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MON DICTIONNAIRE SUBJECTIF DE L'ALPHABET : N

12 décembre 2021


Hepburn / Vidor / de Schloezer / Tolstoï / Bondartchouk / Savelieva / Fonda / Delanoë / Bécaud / Pouchkine / Bounine / Mandelstam / Nabokov / Bruas / Palmier / Desnos / Karagueuz / Kassovitz / Lacan / Mallarmé / Carayol / Rossi / Lucrèce / Virgile / Molière / Masina / Mastroianni / Fellini / Hitchcock / Truffaut

Malgré son extraordinaire beauté, sa juvénilité frémissante et son talent d'actrice, qu'elle avait grand, Audrey Hepburn – même Audrey Hepburn, c'est là ce que je veux dire - ne pouvait incarner parfaitement Natacha Rostov (qu'elle joue ici dans le Guerre et Paix de King Vidor, sorti en 1956), la jeune fille dont tombent amoureux beaucoup des lecteurs du roman, comme j'en suis tombé amoureux en le lisant d'un bout à l'autre, à l'âge de quatorze ans, dans la traduction de Boris de Schloezer. Génial comme il l'est pour faire voir ses personnages en une ou deux notations physiques, Tolstoï précise bien que le visage de Natacha, dans l'émotion, devient facilement laid et comme déformé, ce dont sont incapables les traits de l'actrice. Néanmoins, c'est un plaisir que de revoir sur Youtube cette scène du film de Vidor, pour Hepburn et non pour voir vivre le personnage de Tolstoï (je reverrais volontiers l'adaptation géante de Bondartouchk, dans laquelle Lioudmila Savelieva, dans mon souvenir, en offrait une image différente, moins idéale). Par ailleurs, je suis frappé, chez Vidor, par l'intelligence avec laquelle Henry Fonda, dans le rôle de Pierre Bézoukhov, représente la balourdise et la timidité d'un personnage auquel il ne ressemble pas.

Natacha, c'est la forme affectueuse de Natalia, Наталья. Ce prénom à d'ailleurs inspiré en 1964 au parolier Pierre Delanoë et à Gilbert Bécaud leur plus belle chanson d'amour, dans laquelle un touriste français raconte sa visite de Moscou : « La Place rouge était vide / Devant moi marchait Nathalie / Il avait un joli nom mon guide / Nathalie ». A l'époque, c'était la guerre dite froide et le rideau de fer, et l'évocation de l'URSS faisait à la fois frémir et rêver. Des milliers de Nathalie seraient nées en France du succès de la chanson.

Comme vous voyez avec la graphie originale, la lettre que nous prononçons N s'écrit en cyrillique H ; leur alphabet comporte bien un N, mais il est inversé en И, et se prononce I. N c'est pour moi la lettre qui change dans le miroir, et qui nous fait franchir le rideau, la surface.

Bien qu'habitué à voir l'aspect de textes russes (mon Livre des Sons comportera un certain nombre de citations de Pouchkine, Tolstoï, Bounine, Mandelstam, etc... que je tiens à reproduire dans leur langue originale et pas seulement en traduction), je suis toujours surpris de rencontrer cette lettre cyrillique И qui est l'inversion effrontée de notre N. Elle se lit souvent toute seule, dans le sens de « et ». Précisément Guerre et Paix, que j'aime pour les raisons même qui le faisaient dédaigner par Vladimir Nabokov — à savoir son caractère bienveillant, chaleureux, familial - se titre en russe : Война и мир (Voïna i mir). J'ajoute que Nabokov, dans ses Cours de littérature, place très haut le roman suivant de Tolstoï, Анна Каренина.

Le N est aussi en français la lettre soeur du M, qu'elle suit immédiatement dans l'alphabet. Ici, un souvenir familial : une de nos tantes, Suzanne Bruas née Palmier, a eu, parmi ses neuf enfants, deux jumelles dizygotes donc ne se ressemblant pas, qui furent baptisées Monique et Nicole. Monique a le visage plus rond et une bouche plus charnue, Nicole un visage long et des traits plus minces. Elles sont toutes les deux jolies, et voir côte à côte nos deux cousines germaines me sensibilisait, quand nous passions des vacances de Noël dans la grande villa des Bruas à Ville-d'Avray (c'est arrivé deux à trois fois au cours de notre enfance) à la question de la caractérisation des visages.

En même temps, je pensais, déjà sensible aux lettres et aux signifiants : c'est comme s'il y avait eu rétroactivement, pour l'inconscient de leurs parents, un être double in utero nommé Monicole, qui se serait scindé à la naissance en une Monique et une Nicole, le nom de la seconde commençant là ou se termine celui de la première. Monique et Nicole, M et N, lettres sœurs donc mais non «vraies» jumelles, puisque dans leur version majuscule, l'une — voir le blog précédent — est symétrique, tandis que l'autre, avec sa barre oblique latéralisée, est éminemment, absolument, définitivement asymétrique. L'image même de l'asymétrie.

En plus, le son de ces deux lettres en français semble les faire se répondre et se défier l'une l’autre : aime, haine, aime, haine. C'est ce dont joue Robert Desnos dans un poème Élégant cantique de Salomé Salomon que j'ai incorporé dans mon mélodrame Tu, où il est dit par la comédienne Hermine Karagueuz.  Cette œuvre d'une heure, dont j'ai mis très longtemps à accoucher (la première version a été commencée en 1975, et la dernière, éditée en CD par Brocoli, est arrivée à terme en 1996) est en effet entièrement conçue autour du nombre 2, jusque dans son titre à deux lettres.

Aime, haine. La haine ! Un étrange mot dont on abuse souvent, je trouve, pour qualifier certaines attitudes, je ne dis pas excusables mais moins claires, mêlées de crainte et de phobie au sens clinique. Le film de Mathieu Kassovitz sorti en 1995, qui triompha en France sous ce titre, n'arrive pas d'ailleurs, je trouve, à lui donner la moindre consistance, dans sa peinture communautariste du « malaise des banlieues », comme on dit (j'ai consacré un chapitre à ce film dans mon essai Le Complexe de Cyrano, La langue parlée dans les films français, et je l'évoque dans Entre deux images n°9).

Mais N, c'est aussi une lettre introduisant à elle toute seule, dans une phrase en français, doute et négation – une négation pas si simple qu'elle paraît. Lacan attirait l'attention sur l'emploi du « ne » dit explétif dans une formule comme « je crains qu'il ne vienne », par rapport à « je crains qu'il vienne ». Dans le « ne » se loge quelque chose de l'ordre du sujet et du désir.

De Mallarmé, hanté à la fois par le langage et par la négation, et dont j'ai déjà cité le sonnet en X (Entre deux images n°18), et celui en I (Dictionnaire subjectif de l'alphabet : I), cela m'amène à reproduire un troisième sonnet, celui en « nie », qui commence, dans le choix des mots, par un mélange étrange de familiarité et d'érudition :

Mes bouquins refermés sur le nom de Paphos
Il m’amuse d’élire avec le seul génie
Une ruine, par mille écumes bénie
Sous l’hyacinthe, au loin, de ses jours triomphaux.

Coure le froid avec ses silences de faulx,
Je n’y hululerai pas de vide nénie
Si ce très blanc ébat au ras du sol dénie
À tout site l’honneur du paysage faux.

Ma faim qui d’aucuns fruits ici ne se régale
Trouve dans leur docte manque une saveur égale :
Qu’un éclate de chair humain et parfumant !

Le pied sur quelque guivre où notre amour tisonne,
Je pense plus longtemps peut-être éperdument
À l’autre, au sein brûlé d’une antique amazone.

Les Amazones, dans certaines versions de ce mythe gréco-latin, étaient en effet des guerrières censées se mutiler le sein droit pour mieux tirer à l'arc ; pourtant, elles sont souvent montrées dans ce qui nous reste de sculptures et de mosaïques antiques avec leurs deux seins ; ce détail proviendrait donc d'une fausse interprétation de leur nom Ἀμαζόνες, qu'on pourrait lire « sans sein », alors que le « a » dans ce cas-là serait intensif et non négatif. Néanmoins, pour Mallarmé, c'est l'idée du sein manquant qui provoque la rêverie. Je suis toujours, en relisant ce sonnet (dont je ne comprends pas les deux premiers quatrains, ceci n'empêchant pas qu'ils me parlent) frappé par le plaisir que manifestent les vers 9 et 10 « Ma faim qui d'aucuns fruits... » à rimer aussi richement (se régale/saveur égale). Un plaisir qu'ils me donnent aussi, comme un trompe-la-faim sonore.

La nénie, c'est un mot rare désignant un chant funèbre de pleureuses, mais il n'est pas difficile d'y entendre le « nie » de « nier », et aussi le mot « ni », que Mallarmé utilise tout aussi étrangement dans un poème plus connu, Brise marine, où l'auteur parle de fuir la vie de famille :

Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux
Ne retiendra ce cœur qui dans la mer se trempe
Ô nuits ! ni la clarté déserte de ma lampe
Sur le vide papier que la blancheur défend
Et ni la jeune femme allaitant son enfant.

Ce que je qualifie d'étrange, c'est la bizarrerie grammaticale, comme incorrecte, du « et ni » pour introduire le troisième terme de la négation, à savoir la jeune mère. Rassurons d'ailleurs le jeune lecteur qui, sur Internet, s'indigne de cette menace d'abandon familial : Mallarmé a été le père responsable et aimant d'une Geneviève, et, hélas pour lui et son épouse, d'un petit Anatole, mort à huit ans d'une maladie du cœur. N'empêche que cette construction met en valeur une chaleureuse et tendre image. D'ailleurs, pourquoi ne pas entendre aussi dans ces « ni » accumulés le mot « nid » ?

J'ai été très marqué, on le voit, par la lecture de Mallarmé, sans toujours le comprendre, et c'est ce qui est à l'origine de certains des concepts à double négation que j'ai créés. J'appelle ainsi « indiscontinu » ce qu'on qualifie souvent de « continu », dans le sentiment du temps et de  l'espace tels que nous les vivons, et tels que peuvent les traduire la musique ou le cinéma.

Dans une conférence prononcée à Rouen en février 2019, à l'invitation de Cécile Carayol et Jérôme Rossi (le texte devrait paraître en 2022, dans un recueil d'interventions consacrées à mon travail), je développe cette idée :

« J'ai constaté́ la récurrence dans plusieurs littératures et langues, à commencer par la littérature latine, de la double négation dès qu'il s'agit d'un phénomène dit continu ou unitaire : c'est Lucrèce qui parle de la « infracta loquella », de la parole littéralement « non brisée » d'une tendre nourrice parlant au bébé dont elle s'occupe, ou Virgile du chant des colombes qui ne « cesse pas ». En Français, on dit en style relevé « sans cesse » et en style familier « sans arrêt » pour désigner quelque chose qui ne veut pas s’interrompre : la pluie, une tension entre individus, un harcèlement, un son. Ce sont des doubles négations en langue de tous les jours dont on ne s'aperçoit plus. Cela m'a amené à formuler que pour l'humain, le continu est une reconstitution a posteriori d'une période pré-langagière et pré-natale dont nous avons la nostalgie ; le continu c'est ce qui n'est pas discontinu. »

Ah, la double négation ! C'est aussi une spécificité du français, dans l'histoire de cette langue, que le « ne » qui devait suffire à signifier la négation, ait, à force de se voir affaibli, dû ensuite être renforcé par un « pas », ou un « mie », bref un terme supplémentaire qui fait qu'on s'embrouille. Il suffisait jusqu'au XIe siècle environ de dire: "je ne sais". Puis on ajouta "pas" (je n'avance d'un pas), "goutte" (je ne bois goutte - usage conservé dans le "je n'y vois goutte" actuel), ou "point" (je ne me déplace pas d'un point), etc. Ainsi, fallut-il deux mots pour nier.

Dans Les Femmes savantes, Molière faire dire à une servante :

MARTINE. Quand on se fait entendre, on parle toujours bien,
Et tous vos biaux dictons ne servent pas de rien.
Elle se fait gourmander par la sœur de son maître Chrysale :

BELISE. De pas mis avec rien tu fais la récidive,
Et c'est, comme on t'a dit, trop d'une négative.

Comme souvent Molière, c'est un aspect de son génie, met le doigt sur la question du langage. En quoi il est tellement français !

N, c'est aussi avant tout en français la lettre attachée à « naître », à « naissance », donc à Noël, qui comme le prénom de Nathalie vient du latin « Natalis ». Malgré la cinquième vague, passez donc de bonnes fêtes de Noël, si possible sous un regard aussi lumineux que celui de Giulietta Masina, ci-dessous attendrie par un jeune couple venu solliciter une dédicace de son partenaire Pippo (Marcello Mastroianni). C'est dans Ginger et Fred, un très beau film de Fellini sorti en 1986, qui se déroule durant cette période, et la scène prend place dans la magnifique Stazione Termini de Rome.

Dans une des éditions de son livre d'entretiens avec Hitchcock, Truffaut reproduit une énigmatique carte postale de vœux qu'il reçut un jour du réalisateur et de sa femme Alma : l'alphabet latin y est reproduit, pour dire quoi ? En regardant plus attentivement, il y manque une lettre, le L.  Pas de L. Il fallait donc lire, écrit en anglais mais devant être lu comme du français (l'anglais parle de X-Mas) un joyeux No-L !