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ENTRE DEUX IMAGES n°80

13 octobre 2019

SPÉCIAL « FORME EN MUSIQUE CONCRÈTE »

Malec / Coupigny / Beethoven / Bartok / Savouret / Bayle / Tazartès / Messiaen / Schaeffer / Henry / Macé / Prager / Parmegiani / Tarkovski / Olsson / Stern / Dufour

Ci-dessus, une image d'Ivo Malec prise dans les années 70, devant le « synthétiseur Coupigny » sur lequel il a composé Triola. Ivo nous a quittés en août. Compositeur, professeur, chef d'orchestre, co-fondateur du GRM, belle et généreuse personne et auteur d'œuvres importantes et originales, je l'ai connu quand j'étais au Groupe. Je reparle de lui plus bas et renvoie à son site ivo-malec.fr. Voici un entretien présentant une formation Acoulogia en décembre pour laquelle il reste 2 places, et que nous reprendrons en février/mars s'il y a assez d'amateurs/trices.

Q : Michel Chion, nous avons peu de temps. Je vous demande tout de go : la forme en musique concrète ?

R : Cette musique est propice à l'œuvre, et à ce que chaque œuvre ait sa forme propre. On n'est pas obligé de mettre en valeur des solistes, des instrumentistes, on a le contrôle sur le tempo, la vitesse des éléments, les intervalles dits de silence à l'intérieur d'un mouvement, ou entre plusieurs. Et enfin sur la durée exacte, comme pour un film parlant (le film muet n'avait pas de durée de protection fixe). Evidemment, si l'on fait des œuvres longues, elles circuleront moins ; encore que ma pièce la plus jouée, le Requiem, fasse près de 38 minutes.

Q : Pourquoi tant d'œuvres dans le genre portent des titres se référant à la musique classique : Symphonie, Variations , etc... ?

R : La terminologie classique est ambiguë sur la différence entre « genre » et « forme ». Le « quatuor » est un genre qui renvoie à un effectif instrumental, mais pas à une forme, même si pendant deux siècles, un quatuor comporte en général 4 mouvements, parfois plus chez Beethoven ou Bartok. Mais lorsque je donne le titre de symphonie à 3 pièces récentes, c'est pour affirmer l'œuvre comme projet global. Ma symphonie n°1, La Vie en prose (que Brocoli a édité en CD double), dure 80 minutes et comporte 4 mouvements, mais la troisième en a 10. Chacune de ces œuvres est un chemin, un ensemble, pas une suite de « songs » ou de « plages ».

Q : Y a-t-il des choses à reprendre dans les procédés de construction de la musique traditionnelle ?

R : En partie. Le principe de la « cellule de notes génératrice » ne se transpose pas, ni celui du « plan tonal ». Mais la forme « Rondo » (refrain/couplets) est facile à transposer (Alain Savouret l'a fait). Le Dies Irae de mon Requiem, si l'on considère comme un refrain le « jingle » ultra-bref qui le ponctue et sépare les différentes parties, est un Rondo. Le « jingle » ou « sonal » est un signal dense et bref caractéristique dont j'ai aimé l'emploi dans les œuvres des années 70 de Bayle (comme l'Expérience Acoustique et le Purgatoire), et je le lui ai repris. La partie centrale du tableau La Cité humaine, dans ma Tentation de saint Antoine (épisode lui-même en 3 parties) est un Rondo sur un thème qui ressemble à un manège tournant. Le Gloria de ma Messe de terre est un Rondo qui se perd en route... après quoi, le thème-refrain (une valse que j'ai écrite, et jouée sur un harmonium chez Ghédalia Tazartès) fait retour. Cela veut dire que l'on peut incruster dans une musique concrète des mélodies tonales, qui chez moi ne sont pas des citations mais des pastiches de musique populaire. De même pour l'harmonie et le rythme. Mais le thème une fois incorporé dans une pièce de musique concrète, il entre dans un univers où le son est fixé, pas « en temps réel », et où tout peut entrer en scène, et prendre la même valeur qu'une note .

Q : Et le « développement » ?

R : Là encore, les termes de la musique classique sont trompeurs. La partie dite développement, dans un mouvement de forme-sonate d'une symphonie ou d'un quatuor de Mozart, est une brève excursion dans des tonalités proches ou éloignées de la tonalité principale, en répétant des motifs, cellules, etc... Mais l'essentiel est le jeu bi-thématique, les ponts, je ne crois pas qu'on puisse transposer la forme-sonate, même si j'ai essayé dans Crayonnés ferroviaires. Quant à la série... Olivier Messiaen s'est essayé à une œuvre de musique concrète sérielle, Timbres-Durées, et, modeste, a dit que ce n'était pas concluant.

Q : Pourquoi cette formation Acoulogia en décembre ?

R : Pour défendre et affirmer le genre et le style d'œuvres à forme affirmée que nous sommes certains à continuer de pratiquer, et qui est dilué dans les modes actuels de diffusion des musiques de concert à la radio. On ne donne que des extraits, et quant aux concerts institutionnels, souvent ils insistent sur le dispositif d'immersion, la sensation, pas sur la forme.

Q : Dans La musique concrète/acousmatique, un art des sons fixés, en téléchargement gratuit sur michelchion.com, vous vous prononcez pour une « musique concrète médiatiste ».

R : Je ne propose pas ce modèle comme la formule unique, mais veux le valoriser. La première œuvre importante de la musique concrète, la Symphonie pour un homme seul de Schaeffer et Henry, ressemble, dans sa grande forme, à un bout-à-bout de saynètes, mais si l'on écoute chaque mouvement séparé, beaucoup sont des bijoux de forme, très découpés, directement médiatistes : on y assume le « montage audible », le côté prélevé, les basculements d'espaces subits, analogues à l'enchaînement cut d'un très gros plan et d'un plan général dans un film. Le cinéma a su valoriser très vite ses possibilités médiatistes, les effets de montage visible, etc... La musique concrète l'a fait au début, avant je ne sais pourquoi, de négliger cette dimension. Dans les œuvres de musique concrète récentes (à des exceptions près, comme Phonotopies 1 de Pierre-Yves Macé, dont je parle dans mon blog n°3), j'entends souvent des transitions continues, des superpositions-glissements, comme si on voulait faire oublier que le son est fixé. Elles osent rarement le montage audible, les « effets de support » comme moyen formel. Si on les écoute au disque, on ne sait pas souvent si on a affaire à l' enregistrement d'un concert ou d'une improvisation instrumentale, ou à une œuvre sur support, d'autant que la précision « musique concrète » ou « musique acousmatique » (des termes synonymes) est rarement donnée.

Q : C'est important de le savoir ?

R : Cela change ma façon d'écouter ; ce qui dans un enregistrement instrumental ou une improvisation fixée peut n'être qu'un détail ou un incident, prend, si l'œuvre se définit comme fixée sur support, un sens capital.

Q : Les effets « médiatistes » ont une incidence sur la forme ?

R : Ils permettent des effets de contraste, de forme spécifiques au genre. Vous pouvez avoir une partie avec beaucoup de montage audible, de ruptures d'ambiance et de plans, suivie d'une autre qui prend l'aspect d'un processus continu où l'on se déplace : c'est l'opposition sur laquelle j'ai construit les deux volets de ma dernière pièce créée cet été par Jonathan Prager au Festival Futura de Motus, Laudes. De Natura Sonorum, de Bernard Parmegiani, n'est pas un pur catalogue de mouvements, on entend le compositeur se battre avec la forme, contraster l'approche pour chaque mouvement, chercher une fin. Des transitions ou métamorphoses dans telle partie, et dans une autre des percussions-résonances dont la résonance est contrariée par le montage. Je souligne l'importance dans la musique concrète du modèle percussion-résonance (et de sa forme inversée, le fameux « son à l'envers ») qui crée ce que j'appelle une ligne de fuite temporelle.

Q : Vous avez fait beaucoup d'œuvres en plusieurs mouvements : facilité formelle ?

R : C'est une forme comme une autre, je constate qu'on fait moins d'œuvres à plusieurs mouvements que dans les années 70. A chaque fois, je varie l'idée générale : les dix pièces de La Ronde forment un cycle construit (voir blog n°71) même si les auditeurs superficiels croient n'avoir affaire qu'à des « feuillets d'album ». Cette construction s'appuie sur des rimes et des retours, mais aussi sur des contrastes.

Q : Contraste = forme ?

R : Pas seulement, mais beaucoup. Cette musique offre des possibilités qui ne sont pas, ou peu, celles déjà offertes par les musiques traditionnelles. Comme celles-ci, certes, elle peut faire contraster le lié (legato) et le détaché (staccato), le fortement contrasté en dynamique et le faiblement contrasté, le dense et le moins dense, la régularité et l'irrégularité rythmique, le prévisible ou l'imprévisible, mais il y aussi de nouvelles ressources : changements de plans progressifs ou subits (comme au cinéma, encore une fois), attaque ou interruption instantanés d'un son en cours, présence ou absence variables d'un espace interne fixé sur le support (je me réfère à la dualité espaces interne/externe que j'ai exposée en 1988 dans un article incorporé à L'Art des sons fixés), passage d'une définition faible du son à une définition détaillée (flou/net), et bien sûr les intervalles que l'on appelle silences, mais qui dans cette musique sont fixés aussi exactement qu'entre des lignes dans une peinture, des meubles dans une pièce. Une de mes satisfactions formelles, en faisant La Ronde, a été de choisir les neuf intervalles entre les dix mouvements ; cela permet de faire des fausses fins ou des faux départs, comme dans un film ponctué par des fondus, des noirs, des cuts.

Q : Pourquoi se référer au cinéma ?

R : Parce que c'est aussi un art de la chronographie, de la durée fixée, ce qu'a vu Tarkovski. Mais contrairement à la musique concrète, qui après son démarrage éblouissant a souvent été timorée, le cinéma assume tout de suite sa nature médiatiste et en tire toute une gamme d'expressions. Tout peut faire forme en musique concrète. Dans la Tentation, la Narratrice (une voix féminine au timbre sourd), tantôt est présente seule, tantôt commente les actions d'Antoine (la voix riche en harmoniques, et n'ayant pas peur d'utiliser ses aigus de Pierre Schaeffer), et à la fin elle disparaît et laisse Antoine seul, comme un « animus » qui a perdu son « anima » , pour reprendre une heureuse idée que mon œuvre a suggérée au compositeur Justice Olsson.

Q : Faut-il que la voix soit sexuée ? On trouve sur Internet des « genderless voices » de synthèse.

R : Je les ai écoutées, ce n'est pas si frappant. Beaucoup de gens ont une « genderless voice » naturelle, ce qui entraîne parfois des quiproquos téléphoniques auxquels ils/elles sont habitué(e)s. Mais quand la différence de genre dans la voix est claire, c'est un moyen de forme.

Q : En quoi c'est important, la forme ?

R : Il y a deux ans, j'intervenais à Melbourne dans une classe dirigée par Joel Stern (avec lequel on me voit ci-dessous, un très bon souvenir), à l'intérieur d'une école d'art. J'expliquais la spécificité du son, qui n'a pas de cadre sonore alors que le cadre visuel a la double propriété de délimiter ce qui relève de l'œuvre de ce qui n'en relève pas, et de structurer ce qu'il contient (d'où la force du cadre chez les peintres, cinéastes, vidéastes, photographes, qui savent composer une image). C'est dans la durée que le son trouve son cadre. Une étudiante a pris la parole pour dire que forme et cadre étaient des vieilleries dépassées dans les arts plastiques et sonores. Je l'ai regardée, elle était coiffée, maquillée et habillée avec soin. En somme, la forme était importante à ses yeux pour sa personne, mais pas pour l'œuvre d'art. Je ne lui ai pas fait de remarque sur sa façon de se présenter, j'ai dit que ce dédain affiché pour la forme me paraissait juste la tendance du moment, dans l'art contemporain, avec une justification anarcho-deleuzienne. Le paradoxe est que ce sont les arts populaires, le cinéma ou la série de fiction, la chanson, qui défendent la forme et l'illustrent. Par souci d'efficacité, mais aussi d'art.

Q : Pourquoi, selon vous, cette désaffection pour les œuvres avec une forme forte ?

R : Parce que dans la musique dite d'avant-garde les œuvres se soumettent souvent à leurs conditions informes de diffusion ; et que dans la musique concrète en particulier, une forme forte expose la singularité du genre. Cette singularité qui, en 2019, continue de l'exclure de l'enseignement dans la plupart des Conservatoires, de la programmation dans les grands festivals. Je réentendais, dans un concert organisé par Motus (compagnie née d'une initiative privée, celle de Denis Dufour) à la Mairie parisienne du 2e, l'excellent Luminétudes d'Ivo Malec avec à la console, l'« acousmoniste » (je viens d'inventer le terme) Jonathan Prager, un des meilleurs. Luminétudes, musique concrète, comporte trois parties soudées contrastant vigoureusement : d'abord fulgurante et violente, puis éparpillée en poussières sonores poétiques, et à la fin, on ne sait plus où on est, et il y a peut-être une faiblesse. D'ailleurs Malec n'était pas fou de cette œuvre. Pour moi, ses qualités dépassent de loin le caractère évasif de la conclusion. Le compositeur a pris le risque d'exposer la forme, et même si l'œuvre n'était pas aussi magistrale, elle me semble très au-dessus de ces continuums de sons que j'entends sans arrêt.

Q : Encore un mot ?

R : Ce sera pour insister sur l'importance d'un bon « accrochage » des œuvres en concert, qu'elles soient bien détachées les unes par rapport aux autres, bien titrées, par un titre projeté visuellement, ou par une annonce claire. C'était le cas au concert Motus.

Q : Et pourquoi ce faux interview puisque vous faites les questions et les réponses ?

R : Pour contraster avec le blog précédent, qui était legato ; ici, j'ai voulu faire staccato. Un effet de forme.

(écrit dans une première version le 7 octobre, à l'agence SNCF de la rue Saint-Antoine, à Paris, en attendant mon tour. Mon numéro d'attente était le 51 ; quand je suis entré, tous les sièges étaient occupés et on en était au 33. Il y avait plusieurs guichets, mais dans l'un d'eux un client a pris beaucoup de temps, dans l'autre ça tournait plus vite, et entre le moment où je suis rentré et celui où le 51 a été appelé, il y a eu des espoirs, des impatiences, des ralentissements et des accélérations : une forme)