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MON DICTIONNAIRE SUBJECTIF DE L'ALPHABET : I
3 octobre 2021
Laughton / Cortez / Mitchum / Schumann / Milner / Mallarmé / Hugo / Valéry / Racine / Molière / Baudelaire / Rimbaud / La Fontaine / Musset / Fellini
La nuit, les étoiles. Celles que fait voir le merveilleux film de Charles Laughton La Nuit du chasseur photographié par Stanley Cortez, lors de ce passage sublime, où, comme poussée par le cri de rage de leur poursuivant, le prêcheur Harry Powell (Robert Mitchum) et par le souffle qui en sort, la barque où se sont réfugiés le petit garçon et sa sœur part dans la nuit (un effet de « poussée » que suggère la musique de Walter Schumann), sont bien sûr des étoiles de studio, mais aussi belles que dans notre enfance, lorsqu'on nous apprenait à reconnaître les constellations.
Dans un passionnant essai que m'a offert Anne-Marie, Profils perdus de Stéphane Mallarmé, Jean-Claude Milner commente magnifiquement le rôle de la constellation chez le poète, notamment dans Un coup de dés jamais n'abolira le hasard, en le reliant à l'histoire de la science, pour laquelle, depuis longtemps, les constellations n'existent pas.
Mallarmé qui, dans l'article Crise de vers, écrivait sur le son des mots dans la langue française et leur peu de valeur « figurative », imitative, par rapport à ce qu'ils désignent :
« A côté d’ombre, opaque, ténèbres se fonce peu ; quelle déception, devant la perversité conférant à jour comme à nuit, contradictoirement, des timbres obscurs ici, là clair. »
(Cela me fait penser, par opposition, à ce sombre vers de La Fin de Satan tombé, avec des dizaines de milliers d'autres, de la plume de Hugo, et où Paul Valéry, presque mortifié puisqu'il disait estimer peu ce poète, reconnaissait le plus bel alexandrin français :
« L'ombre est noire toujours, même tombant des cygnes. »)
En même temps, et Mallarmé le savait, c'est dans la nuit, un mot en « i » que la lumière brille vraiment à travers les étoiles, même si c'est une lumière froide et lointaine. La nuit où le même poète fait se dessiner, dans le fameux sonnet en X (voir mon blog n°18, de la série Entre deux images), dans le cadre d'une fenêtre, « de scintillations sitôt le septuor ». A savoir - c'est le poète lui-même qui l'a précisé - la constellation de la Grande Ourse.
Ce vers serait un vers de dix pieds et non un alexandrin de douze syllabes s'il n'impliquait deux diérèses, c'est-à-dire deux dépliements de diphtongues, qui commandent de lire (et de dire, quand on déclame) « scintillati-ons » en cinq syllabes, et « septu-or » en trois. La diérèse est une belle tradition de la poésie française dont celle-ci a usé longtemps et qui, avec la rime et le mètre, a longtemps consacré sa différence avec la prose et le langage courant.
La diérèse pourrait frapper mon nom propre (Chi-on et pas Chion), comme dans le célèbre poème de Victor Hugo sur l'enfant grec survivant aux massacres ottomans, qui commence ainsi :
« Les Turcs ont passé là. Tout est ruine et deuil.
Chio, l'île des vins, n'est plus qu'un sombre écueil. »
… et où il faut prononcer ru-ine et Chi-o (le « ch » se prononçant à la grecque, comme un k).
Souvent la diérèse (dont le contraire est la synérèse) concerne des mots avec une diphtongue comportant un i :
« Le vi-olon frémit comme un cœur qu'on afflige » (Baudelaire)
« J'étais insouci-eux de tous les équipages » (Rimbaud)
Au théâtre, chez Racine ou Molière, les comédiens français d'aujourd'hui sont souvent embarrassés devant les diérèses et ils les font à moitié, ils les mangent.
Un mot diérésé, si je peux risquer ce néologisme, est donc un mot que l'on déplie, ce qui lui donne une sorte de souplesse et d'étirement expressifs.
Attention, la liste des mots diérésables en vers français et des mots qui ne le sont pas est étrange, et elle varie avec l'histoire. Un cas historique bien connu est celui des mots en « ier », comme destrier, sanglier, meurtrier. Apparemment, ils ont été un temps prononcés en synérèse, car on a critiqué Corneille d'avoir compté dans Le Cid, le mot « meurtrier » pour trois syllabes, et pas pour deux.
En témoigne encore ce vers de La Fontaine, dans la fable Le Lion et l'Âne chassant, adaptée du latin (et où Li-on doit être prononcé au contraire avec diérèse).
« Le gibier du Lion, ce ne sont pas moineaux / Mais beaux et bons sangliers, daims et cerfs bons et beaux. »
... où « san-gliers » compte pour deux syllabes.
« Vierge » n'est par exemple, à ma connaissance, jamais diérésé en français, notamment dans le fameux « sommet en i » de Mallarmé, toujours, sonnet du Cygne dans lequel la lettre i, prononcée ou non, figure avec une fréquence exceptionnelle, d'où son surnom :
« Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui
Va-t-il nous déchirer avec un coup d'aile ivre
Ce lac dur oublié que hante sous le givre
Le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui !Un cygne d'autrefois se souvient que c'est lui
Magnifique mais qui sans espoir se délivre
Pour n'avoir pas chanté la région où vivre
Quand du stérile hiver a resplendi l'ennui.Tout son col secouera cette blanche agonie
Par l'espace infligée à l'oiseau qui le nie,
Mais non l'horreur du sol où le plumage est pris.Fantôme qu'à ce lieu son pur éclat assigne,
Il s'immobilise au songe froid de mépris
Que vêt parmi l'exil inutile le Cygne. »
Aujourd'hui / ivre / givre / fui / lui / délivre / vivre / ennui / agonie / nie / pris / assigne / mépris / Cygne : uniquement des rimes où domine le son « i » ! Dans deux vers (le neuvième : « tout son col, etc…, ») et le onzième (« Mais non l'horreur, etc…), ce son est comme retardé et n'intervient qu'à la rime, tandis que dans plusieurs autres (comme le sixième, le huitième, et les deux derniers), le « i » est comme martelé. Ainsi, la fréquence du son « i » ou de l'image de cette lettre dans des mots comme « froid », « aile », « autrefois », « oiseau », « espoir », fait briller dans le poème un tas de petites lumières froides, comme autant de cierges sans chaleur.
Dans ce sonnet inspiré par l'image d'un cygne captif de la glace, il faut dire « régi-on » en trois syllabes, comme « oublié » mais « glacier » en deux, et bien sûr « vierge » et « lieu » sans diérèse.
Par ailleurs, le son « i » est associé ici comme souvent chez Mallarmé à la négation : « qui n'ont pas fui », « inutile », « l'oiseau qui le nie », « s'immobilise » (le poème comporte aussi des négations sans i prononcé : « sans espoir », « n'avoir pas chanté »). La lettre I commence d'ailleurs en français beaucoup de mots négateurs : inutile chez Mallarmé, mais aussi immobile, indestructible, impossible, insensible, impitoyable, et infini. Ces mots sont parfois constitués de deux négations qui semblent s'annuler, mais en fait ne le font pas et créent un sens nouveau. On peut prendre l'exemple du mot « incessant », qui part du mot « cesse », interruption. C'est sur ce modèle que j'ai créé le mot « indiscontinu », qui est l'entrée n°27 de mon Glossaire bilingue français/anglais, 100 concepts pour penser et décrire le cinéma sonore, toujours téléchargeable sur mon site et dont on ne me parle jamais, qui est pour le moment lettre morte.
Le i, dans la langue française, c'est aussi le point qu'on met au-dessus de la lettre et qui, sans y appartenir physiquement, la signe, la confirme. Comme dans le poème de Musset qui à cause de cela m'est resté en mémoire :
C'était, dans la nuit brune,
Sur le clocher jauni,
La lune
Comme un point sur un i.
Peut-être parce que, possédant cette lettre dans mon nom de famille, je dois, en paraphant, savoir si je fais ou non un sort à ce point. Comme s'il fallait lui dire : oui, tu es mon nom (oui = ouïe ?).
Ci-dessous une image de La Voce della Luna, le dernier opus de Fellini dont j'ai déjà parlé (blog n°99 de la série Entre deux images), un film inégal, déraillant, chaotique, et, sous son allure de rabâchage, tellement vivant.