'autres instruments fabriqués en série pour les gauchers. (...) Si vous tenez absolument à jouer « gaucher » vous pouvez essayer d'utiliser l'accordéon à l'envers ! (je l'ai déjà vu ! notamment en accordéon piano). Le problème est que les notes   graves situées en haut de l'instrument vont se retrouver en bas, le soufflet s'ouvrant alors   naturellement sur la partie aigüe qui se retrouvera en haut. La forme de l'instrument n'est pas   non plus prévue pour l'utilisation à l'envers qui n'est pas naturelle, ni satisfaisante au point de vue musical. »

J'ai pensé très vite, pour la lettre O, à cet instrument, pas spécialement parce que son nom comporte deux fois la lettre en question mais aussi parce qu'en français le O offre l'image de l'extensibilité. Un O est une lettre flexible, elle peut se dédoubler et faire une paire dans des mots rares et frappants comme zoo (issu d'un mot grec signifiant vivant, qui comporte côte à côte un o long, ou oméga, et un o court, ou omicron) ou alcool (venu de l'arabe). Mon œil, celui d'un Français de naissance, est toujours amusé par la fréquence en néerlandais du redoublement des o, des e et des a : une année, c'est « een Jaar » ; un mois, c'est « een maand » ; et « durant un mois » se traduit « voor een maand ». C'est comme un gag. Bien entendu, cela ne s'entend pas mais se voit.

Les mots en accordéon sur la lettre O sont également nombreux et communs en anglais, voyez Book, Loom, Good, Too, Wood, Room, des formes grammaticales comme I took,  et naturellement Moon. Mais je ne les vois plus, comme s'il se passait pour eux ce que l'œil d'un voyant doté de ses deux yeux et qui accommode bien fait avec les deux images sur les deux rétines : elles convergent et fusionnent (j'ai déjà parlé dans Entre deux images n°37 du fait que mon père René Chion était borgne).

Un des personnages les plus aimés de l'univers Marvel, qui ressemble à un arbre, s'appelle Groot, et il ne sait dire qu'une chose (avec la voix de Vin Diesel) : I am Groot, ce qui met tout le monde en joie. Je fais allusion à deux films de James Gunn sortis en 2014 et 2017 et qui, à les voir dans d'interminables voyages en avion, sous le titre Les Gardiens de la Galaxie, m'ont procuré bien du plaisir.

En français, le O redoublé pose un problème à ceux qui apprennent la langue : on ne dit plus depuis longtemps alco-ol en trois syllabes, mais on dit encore souvent un zo-o en deux. Justement, il existe un célèbre et très beau poème de Victor Hugo, dans la Légende des siècles, qui repose sur l'effet d'accordéon du O redoublé en français : Booz endormi. C'est une scène adaptée de la Bible, du Livre de Ruth plus précisément, mais qui n'a tellement inspiré le poète que parce qu'à son époque, le vieux Boaz que citent aujourd'hui les traductions françaises et anglaises les plus courantes, s'écrivait alors couramment Booz, sous l'influence de la traduction grecque, dite la Septante, qui en faisait un Βοόζ. Ce Booz (qui n'a rien, en principe, à voir avec le booze anglais, mot familier pour évoquer l'alcoolisme et la beuverie) a suggéré en effet à Hugo toute une série d'associations, et un certain rythme ample et tranquille.

Dans la Bible, il s'agit d'une scène en plein air où un vieillard veuf qui travaille aux champs voit à ses pieds, en se réveillant, une femme de Moab, Ruth, qui s'est couchée à ses pieds comme lui a suggéré de le faire sa mère Noémi (ou Naomi, selon les traductions). Je cite la version française classique de Segond :

Boaz mangea et but, et son cœur était joyeux. Il alla se coucher à l'extrémité d'un tas de gerbes. Ruth vint alors tout doucement, découvrit ses pieds, et se coucha. Au milieu de la nuit, cet homme eut une frayeur ; il se pencha, et voici, une femme était couchée à ses pieds. Il dit : Qui es-tu? Elle répondit : Je suis Ruth, ta servante ; étends ton aile sur ta servante, car tu as droit de rachat.

Comme on le voit, Boaz s'est peut-être offert avant de dormir une boozing session, mais Victor Hugo ne fait pas allusion à ce détail du récit. Voici le début de son poème, entièrement écrit en alexandrins répartis par quatrains ; dans la majorité des strophes les rimes sont embrassées (ABBA), et dans deux seulement, elles sont alternées (ABAB), tout en continuant de respecter strictement l'alternance classique rime féminine, rime masculine.

Booz s'était couché de fatigue accablé ;
Il avait tout le jour travaillé dans son aire ;
Puis avait fait son lit à sa place ordinaire ;
Booz dormait auprès des boisseaux pleins de blé.

A chaque fois, pour arriver aux douze pieds, il faut dire Bo-oz en deux syllabes. Cela amène Hugo à faire du nom un usage incantatoire, et à le répéter plus qu'il n'est communément admis, au risque de la redondance, ici dans le même quatrain (Booz s'était couché/ Booz dormait). De même dans ces vers situés plus loin :

Booz était bon maître et fidèle parent ;
Il était généreux, quoiqu'il fût économe ;
Les femmes regardaient Booz plus qu'un jeune homme,
Car le jeune homme est beau, mais le vieillard est grand.

L'alexandrin est un type de vers français que sa symétrie (deux groupes de six syllabes nommés hémistiches) peut rendre ronronnant – cela explique qu'on a ait cherché à le casser, à le « disloquer », disait Hugo lui-même – mais que sa longueur rend propice à exprimer ici ce qui s'étire, comme dans le plaisir de s'étendre et de se reposer. Cela notamment grâce au procédé de la diérèse, que j'ai déjà évoqué à la lettre I de cette série du Dictionnaire subjectif de l'alphabet. Ainsi, dans ces vers :

La respiration de Booz, qui dormait,
Se mêlait au bruit sourd des ruisseaux sur la mousse.
On était dans le mois où la nature est douce,
Les collines ayant des lis sur leur sommet.

… il faut dire : la respirati-on de Bo-oz, pour avoir les douze syllabes, ce qui fait ressentir cet étirement accordéonesque des mots et du vers. L'étirement est d'ailleurs évoqué dans le monologue intérieur du vieillard :

Et je courbe, ô mon Dieu ! mon âme vers la tombe,
Comme un bœuf ayant soif penche son front vers l'eau.

Tout invite à étirer : les deux accents circonflexes sur « ô » et « âme », et l'image du bœuf penché vers l'O, pardon vers l'eau.

Dans Booz endormi, les voyelles nasales du français sont à la fête. On trouve même dans trois quatrains consécutifs des rimes masculines en -an : blanc/ruisselant ; parent/grand ; changeants / jeunes gens ; mais le refrain est donné par le o-o lancinant qui tinte, si j'ai bien compté, treize fois dans ce génial poème (Bo-oz dormait, Bo-oz parlait, Bo-oz, Bo-oz...)

Hugo portait fièrement le « o » dans son prénom et son nom. Gavé de latin dès l'enfance, comme tout homme instruit l'était en France à son époque, il savait que c'est la lettre de la première personne du singulier dans la conjugaison de nombreux verbes. Amo, j'aime. Ibo, j'irai. Et dans le roman L'Homme qui rit il a baptisé Homo un loup domestiqué.

J'ai aussi un O dans mon nom, mais il ne sonne pas. Il ne retentit pas, pour être plus précis, car il contribue, suivi d'un n, à ce son mat et sourd qu'est une voyelle nasale, celle, en l'occurrence, que l'alphabet phonétique international note [ɔ̃].  J'avoue avoir un problème, dans mon travail sur le son et les langues avec l'alphabet phonétique international, si utile par ailleurs ; il me semble qu'il faudrait, non le récuser, mais le problématiser mieux.

Mais c'est ce [ɔ̃], de mots français comme long, nom, profond, horizon, son, et de noms propres comme le mien, qui, quand il est bien mis en musique et bien chanté, contribue à la beauté de certaines mélodies françaises, y compris de ce qui, avec le Clair de lune de Gabriel Fauré sur un poème de Verlaine, est certainement la plus belle, la plus magique d'entre elles, je parle de L'Invitation au voyage de Baudelaire, telle qu'Henri Duparc l'a mise en musique pour piano et voix : la façon de timbrer la syllabe « son » dans le second vers « songe à la douceur », comme une rime cachée de début de vers avec le « mon enfant, ma sœur » , du vers précédent, me fait pleurer, quand c'est Jessye Norman qui chante cette mélodie. On trouve sur Youtube un moment de télévision datant de 1984, où le grande cantatrice l'interprète avec majesté et intensité, accompagnée par Elisabeth Cooper, sur un tempo large - le tempo qui lui convient :

Mon enfant, ma sœur,
Songe à la douceur,
D'aller là-bas vivre ensemble.

Le destin brisé de Duparc, dont la vie a été longue (1848-1933), mais la vie créatrice courte, à cause d'une maladie neurologique mais aussi d'une souffrance et d'une crise mystique sur laquelle j’aimerais avoir plus de détails, me hante souvent.

Et bien sûr, évidemment, le monosyllabe Son, qui occupe une partie de ma vie. Le livre que j'ai publié sous le titre Le son m'a donné la joie de le voir traduit et publié en anglais, espagnol, farsi, chinois et russe (pas encore en allemand, dommage), et apprécié par des intellectuels de nombreux pays. En même temps, il a été caractéristiquement boudé par les intellectuels français (voir à ce propos mon blog Sans visibilité n°6, publié il y a déjà un an). J'y montre comment le son peut apparaître comme un « non-objet, couvert de qualités et de propriétés », tout en saluant avec le respect et l'admiration qu'elle mérite la grande recherche de Pierre Schaeffer pour en faire un objet, qu'il appelle l'objet sonore. C'est bien plus intéressant par cela même que le son y résiste, à devenir objet – que de vaticiner sur l'écoute au singulier, comme le font plusieurs auteurs que j'épingle dans le n°100 de mon blog Entre deux images : car il est très simple de remarquer qu'il y a forcément plusieurs types d'écoute, qui ne tendent aucunement vers une seule, vers l'Écoute avec une majuscule, sur laquelle ont blablaté les messieurs et les dames que j'évoquais.

Le son, et aussi la mystérieuse, changeante, capricieuse relation du son de la lettre avec le son du mot ou du nom où elle figure : dans le blog précédent sur la lettre N j'ai parlé de nos cousines Monique et Nicole Bruas. Précisément, par tradition, le O de Monique se prononce fermé tandis que celui de Nicole est ouvert comme une fleur, comme dans corolle. Les différences d'ouverture ou de fermeture du O selon le mot et aussi selon l'accent régional sont un des charmes du parler français : dans certaines régions du Sud-Ouest, le « o » du mot « rose » est un peu plus ouvert que dans d'autres parties du pays. Cette élasticité, que notre cinéma ne reflète pas encore assez (voir mon Complexe de Cyrano de 2009, que j'aurais réactualisé si l'éditeur l'avait permis) fait la respiration même de la langue française.

Une des plus belles chansons que je connaisse est Roses de Picardie. Yves Montand la chantait merveilleusement, sur des paroles françaises un peu plates, mais on ne s'en rendait pas compte grâce à son talent. Cela rayonnait de nostalgie. Originellement, c'est une chanson anglaise. Les paroles sont de Fred Weatherly et la musique de Haydn Wood, et ils l'ont écrite pendant la première Guerre Mondiale. Montand ne la chantait pas en entier, seulement le refrain.

Roses are shining in Picardy, in the hush of the silver dew,
Roses are flowering in Picardy, but there's never a rose like you!
And the roses will die with the summertime, and our roads may be far apart,
But there's one rose that dies not in Picardy!
'tis the rose that I keep in my heart!