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ENTRE DEUX IMAGES n°18 / TOP LIST n°12

17 mai 2015

MAISONS DE POUPÉE / LE COIN DU SIGNIFIANT : SIGLE ET ACRONYME / LE MOMENT DU SIGNIFIANT : UN TEMPS POUR LE LAPSUS / HALLUCINANTE BALANÇOIRE / TOP LIST n°12 : DIX BEAUX SONNETS

Franco / Wenders / Desplat / Hopper / Tarkovski / Vérin / Boulez / Marguin / Char / Sarkozy / Debray / Douze poètes et poétesses / Aymé / Ezust / Esteban / Nadar / Aldrich / Bezzerides / Sacco / Leachman / Padellec 

MAISONS DE POUPÉE

De l'intérieur d'une maison chaude dans le Nord canadien, James Franco regarde une autre maisonnette, qui se reflète sur la vitre encadrée de glace. Si l'on voit Everything will be fine, le dernier film de Wim Wenders, dans les conditions idoines (en 3D), l'effet de présence de cette vitre qui s'interpose est saisissant. Comme je le soulignais il y a trois ans dans Les Inrockuptibles à propos du Tintin de Spielberg, ce que le relief au cinéma me semble mettre le mieux en valeur c'est la surface, et notamment ces surfaces translucides et transparentes, isolantes et réfléchissantes - vitrages, baies, vitrines, écrans - que le monde moderne multiplie autour de nous. Le film ne me plaît pas entièrement (notamment le tic-tac musical envahissant d'Alexandre Desplat), mais il est beau et sensible, et le relief y fait sens, ou plutôt effet. L'insistance de Wenders sur le rapport intérieur/extérieur, comme dans les peintures d'Edward Hopper qu'il aime tellement, à travers toutes ces surfaces dont je parle, mais aussi l'effet "miniaturisant" du relief dans les plans d'ensemble (les personnages deviennent leur figurine en réduction et les maisons grandeur nature, des maisons de poupée) font qu'ici le 3D n'est pas un gadget, et qu'il vibre bien avec l'histoire. Il prend sa force lorsque vers la fin, le frère de l'enfant tué dans l'accident de voiture hante la propriété du conducteur, et regarde de l'extérieur ce bel intérieur insupportablement heureux et menacé : une maison de poupée. Cette maison de poupée qui, comme dans le film de Tarkovski Le Sacrifice, où le héros brûle l'édifice en vraie grandeur après en avoir vu la maquette, n'a jamais cessé, même réalisée en vraie grandeur, d'en être une.

LE COIN DU SIGNIFIANT : SIGLE ET ACRONYME

Dans une réaction à mon Blog n° 17, où je parlais de la mode des sigles qui se prononcent au lieu de s'épeler, mon ami le compositeur Nicolas Vérin m'apporte les précisions suivantes, pour lesquelles je le remercie :

"Concernant l'IRCAM, c'est un acronyme décalqué du CCRMA de Stanford (Center for Computer Research in Music and Acoustics), dont nombre de chercheurs et informaticiens de l'IRCAM des débuts étaient issus. Cet acronyme est prononcé "karma" - signe du lieu et de l'époque où ce centre a été créé, mais aussi premier d'une série de centres qui ont eu pour nom des acronymes prononçables.
"

La comparaison est intéressante, mais je vois pourtant deux différences : d'abord CCRMA, pour devenir Karma, mot qui existe, suppose de prononcer une voyelle non écrite, comme dans certaines écritures qui notent principalement les consonnes. Alors qu'IRCAM, mot qui n'existe pas, est fait pour se prononcer comme il s'écrit (la dichotomie consonnes/voyelles, et l'entrée des voyelles dans l'écriture sont d'immense questions historiques et symboliques). Quelle importance a cette première différence ? Selon moi, elle préserve CCRMA comme sigle alors qu'IRCAM le volatilise.

La deuxième différence porte sur le contenu de l'acronyme mis à plat : CCRMA indique un programme assez vague et modeste dans lequel le "and" entre Music et Acoustics ne nous promet rien. Tandis que dans IRCAM, institut doté au début de moyens énormes, le C s'engage sur une "coordination acoustique/musique" - coordination dont on aurait voulu savoir ce qu'elle a de différent avec ce que depuis des siècles on a fait dans ces domaines, depuis Pythagore et encore plus loin dans le temps (rappelons qu'entre les deux, le Traité des Objets Musicaux, de Schaeffer pose au contraire une barrière, et la problématise) .

De toutes façons, l'IRCAM, qui depuis longtemps n'est plus dirigé par Boulez, est devenu ce qui est ici annoncé, dans une publicité que je viens de recevoir concernant une de ses manifestations :

"Centre de recherche et de création musicale, l'Ircam réunit des artistes (compositeurs, designers sonores, ingénieurs du son, concepteurs du spectacle vivant et interprètes) et des scientifiques autour de projets communs et fédérateurs, cultivant l'art de l'innovation. Ensemble, ils élaborent les langages musicaux d'aujourd'hui et les technologies sonores de demain."

Comme on le voit, les compositeurs ont dû s'y pousser pour faire de la place.

De Boulez, précisément, et parce que je me remets à un ancien projet musical sur le thème des Noces, je réécoute une oeuvre dont je parlais à Franck Marguin dans Optical Sound, comme la seule ou presque qui me plaît vraiment de ce compositeur, beaucoup plus que son monument sur Mallarmé Pli selon Pli : il s'agit du Visage nuptial, sur des textes de René Char. Cette musique est splendide, et les duos de voix féminines, avec le chœur, extatiques.

LE MOMENT DU SIGNIFIANT : LE TEMPS DU LAPSUS

Nicolas Vérin, par ailleurs, me signale - de même qu'un autre lecteur - mon erreur sur l'année où Jospin a été éliminé au premier tour des Présidentielles. Je mettais 2012 au lieu de 2002 ! Un lapsus, bien sûr, 2012 ayant été pour ma vie professionnelle une année d'épreuves, maintenant dépassées. Mais le sens d'un lapsus (rigoureusement personnel à celui qui le commet) est une chose, et le fait que ce lapsus soit imprimé ou non en est une autre.

Comme il s'agit d'un blog, il m'aurait été facile de rectifier l'erreur le jour même où elle m'a été signalée. J'ai choisi de ne pas y toucher et de faire "comme si" la date du 30 avril était celle d'un journal du matin quand il sort des presses. On ne le change pas, mais on fait paraître dès qu'on peut un erratum - ce que je fais ici même. A quoi ça me sert ? A ancrer dans le temps. Mon blog est un rendez-vous que j'ai avec des lecteurs en quantité indéterminée, que je remercie tous de leurs signes d'intérêt, mais aussi un rendez-vous avec le calendrier.

Je l'ai compris lorsque - le jour même où j'ai été averti de mon lapsus - , mon site a cessé, pour je ne sais quelle raison, de m'être accessible durant deux heures puis l'est redevenu. J'ai été très troublé à l'idée que la périodicité bimensuelle de mon blog puisse être compromise par la dépendance avec l'informatique. Après quoi je me suis dit que si le blog suivant, celui que vous lisez, ne devait pas paraître pas à la date prévue, celle du 17 mai, cela ne m'empêchait pas de le tenir prêt pour cette date - et la date, le délai de parution, le temps réel resteraient fixés au texte. Même accessibles seulement des années après, cela resterait le n°18 du 17 mai 2015. Ainsi, le lapsus où 2012 a été mis à la place de 2002 doit rester, comme témoignage et ancrage du jour où je l'ai commis.

HALLUCINANTE BALANÇOIRE

Dans le Journal du Dimanche du 12 avril, et dans un meeting, Nicolas Sarkozy, qui vient de déposer la marque Républicains, oppose, pour bien expliquer la différence, les Démocraties, où "l'on s'habille comme on veut" (sic), et les Républiques, où l'on ne peut pas s'habiller comme on veut. Nous n'avons pas fini de devoir subir cette hallucinante balançoire vestimentaire, sur une opposition que Régis Debray ne doit pas être content tous les jours d'avoir lancée sur la place publique, et qui n'a que peu de rapports avec le bipartisme américain.

TOP LIST n°12 : DIX BEAUX SONNETS

Le sonnet est une des grandes formes de la littérature européenne sur plusieurs siècles. Quatorze vers, répartis en deux quatrains et deux tercets, avec un système de rimes assez sophistiqué et pouvant être assoupli, notamment dans les tercets. Dans les vieilles éditions, probablement pour économiser l'espace, les quatorze vers se pressent les uns contre les autres. Je ne sais quand on a commencé à les imprimer en introduisant des espaces pour diviser le poème en quatre îlots visibles : il me semble que Baudelaire sans ces espaces n'aurait pas fait La Vie antérieure ou Rimbaud Les Voyelles. Me trompé-je ?

Mon choix est centré sur des sonnets français, mais intègre quelques sonnets en d'autres langues. On peut trouver facilement leur texte sur Internet, en tapant quelques mots clés : nom de l'auteur, mot du poème. Attention, certaines versions sont défectueuses.

1) De Joachim Du Bellay (1522-1560), le sonnet : "Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage". C'était durant mon enfance le plus ressassé dans les écoles, mais je ne vois pas pourquoi il faudrait le bouder. Il oppose magnifiquement deux paysages : "Plus que le marbre dur me plaist l'ardoise fine (...) /Plus mon petit Lyré que le mont Palatin / Et plus que l'air marin la douceur Angevine." Respecter la majuscule d'époque à "Angevine". L'opposition masculin/féminin entre "dur" et "fine", et entre "marin" et "Angevine", fait écho à l'alternance rime féminine/rime masculine qui a longtemps donné à la poésie française classique son bercement.

2) Charles Baudelaire (1821-1867) en a écrit tant de beaux ; je choisis Recueillement ("Sois sage, à ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille"), bien que le deuxième quatrain soit notoirement plat ("Pendant que des mortels la multitude vile, etc...."). Les mots de Douleur et de Regret ont des majuscules, et sont traités comme les figures allégoriques d'un tableau. Les deux tercets sont extraordinaires, "Surgir du fond des eaux le Regret souriant (....) / Et comme un long linceul traînant à l'Orient / Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche". Dans le pamphlet pince-sans-rire de Marcel Aymé, Le confort intellectuel, un bourgeois réactionnaire démolit sans pitié, au nom du bon sens, et avec le même acharnement qu'il mettrait à donner des coups de parapluie, Les chats ou La Beauté. Cela m'a choqué, bien sûr, puis confirmé dans mon admiration. Pour savoir si vous aimez vraiment quelque chose, confrontez-vous à des discours qui le critiquent ; si vous vous sentez ébranlé, c'est que vous n'aimiez pas tant que ça.

3) D'Arthur Rimbaud (1854-1891), Ma bohème ("Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées"), parce que ce sonnet à la première personne est plein de la joie de vivre en plein air. On y sent à la fois les odeurs du sol et l'enivrement de la voûte étoilée, tout un mélange d'idéalisme et de trivialité. "Ces bons soirs de septembre (...) / Où, rimant au milieu des ombres fantastiques, / Comme des lyres, je tirais les élastiques / De mes souliers blessés, un pied près de mon coeur !"

4) Pour Stéphane Mallarmé (1842-1898), le fameux '"Sonnet en ix" ("Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx", etc...) où le poète joue sur deux rimes simplement pour l'oreille ("ix"/ "or") qui en donnent quatre pour l'oeil ("ix/ore" pour les quatrains, "ixe/or" pour les tercets). En quelque sorte, "ix" se féminise, et "ore" se masculinise... La sonorité "or" est cruciale dans la poésie française : elle permet d'écrire au choix "encore" ou "encor", selon la rime souhaitée ou le nombre de pieds qu'on veut obtenir.

Ici, un sonnet d'intérieur. Le lieu : un salon ; l'heure : celle de Minuit ; une fenêtre est ouverte sur les étoiles. "Elle, défunte nue en le miroir, encor / Que, dans l'oubli fermé par le cadre, se fixe / De scintillations sitôt le septuor."

5) En cinq le Sonnet de Michel-Ange (1475-1564), qui commence par " I' ho già facto un gozo in questo stento, / come fa l'aqua a' gacti in Lombardia" , qui veut dire à peu près "dans ce travail pénible, je me suis attrapé un goitre, comme l'eau en donne aux chats de Lombardie" (ceux-ci étaient-ils censés boire de l'eau pauvre en iode ?). Un autoportrait en sculpture difforme, dans lequel l'artiste se représente affligé par les tourments que lui donne la réalisation du plafond de la Chapelle Sixtine. C'est un sonetto caudato (sonnet caudé, avec queue), avec rajout de six vers aux quatorze habituels.

6) De Louise Labé (1524-1566), entre autres poèmes d'amour, le sonnet VI de 1555, ("On voir mourir toute chose animee", sic, sans accent aigu) en décasyllabes et moins connu que le "Baise m'encor, rebaise moy et baise" de la poétesse lyonnaise. Son pathétique m'émeut. : 'Je suis le corps, toy la meilleure part :
/ Ou es tu donq, o ame bien aymee ?" Rilke en a fait une traduction allemande, qui parvient à être rimée et proche du texte (LiederNet Archive, site fondé par Emily Ezust)

7) Grâce à la belle anthologie bilingue de la poésie allemande établie par Jean-Pierre Lefebvre pour la Pléiade, j'ai découvert les sonnets de Katharina Regina von Greiffenberg (1633-1694), mystique protestante, dont Auf die Fruchtbringende Herbst-Zeit, " sur le temps d'automne apporte-fruits" : "FReud-erfüller / Früchte-bringer / vielbeglückter Jahres-Koch / Grünung / Blüh und Zeitung-Ziel / Werkbeseeltes Lustverlangen !" (traduction courageuse de Marc Petit : "Verse-joie, porte-récolte, heureux cuisinier des jours, / but de flor- et véraison, désir que son oeuvre anime !". L'auteur s'enivre, c'est le cas de le dire, du génie agglutinant de la langue allemande. Cela rappelle la poésie française du XVIe siècle où on n'hésitait pas, sur le modèle grec, à inventer des mots (Guillaume du Bartas parle de "nerfs enchante-coeurs", comme nous continuons à dire "crève-coeur"). J'aime que cette prière n'oublie pas, pour finir, de demander à Dieu des fruits qu'on mange "sur Terre" ("... und isst auf Erden").

8) "Hacia el Poema" ("Vers le poème", de l'espagnol Jorge Guillén (1893-1984), "Siente que un ritmo se me desenlaza / De este barullo en que sin meta vago". Je l'avais envoyé à mon amie Christiane Sacco, très malade, qui cherchait à retrouver la force d'écrire. Elle tint, bien que fatiguée, à en apprendre par coeur la traduction française par Claude Esteban : "Je sens un rythme en moi qui se détache / De ce vacarme où je vais sans chemin, / Et m'accordant au charme neuf, soudain, / J'accède à la clarté d'une terrasse.". La fin, toujours en français, est sublime : "Le son m'invente une effigie de chair. / La forme redevient ma sauvegarde. Vers un soleil mes peines se consument" ("Hacia una luz mis penas se consumen"). La poésie solaire, positive, méditerranéenne, souvent ne m'attire pas ; celle-ci est une exception.

9) "DELFICA", tiré du recueil des Chimères, de Gérard de Nerval (1808-1855). De ce poète qu'on a retrouvé pendu, probablement suicidé, on trouve sur Internet une photo bouleversante faite par le grand Nadar (1820-1910). De la vie de Nadar on pourrait faire un grand biopic : les gens connus qu'il a photographiés n'y seraient vus que de dos, et de face, seulement dans les photographies qu'il en a faites. J'apprends sur Internet également que Nadar a travaillé sur un procédé de photographie en bas-relief inventé par d'autres, la photostérie (voir l'article à ce mot dans Wikipedia).

Justement, Nerval met certains mots en capitales et d'autres en italiques, comme s'ils sortaient de la page. C'est de la poésie en bas-relief.

"La connais-tu, DAFNE, cette ancienne romance, / Au pied du sycomore, ou sous les lauriers blancs, / Sous l'olivier, le myrte, ou les saules tremblants, / Cette chanson d'amour qui toujours recommence ?..."

Comme plus loin "temple" dans "Reconnais-tu le TEMPLE au péristyle immense, / Et les citrons amers où s'imprimaient tes dents." La fin est superbe, c'est comme une porte qui se referme sur une appréhension et une promesse : "Et rien n'a dérangé le sévère portique."

10) Le dernier sonnet, de Christina Rossetti (1830-1894) m'a été révélé par Kiss me deadly d'Aldrich, sur le scénario de Bezzerides, où il est cité par la malheureuse Christina (Cloris Leachman), interpellant ci-dessous Mike Hammer (Ralph Meeker), qui l'a prise en stop. Il prendra, plus tard, un sens terriblement concret.

"Remember me when I am gone away, / Gone far away into the silent land" etc... (Souviens-toi de moi quand je m’en irai, / Partie au lointain pays du silence", traduction de la poétesse Lydia Padellec)

Rossetti dit qu'elle préfère que son aimé l'oublie un moment et sourie, plutôt que qu'il se souvienne d'elle et soit triste : "For if the darkness and corruption leave / A vestige of the thoughts that once I had, / Better by far you should forget and smile / Than that you should remember and be sad."