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ENTRE DEUX IMAGES n°100

23 juillet 2020

UN LIVRE DES SONS SANS IMAGES... NI SONS

Sommers / Weisz / Fraser / Ray / Richardson / Mallarmé / Cohen / Serres / Bonnet / Attali / Nancy / Quignard / Szendy / Corbin / Guitton / Bailblé / Kafka / Joyce / Leroux / Rimbaud

Vous avez déjà entendu un « supernatural roar », un rugissement surnaturel ? Si vous n'avez pas eu cette expérience, vous pouvez la tenter en visionnant – ou plutôt en « audio-visionnant » - l'amusante et pince-sans-rire version de The Mummy réalisée en 1999 par Stephen Sommers, avec Rachel Weisz et Brendan Fraser. Vous pourrez alors écouter le bruit que fait le monstre, et vérifier si le sous-titre pour mal-entendants que met à notre disposition l'édition DVD est exact. Mais ce type de sous-titre, utile à beaucoup de gens, ne fait pas que m'amuser, il m'intéresse, car il fait réapparaître tout un vocabulaire des « descriptions » de sons que la littérature semble avoir abandonné depuis plusieurs décennies.

Pendant un moment, j'ai pensé à illustrer le Livre des Sons que j'ai commencé il y a vingt-cinq ans et que je vais essayer de terminer cet été avec des images comme celles que l'on voit ci-dessus, ainsi que ci-dessous: des images pas toujours pittoresques mais parfois aussi très poétiques, souvent tirées de films (la pluie qui tombe dru chez Satyajit Ray, des visages qui rient dans le très beau Menschen am Sonntag que je cite sur mon blog n°17, un enfant ou une jeune fille qui s'amusent tout en marchant à promener un bâton ou un bout de bois le long d'une grille pour la faire sonner, image emblématique présente dans A Taste of Honey, 1961, par exemple, de Tony Richardson), ainsi qu'avec des macrophotographies de poésies imprimées en typo, comme ce gros plan d'un rondel de Mallarmé. De même que j'ai rassemblé, en vue de ce Livre des Sons, une compilation considérable de milliers de citations, d'évocations et des descriptions de sons dans la littérature mondiale, presque toujours en langue originale et dans différents systèmes d'écriture, accompagnées si besoin est de leur traduction française, - de même j'ai collectionné parallèlement des images de films et d'illustrations de dictionnaires. Puis, tout récemment, j'ai renoncé à ces illustrations. Je me suis dit que cela allait fausser la lecture, et détourner l'attention des textes eux-mêmes, et de ce qui se joue dans la langue et entre les langues. Donc, il est possible que ce Livre des Sons, dont j'entends suivre de très près la maquette, grâce à la collaboration envisagée avec mon ami Paul-Raymond Cohen, un excellent graphiste et aussi un des très rares chez lesquels je ne trouve pas cette indifférence aux textes qu'ils manipulent et parfois dont ils cassent la lecture par des effets pseudo-esthétisants, mais qui a au contraire une véritable sensibilité littéraire et artistique, ce Livre des Sons, dis-je (titre provisoire), ne vous propose que du texte.

Et évidemment dans ce livre, pas de sons. Les sons vous pouvez les trouver, les entendre, et même les faire vous-mêmes, ce n'est pas cela qui manque. Ce dont nous manquons aujourd'hui, c'est d'un discours historique sur les sons et les mots qui les disent.

Je parle en effet d'un discours historique et précis – pas de ces vaticinations généralement très vagues, parfois paranoïaques, sur « le son » et l'écoute en général, comme on peut en trouver sous la plume des Michel Serres, Jacques Attali, Jean-Luc Nancy, Pascal Quignard, François Bonnet, Peter Szendy, je mélange à dessein le bon et le pire, pour citer quelques auteurs qui pour mon goût  « enfument » le sujet, à moins qu'ils ne délaient des observations déjà faites depuis des siècles, et qui dans mon Promeneur écoutant, paru en 1993, n'occupaient que quelques lignes où j'en disais beaucoup plus qu'eux n'y parviennent en des centaines de pages. Quant aux travaux très estimables en français d'Alain Corbin ou Jean-Pierre Guitton, ils ne concernent que des situations, des périodes et des langues très restreintes. Enfin, s'il y a quelqu'un avec qui j'aurais aimé collaborer sur ce travail, c'est avec l'admirable Claude Bailblé, mais celui-ci, pour des raisons que j'ignore, répugne autant à collaborer qu'à publier.

Certes, j'ai déjà publié en 1998 et remis à jour en 2018 Le son, qui est une problématisation où l'on trouve déjà ce que j'ai à dire sur le sujet. C'est loin d'être un ouvrage méconnu (contrairement à la plupart de mes publications, il est toujours disponible en français, et il a été traduit en anglais, espagnol, farsi, chinois et prochainement en russe), mais ses dimensions restreintes, son titre et surtout, pour les snobs français, son éditeur Armand-Colin, considéré comme spécialisé dans les manuels pour étudiants, a fait que les intellectuels ne l'ouvrent pas. Et d'autre part, mon Livre des sons (titre provisoire, bis), beaucoup plus gros, sera aussi, je le redis, une histoire, une vraie histoire à la fois des sons et des mots qui les disent.

Le déclic initial est venu d'un cliché que j'entendais souvent répéter : si l'on ne parle pas beaucoup des sons, se disait-il, c'est parce que les langues, les langues européennes en tout cas, ont peu de mots pour les désigner. J'ai donc dépouillé les dictionnaires français de référence, comme le Littré, le Grand Robert, et d'autres, et j'en ai trouvé des dizaines, comme crisser, grésiller, craquer, gronder, ronfler, vrombir, pépier, marmonner, râler, siffler, pour ne citer que des verbes ; même chose pour les autres langues où je me débrouille suffisamment pour les lire, sinon pour les écrire ou les parler : latin et grec ancien, et différentes langues modernes. Puis j'ai continué à chercher dans des écrits de toute nature et j'ai découvert un monde de textes. Des textes qu'il faut évidemment historiciser : une période où l'on vit avec le son de l'éclairage au gaz, devenu courant, n'est pas forcément une période où l'on nomme ce son familier. Il faut donc dépouiller beaucoup d'écrits pour le trouver mentionné.

Par exemple, dans Le Procès, lorsque K... et son oncle viennent voir l’avocat Hastler :

“Durch die offene Gasflamme, die nahe über den Köpfen stark zischend brannte, aber wenig Licht gab.”  (ALLEMAND)
“La flamme du gaz allumé (…) qui brûlait en sifflant fortement au-dessus de leur tête sans donner cependant plus qu’une faible lueur.”
(Franz Kafka, écrit entre 1914 et 1916)

Ou dans ce souvenir de pensionnat chez Joyce :

”Soon the gas would be lit and in burning it made a light noise like a song. Always the same: and when the fellows stopped talking in the playroom you could hear it.”
(James Joyce, A Portrait of the Artist as a Young Man, esquissé vers 1904)

Ou lorsque, dans ce magnifique roman populaire qu'est Le Fantôme de l'opéra, Raoul visite une loge vide à l’Opéra de Paris :

“Il fit craquer son allumette. La flamme éclaira la loge. il n’y avait personne dans la loge! (…) Il resta ainsi dix minutes, à écouter le sifflement du gaz dans la paix de cette loge abandonnée.”
(Gaston Leroux, publié vers 1910).

Par expérience en effet, selon le débit, le type d'appareil, le gaz d'éclairage brûlant peut ronronner, siffler ou chantonner. Ce ne sont pas des mots vagues.

Les mots sont des mots : ils n'enferment pas ce qu'ils décrivent, ne l'épuisent pas. Ils ne font pas mine d'épuiser la sensation ni de la cerner, ni, contrairement aux graphiques, de la transcrire ; c'est leur qualité, leur honnêteté, à condition d'en user loyalement. Mais si j'y ajoute des sons et des images, tout se brouille,

Et le plan de cet ouvrage, encore à fixer ? J'ai d'abord pensé à celui d'un simple dictionnaire des situations sonores et des mots désignant les sons, avec des milliers de citations en une douzaine de langues ; maintenant j'abandonne cette idée : le dictionnaire est souvent traité de nos jours comme quelque chose à feuilleter, ou dans lequel picorer (cela n'a pas toujours été le cas). Non, il faut que le lecteur passe par un certain chemin de lecture structuré ; on trouvera de toutes façons à la fin un index des mots, des auteurs, des langues et des notions. Ce sera là, comme je veux faire avec mon Boustrophédon musical (voir le blog récent n°98), dont je ne veux aucune notation ni transcription, une autre ekphrasis : c'est quand il n'y a que des mots, même avec différentes écritures et langues, que le monde apparaît et que les mots cessent de n'être que des mots.

Dans le poème de Mallarmé dont un extrait est cité ci-dessous, il est question aussi du son non émis, sujet qui ne sera pas oublié dans mon livre. Au fait, il faut le lire attentivement : le « s » au lieu du « t » à la fin du troisième vers n'est pas une faute de français ou d'impression ; « interromps » est un impératif adressé à quelqu'un qu'on tutoie, et « cette rose » n'est pas le sujet du verbe « interrompre ». Bien sûr, cela ne s'entend pas (au temps de Mallarmé on avait cessé de prononcer les « s » mais continué de les écrire), mais cela se voit : c'est ce que j'appelle la lettre athorybe, dont je parle dans mon livre L'Écrit au cinéma.

Je disais « lire attentivement » mais j'aurais pu écrire « littéralement ». Mais comment lire littéralement si l'on croit, comme beaucoup de gens aujourd'hui, que tout ce qui est dit ou écrit est immédiatement à détourner et à interpréter ? Je pense à la phrase, peut-être apocryphe, que Rimbaud aurait rétorquée à sa mère qui disait ne rien comprendre à son récit Une saison en enfer : « j'ai voulu dire ce que cela dit, littéralement et dans tous les sens. »  « Tous les sens », oui, mais lesquels et combien ? Y en-a-t'il un nombre indéterminé, infini ? Je ne crois pas.

(Bon anniversaire, Anne-Marie, je t'aime. Michel)