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ENTRE DEUX IMAGES n°98

25 juin 2020

MA MUSIQUE EST PEUT-ÊTRE UNE EKPHRASIS INVERSÉE

Homère / Castanet / Flaubert / Carayol / Rossi / Platon / Derrida / Meschonnic / Bach / Mozart / Beethoven / Chopin / Radigue / Toeplitz / Barthélemy / Bloch / Tati / Goethe / Kraus / Rabelais / Verne / Melville / Poe / Chion-Mourier / Marchetti / Virgile / Mann / Christin / Dufour / Laubeuf / Cornelisz van Haarlem / Petersen / Catulle

Cette fresque de Pompéi, altérée par la catastrophe qui détruisit la ville et aussi par le temps, évoquerait le fameux Bouclier d'Achille, décoré de scènes de la vie humaine, décrit en détail par Homère dans l'Iliade, un texte que j'ai lu très jeune, comme je le raconte dans mon blog n°52. Une description qui est un des exemples les plus fameux d'ekphrasis (consulter Wikipedia, ou lire ci-dessous) dans la littérature, c'est-à-dire de description en mots d'une œuvre d'art généralement imaginaire. Pour ma part, j'y vois surtout un miroir dans lequel la déesse Thétis se regarde. La fresque sert ici à introduire une idée que m'a suggérée une demande de Pierre-Albert Castanet : aurais-je à lui confier un document de travail manuscrit sur la composition de ma Tentation de saint Antoine, d'après Flaubert, à laquelle il a consacré une conférence lors du colloque organisé en février 2019 à Rouen par Cécile Carayol et Jérôme Rossi, conférence dont il doit tirer un texte publié dans les Actes de cette manifestation ? J'ai tardé à répondre, puis ai réfléchi sur ma réticence. Cela m'a amené à écrire ce texte en guise de réponse, texte que je publie ici en entier, tout en laissant à Pierre-Albert le choix d'en faire usage ou non. L'idée qui m'est venue en le rédigeant est que ma musique concrète aurait peut-être été pour moi une forme inversée de l'ekphrasis. Pas de façon intellectuelle et délibérée, bien sûr ; car je ne comprends toujours pas ce qui s'est passé en moi lorsque j'ai opté pour cette forme de création musicale...

Paris, le 23 juin 2020

Cher Pierre-Albert,

Je vous prie d'abord de m'excuser d'avoir tant tardé à répondre à votre demande - que Cécile m'a transmise depuis longtemps -, d'un document de travail manuscrit qui serait lié à la réalisation/composition entre 1981 et 1984 de mon mélodrame concret La Tentation de saint Antoine. Je vous remercie de vous être intéressé à cette œuvre et aussi de m'avoir, par cette idée que vous avez eue, permis de réfléchir sur mon rapport à l'écrit en ce qui concerne mes musiques concrètes, des musiques que je suis en train de réunir en un corpus fini et structuré intitulé le Boustrophédon. C'est cette lettre, faute d'un document écrit remontant à la composition de ma musique, que je ne puis vous donner parce qu'il n'y en a pas, qui constitue ma réponse, que vous pouvez si vous le souhaitez utiliser et citer. Mais je l'aurais déjà publiée dans mon Blog.

Comme vous le savez, on a appliqué la notion de "graphie", au XIXe siècle, aux trois inventions capitales de la photo-graphie, de la phono-graphie et de la cinémato-graphie, pour signifier qu'on "écrivait" sur un support visuel ou sonore quelque chose qui n'aurait pas encore été fixé, "écrit". Mais il y a longtemps qu'a été oubliée cette étymologie. La musique concrète, et plus généralement les musiques électroniques et électroacoustiques inventées dans différents points du monde juste après la 2e Guerre Mondiale, ont utilisé, tout naturellement si je puis dire, le procédé de phonographie (ici sur disques, là sur bande magnétique), mais sans inscrire cette idée de "graphie" dans leurs dénominations même, ce qui est singulier. Lorsque j'ai proposé en 1988 non comme appellation mais comme définition minimale du genre, l'expression d'"art des sons fixés" - quarante ans après l'invention officielle de celui-ci sous divers noms - j'ai voulu rappeler cette analogie. Mais "fixé" peut s'appliquer aussi à la peinture, à la sculpture, sous presque toutes leurs formes, etc...

Concernant le langage au sens propre, à savoir l'objet des disciplines linguistiques, on peut discuter à l'infini la question de l'écriture comme notation/fixation de la parole, soit que l'on valorise cette dernière - ce que serait censée faire une certaine tradition philosophique ou historique depuis le Phèdre de Platon - , ou soit au contraire, comme Derrida l'a formulé contre Platon et contre ce que le philosophe français appelle "phonocentrisme",  que l'on émancipe l'écrit de la référence à la voix en postulant un « archi-écriture » qui ne se réduirait pas à une transcription de la parole, du son. Ma position personnelle sur ce sujet de la langue est de considérer qu'il n'y a ni centre ni origine, et que, pour le couple écriture/parole, les deux s'impliquent et parfois s'imitent réciproquement, en un "tourniquet" que j'ai formulé et analysé dans mon livre L'écrit au cinéma. Je me contente ici d'évoquer le triptyque oral/écrit/parlé qu'Henri Meschonnic propose dans ses captivants ouvrages, pour sortir du dualisme, selon lui mal compris, de l'oral et de l'écrit.

Concernant la musique, indépendamment du fait que très souvent, à toutes époques et dans tous les pays, elle inclut le chant sur des paroles et des noms donc le langage, la question est différente : la notation y a une fonction variable et ambiguë. La partition ne s'oppose pas en effet à une musique qui serait purement "orale", improvisée, puisque dans certaines traditions, on peut avoir des œuvres fixées sans être notées :  transmises directement par la pratique, de maître à élève, ce sont des oeuvres qui ont toujours sonné. Dans d'autres cas, certaines partitions ont longtemps attendu pour obtenir d'être jouées (cas de la production "posthume" de beaucoup de compositeurs du passé, il y a encore des milliers de pages qui dorment de musiques jamais jouées ou qui ne l'ont été qu'une seule fois), et bien sûr, quand elles sont retrouvées et exécutées, elles peuvent l'être de façon variable et dans un style qui n'est pas toujours conforme aux traditions non écrites qui prévalaient à l'époque de leur composition. Je pense, par exemple, à la question des notes inégales qui, n'étant pas notées comme telles, ont été longtemps ignorées dans l'exécution de la musique ancienne et baroque ; ou encore à la tradition de "vibrer" les parties d'instruments à corde ou à vent lorsqu'on jouait Jean-Sébastien Bach, ce qui était encore le cas dans ma jeunesse, avant les nouvelles pratiques introduites au cours des années 70 par ceux que l'on a appelés les Baroqueux.

En même temps, le statut de la partition de musique classique occidentale est variable : pour beaucoup de gens, la partition n'est pas encore l'œuvre, et demande à être incarnée par des sons. Ce n'est pas mon opinion concernant certaines pièces du passé puisque, sans aller dans les cas extrêmes de L'Art de la fugue, de Bach ou des partitions graphiques d'aujourd'hui, une partie de la musique écrite savante peut très bien se lire avec les yeux et s'entendre intérieurement : en apprenant le solfège au Conservatoire, à un âge plus avancé que la moyenne donc en étant plus conscient du miracle que je vivais, je me suis réjoui de pouvoir emmener des "partitions de poche" que j'allais lire en forêt, dans la nature, et c'est ainsi que j'ai découvert plusieurs quatuors de Mozart ou de Beethoven au milieu des senteurs et dans l'air de la haute-montagne, avant de les entendre sur disque, en concert ou à la radio. Je faisais appel pour cela à l'audition intérieure des notes et des valeurs rythmiques, et bien sûr à ma mémoire mentale des sons d'instruments à archet, en décidant mentalement du tempo (à partir des indications "allegro", "adagio"). De la même façon, c'est mon histoire personnelle, j'ai toujours aimé lire des pièces de théâtre et me les représenter, me les jouer mentalement.

D'un autre côté, pour revenir à la généralité de la musique savante, nous savons que certaines œuvres fixées sont issues d'improvisations notées par le compositeur : il est certain que Chopin a inventé ses Valses, Nocturnes, Ballades, Polonaises, etc..., sur le piano même avant de les noter, même si en les notant il corrigeait et ajoutait des choses nouvelles. Là encore, il y aller-et-retour, va-et-vient entre l'œuvre sous forme écrite et la musique jouée.

Pour ce qui me concerne, alors que j'ai appris à écrire et lire la musique occidentale savante au Conservatoire de Versailles, c'est vers la musique concrète pour sons fixés - "électroacoustique", disait-on à l'époque - que je me suis vite dirigé, à mon propre étonnement, au terme de ces études de composition en 1969. Or, c'est une musique qui ne se note pas, et qui n'a pas plus besoin de s'écrire ou de de dessiner qu'un film ou un tableau (le scénario, le découpage technique, l'esquisse, ne sont pas des "notations").

Or, dans les années 70-90, lorsqu'on voulait déposer une de ses œuvres électroacoustiques à la Sacem pour toucher ses droits d'exécution et préserver la propriété intellectuelle de sa pièce, il vous fallait y adjoindre un "relevé graphique" des premières minutes, censé prouver que l'on connaissait le solfège. Le simple dépôt du support de l'œuvre sous la forme d'une copie - à l'époque, le plus souvent sur bande magnétique -  n'était pas censé suffire aux yeux de cette Société. Cette clause du "graphique de la première minute", aujourd'hui abandonnée, avait été souhaitée par des esprits conservateurs pour éviter que de faux compositeurs ne sachant pas lire et écrire la musique (ciel !) n'encombrent le répertoire de la Sacem. Elle m'a toujours paru humiliante et insultante pour notre genre : l'œuvre existe, elle est sur support, que voulez-vous de plus ? Plusieurs fois, j'ai attendu des années avant de déposer mes œuvres, tant je répugnais à gribouiller ce pseudo-graphique, même si je savais que d'autres compositeurs s'en fichaient et qu'ils donnaient à la Sacem une pseudo-notation dessinée à la hâte. C'était hier. 

Mais ces dernières années, disons à partir de 2015, s'est affirmé en France, pour la musique dite expérimentale, un retour en force de l'instrumentalisme et de la notation, double retour contre lequel je n'aurais rien à redire s'il ne se faisait explicitement contre la musique composée/non notée qu'est la musique des sons fixés : la compositrice Éliane Radigue, par exemple, s'est laissée convaincre par Kasper T. Toeplitz (celui-ci en tout cas s'en vante) de faire jouer par des instrumentistes ou des orchestres ses nouvelles œuvres, alors qu'elle n'avait travaillé jusque-là que sur support. Sa musique à mon avis y a perdu, tandis que le nombre des exécutions de ces nouvelles œuvres instrumentales a cru de façon marquante. De plus en plus nombreuses et nombreux sont aussi, parmi mes ami·e·s compositeurs·trices , celles et ceux qui ont de moins en moins d'occasions pour faire entendre en concert leurs œuvres pour support, alors que pour elles et eux se multiplient, en proportion inverse, les occasions d'être exécuté ou de jouer avec un dispositif instrumental en direct, en "temps réel" dit-on -  l'instrument pouvant être un appareil électronique, un ordinateur, voire un acousmonium utilisé instrumentalement. Parallèlement, une maison d'édition française, Maison ONA, s'est créée afin non seulement d'éditer des oeuvres comportant des parties écrites, mais aussi de promouvoir de prétendues partitions de musique concrète/acousmatique (de musiques sur support, donc, de Parmegiani et Ferrari notamment), et quand elle les « édite » sur papier elle tend à les faire passer non pour ce qu'elles sont, à savoir des documents de travail ou des pseudo-notations destinées à la Sacem, mais pour des moyens graphiques indispensables à l'exécution en concert, ce qui n'est pas vrai. J'ai moi-même été contacté il y a deux ans par le créateur de cette maison d'édition, Maxime Barthélemy ; celui-ci s'est étonné que je refuse de faire publier une de mes pièces sous forme graphique, et il a même insisté, demandant à me rencontrer pour tenter de me "convaincre", comme si, à mon âge, je n'avais pas suffisamment réfléchi à la question, écrit sur elle, et ne savais pas ce que je voulais.

Je vois bien le prestige que revêt le moindre gribouillis aujourd'hui, et par contraste la résistance à écouter les sons parfois denses de musiques concrètes comme les miennes. Mes propres schémas, notes ou autres gribouillis préparatoires n'ont eu de sens et d'utilité que pour moi, je les ai tous jetés ainsi que les éléments sonores de la majorité de mes œuvres ; si un "acousmoniste" (voir blog n°80) doit donner une de mes pièces sur un ensemble de haut-parleurs, je sais qu'il prendra ses propres repères graphiques ou chronométriques, et même parfois mémorisera l'œuvre mentalement, et donc qu'il n'a pas besoin de ces notations, dont j'ai remarqué qu'elles parasitent et faussent l'écoute.

Les seuls graphiques que j'ai faits l'ont toujours été a posteriori : ce sont les schémas formels de l'ensemble de l'œuvre : on trouve ainsi sur le site de France Culture le graphique formel de mon Requiem, dessiné cinq ans après la composition de cette pièce, et dans l'édition DVD par Motus celui de l'architecture de ma Messe de terre audio-visuelle de 2h30, graphique que je commente et détaille dans le film réalisé comme "bonus" par Jérôme Bloch.

Un moment j'ai pensé, cher Pierre-Albert, vous envoyer un de ces graphiques : mais ce n'était pas votre demande, et d'autre part, cela aurait trahi ce que je ressens : pour moi il y a de l'écrit, du tracé, mais il est dans l'oeuvre elle-même, dans le tremblé des sons fixés ("sons fixés" est une expression qui commence à se répandre sans référence à son origine, ce qui est finalement bon signe, même si cela n'empêche pas, comme pour n'importe quel signifiant, les dérives et les quiproquos) et tout autre graphique le trahirait ou le parodierait. Oui, il me semble maintenant que j'ai composé de la musique concrète pour écrire d'une autre façon que ce qu'on appelle communément écrit.

Pourquoi ? Je l'ignore moi-même, mais je le découvre à partir de ma réponse à votre demande, dont je vous remercie encore une fois. Je n'ai pas besoin de m'expliquer le pourquoi et le comment de ce choix, puisque ce n'est pas un handicap, un problème ou une anomalie. Il me suffit d'être au clair sur mon désir, ce à quoi vous m'avez aidé. Jusque-là, je "résistais" à la notation, mais sans savoir formuler dans mes propres mots cette résistance à laquelle je me contentais, non sans un certain sentiment de culpabilité, de rester fidèle.

J'ai également publié, donc écrit dans le sens classique, d'autres choses que des musiques : beaucoup d'essais, mais aussi des articles, des pages d'écriture que je revendique, une partie d'entre elles en tout cas, comme une production d'écrivain. Parmi ces textes figurent mon essai sur Tati, sur La voix au cinéma, mon recueil Le Promeneur écoutant, certains chapitres d'Un art sonore, le cinéma. J'ai également écrit, au sens littéraire, des poèmes, des chansons, une nouvelle, et réalisé quelques œuvres audio-visuelles pour support, de fiction ou non. Mais la musique concrète, art des sons fixés, semble avoir été pour moi un lieu d'écriture que j'ai investi comme tel.

Pour en revenir spécifiquement à ma Tentation d'après Flaubert, vous savez que ce dernier l'a écrit comme du théâtre imaginaire, sur le modèle du Second Faust de Goethe, comme fera plus tard Karl Kraus au XXe siècle avec les 220 scènes de son énorme texte Les Derniers jours de l'humanité. Ce théâtre n'est pas censé être représenté et il ne pourrait l'être exhaustivement (en raison des très copieuses didascalies, et de la quantité de texte) que sur plusieurs jours et avec des moyens énormes... qui de toutes façons trahiraient l'idée. Les didascalies de la Tentation de Flaubert, imprimées en plus petits caractères que les dialogues et monologues, comme pour une pièce de théâtre, sont en effet à lire, non à réaliser sur une scène, et cette dimension de « théâtre mental », ou d'opéra mental est un des éléments qui m'ont fait choisir ce texte de Flaubert, lorsque j'ai voulu composer un quatrième « mélodrame concret », après Le Prisonnier du Son, Tu, et Diktat.

Dans Diktat, composé en 1979, on entend à la fois de l'écriture (sons de machine à écrire, voix d'une femme écrivant une lettre et son de son stylo) et de la parole dans une langue imaginaire que j'ai baptisée le « Blave ». Quant à mon dernier mélodrame composé l'année dernière (pas encore créé en concert), L'Enfant perdu, il affiche sur un écran noir le texte d'une nouvelle que j'ai écrite, mais sans le faire entendre. Ce qu'on entend, c'est la musique accompagnant cette lecture muette par le public. Cette nouvelle est rédigée au présent, comme une série de didascalies, mais surtout sans dialogues : le personnage principal, un petit garçon qui n'a pas de nom, est seul dans la rue et il ne parle pas.  Un autre encore de mes mélodrames, L'Isle sonante (composé de 1998 à 2006, car j'ai repris l'œuvre plusieurs fois) est un récit d'aventures créé à partir d'extraits de romans et de poèmes de navigations (Homère, Rabelais, Jules Verne, Melville, Poe, etc...) pour lequel j'ai demandé à l'interprète enregistrée, ma nièce Florence Chion-Mourier, d'adopter la voix d'une lectrice qui se lit un texte à elle-même, sans le jouer, de manière non expressive.

Mais comme je l'ai plusieurs fois écrit (voir notamment le blog n°73), j'ai exclu pour tous ces mélodrames qu'il y ait la moindre image, même celles que j'aurais pu réaliser, et ne veux pour eux d'aucun ballet, et même pas, lors du concert, de jeu mobile de lumière, qui ferait mine de visualiser ou de « compléter » ce qu'on entend. La seule image possible est celle de la traduction du texte en anglais ou en espagnol, sous la forme de sous-titres au bas d'un écran statique et noir. Les images aux sens habituel visuel doivent être dans le son, puisque tout est dans le son, y compris, je m'en avise aujourd'hui, l'écriture, l'écrit, et aussi le manuscrit.

Il m'est arrivé il y a plus de vingt ans une chose extraordinaire : qu'un compositeur de grand talent, qui est aussi un écrivain et un poète, Lionel Marchetti, écrive sur ma musique un livre intuitif et visionnaire, La Musique concrète de Michel Chion. J'ai eu le sentiment en le lisant que cet ouvrage, qu'il faudra réactualiser, faisait vivre ma musique par l'écrit, et que si -  je ne le souhaite pas bien sûr et fais même tout pour l'éviter -  mon œuvre de musique concrète venait à disparaître, cet ouvrage de Marchetti continuerait à la faire exister, de la même façon qu'un ekphrasis (description de tapisserie, de peinture, de bouclier, chez Homère, Virgile, etc...) donne existence par les mots à une œuvre qui n'existe pas ou n'existe plus. Bien sûr dans ce cas, avec les termes et la sensibilité propres de Lionel, à travers le prisme vivant de cet auteur et son écriture si originale.

Mais en fait, cette idée que son livre est (entre autres) une ekphrasis de ma musique m'est venue parce qu'en fait c'est ma musique concrète qui en est une : ma musique concrète est une ekphrasis inversée. Comme je l'ai raconté à d'autres occasions, c'est en effet à la lecture, vers l'âge de 15 ans, des descriptions d'œuvres musicales imaginaires contenues dans le roman de Thomas Mann Le Docteur Faustus, que je me suis dit : je peux être compositeur.

De façon étonnante, le document manuscrit que vous souhaitiez et que, même si je le voulais, je serais incapable de vous fournir sauf à fabriquer un faux, combine ce que, pour des raisons que j'ignore mais le désir n'a pas besoin de raisons,  j'ai voulu mettre dans mes musiques concrètes mais à travers les sons fixés et rien que par eux : l'écriture, le manuscrit, et l'image (puisque image et écriture au sens de ce qu'on lit avec les yeux ont partie liée, comme l'énonce un essai d'Anne-Marie Christin très intéressant, L'Image écrite ou la déraison graphique). De la même façon que Flaubert excluait, selon un tabou qui lui était propre, l'idée d'illustrations pour son roman Salammbô, et de représentation pour sa Tentation de saint Antoine. Il n'y a donc ici pas de hasard.

Pour résumer mes deux « non » à des tendances actuelles : non à l'instrumentalisme quand celui-ci n'est que l'exhibition théâtralisée de lui-même tout en prétendant chasser la musique concrète (l'exemple d'Eliane Radigue) ; et non au notationnisme, c'est-à-dire au fétichisme des partitions qui n'en sont pas, quand elles empêchent d'entendre des œuvres qui n'en ont pas besoin (l'exemple de Maison ONA). Mais oui aux commentaires sur..., à la réflexion, à l'écriture sur...

Écrivant cela je ne cherche à convaincre personne. Je n'ai jamais poussé quelqu'un à se détourner de l'écriture de partitions ou de la pratique instrumentale. La réciproque n'est pas vraie. Beaucoup de prosélytes m'ont dit à plusieurs reprises : « laisse tomber le magnétophone, et adopte les traitements numériques »,  « pourquoi ne pas mettre d'images ou d'effets de lumières sur vos musiques », « où sont les partitions de vos œuvres », « pourquoi ne travaillez-vous plus pour d'autres films que les vôtres » (autrement dit, si elle n'accompagne pas des images, cette musique ne se suffirait pas à elle-même ?), et souvent ce prosélytisme de parole s'accompagnait d'une pression institutionnelle, qui est aujourd'hui très forte, et joue le jeu de l'événementiel et du paraître au détriment de l'art. On peut donc féliciter la compagnie musicale Motus, fondée par Denis Dufour et dirigée par Vincent Laubeuf, de maintenir son Festival Futura, et sa pratique des concerts de musique concrète/acousmatique.

En ce qui me concerne, j'ai pu me créer un cadre qui m'a permis jusqu'à aujourd'hui de ne pas dépendre pour vivre de ma pratique musicale (enseignement du cinéma, écriture, journalisme, etc...), tout en continuant à composer, sur mon temps libre et le plus souvent sans être payé. Ainsi, deux commandes du Ministère de la Culture sollicitées pour des créations à Futura m'ont-elles été refusées ces dernières années. Je ne peux pas dire le nombre très élevé d'occasions d'être programmé ou édité sur disque que j'ai écartées ou qui m'ont été refusées parce qu'elles m'auraient fait dévier de ce que j'ai eu, pour des raisons toujours obscures - cela s'appelle une vocation - envie de faire. Et je remercie une nouvelle fois les personnes qui m'ont soutenu et continuent de me soutenir dans cette voie, en m'aidant, en me programmant et en éditant mes musiques, et mes œuvres audio-visuelles – cette ekphrasis inversée comme je peux maintenant le formuler.

Pour refermer ce 98e blog, une reproduction d'un fragment d'une toile fort joyeuse de Cornelis Cornelisz van Haarlem évoquant les Noces (très déconfinées) de la déesse Thétis avec le mortel Pélée, – les futurs parents d'Achille, comme chacun le sait, notamment depuis le film Troie de Wolfgang Petersen. C'est en évoquant ces Noces dans son poème n°64 que le poète latin Catulle a écrit une célèbre ekphrasis, la description d'une tapisserie offerte en cadeau aux mariés, et évoquant, non sans insolence envers les jeunes époux, l'abandon de la pauvre Ariane par son amant Thésée ! J'ai longtemps pensé réaliser une musique concrète à partir de ce poème 64, puis je me suis rendu compte que toutes mes musiques réunies formaient peut-être cette « ekphrasis » de la vie humaine que décrivent Homère et Catulle. Bien à vous.