Blog

MON DICTIONNAIRE SUBJECTIF DE L'ALPHABET : F

30 mai 2021

Hawks / Hemingway / Furthman / Faulkner / Carmichael / Bacall / Bogart / Ponte / De Mille / Hutton / Wilde / Farmer / Anderson / Dick / Michel et Jopick Bruas / Caroline, Laure et Pierre Bruas / Moyal / Bokanowski / Ascione / Boulez / Olsson

To have and have not (titre français : Le Port de l'angoisse, 1944), auquel j'emprunte ce plan, est un film d'Howard Hawks dans lequel, contrairement à ce que suppose le cliché attaché au cinéma américain classique, l'action est ce qui fait le plus défaut, ce qui n'empêche pas l'œuvre d'avoir un charme unique : situé en Martinique soumise au régime pétainiste pendant la Deuxième Guerre Mondiale, le scénario progresse lentement, et d'ailleurs il se termine en queue de poisson sur une fin ouverte, où les héros vont le cœur léger accomplir une mission périlleuse contre les Nazis... , mission dont curieusement le public, gagné par l'euphorie des personnages, ne s'occupe pas de savoir s'ils pourront revenir vivants. Un curieux film, que j'avais intentionnellement choisi dans mon livre Écrire un scénario comme un exemple non-canonique, où les « défauts » dramaturgiques se retournent en satisfaction du spectateur.

L'histoire est en effet adaptée non de la totalité mais d'un fragment du roman d'Hemingway du même nom, En avoir ou pas, et les scénaristes Jules Furthman et William Faulkner (oui, l'écrivain) ont dû travailler pour meubler d'événements et de péripéties un matière dramatique étirée... Ce problème très conscient est compensé, si je puis dire, par la densité des dialogues, pleins de sous-entendus et de blagues, et par le charme des numéros musicaux autour du pianiste/chanteur/compositeur Hoagy Carmichael (voir Entre deux images n°22 et n°69) - la plus grande partie de l' « action », si l'on peut dire, se déroulant dans un hôtel avec dancing. Et évidemment, par la tension amoureuse dans les scènes de flirt entre l'aventurière Marie, surnommée Slim (Lauren Bacall, alors âgée de 19 ans, dont c'était le premier rôle à l'écran) et Harry Morgan, surnommé Steve (Humphrey Bogart, qui en avait 45, et avait longtemps végété au cinéma dans les rôles – qu'il jouait d'ailleurs mal, selon moi – de méchant ou de second couteau, avant de trouver son registre et de devenir iconique en 1941 avec le Faucon Maltais, réalisé par Huston d'après le roman d'Hammett). Dans la scène qu'on voit ci-dessus, une de leurs nombreuses confrontations qui ne consistent qu'en un échange de pointes entre deux êtres qui se plaisent mais effectuent une laborieuse marche d'approche, Harry a demandé à Marie de marcher autour de lui (« walk around me »). Elle ne comprend pas mais s'exécute, tourne autour de lui, et enfin, ayant compris, prononce la réplique qu'on lit plus haut en italien : Non, tu n'as pas de fil. Pas encore. En anglais ; « There are no strings tied to you, not  yet ». Il a voulu lui dire qu'il n'avait pas envie d'un amour possesseur, d'une attache, mais en même temps qu'il était libre pour elle.

Cela m'est revenu, ce « sans fil », parce que l'idée du fil, de la présence de son initiale F dans des sigles, et, comme on le verra, l'association de lettre S-F joue un certain rôle dans ma vie.

Quand je suis né et pas mal d'années après, il était encore courant en France d'appeler la radio la TSF (télégraphie sans fil), et de parler d'un poste de TSF, même quand ce poste, forcément à lampes, comportait un cordon secteur (les premiers postes à piles sont apparus en France à la fin des années 50, mais ne s'y sont répandus que quelques années après, créant le phénomène de l'émission que l'adolescent écoute chez lui en faisant ses devoirs). Le fil qu'il n'y avait pas, d'autant plus présent à l'esprit par sa négation même, c'était celui qui véhiculait l'onde hertzienne invisible. Quand vous reliez votre ordinateur au réseau par un cordon Ethernet, ce qui est précieux si le wifi ne marche pas, vous voyez ce que je veux dire. Mais les liaisons téléphoniques, elles, demandaient encore un fil que l'on voyait, un cordon torsadé avec lequel on jouait, relié à une prise.

Cela a pris un sens personnel parce que notre mère, habitant alors à Nogent-sur-Oise, travaillait à Paris comme secrétaire à la C.S.F, sigle datant de 1939 qui voulait dire, en abrégé, Compagnie générale de la Télégraphie sans Fil. Son patron, Maurice Ponte, dont elle était devenue la secrétaire personnelle, avait contribué, avant la guerre, à l'invention du radar.

« Sans fil » s'associait aussi dans mon esprit d'enfant à « sans filet », une expression liée aux numéros de trapèze volant dans les cirques, quand on nous prévenait qu'ils s'effectuaient sans filet. Le premier film que j'ai vu de ma vie, vers l'âge de cinq ans, est un film de cirque, Sous le plus grand chapiteau du monde, 1952, de Cecil B. de Mille, où Betty Hutton et Cornel Wilde, trapézistes, font des figures périlleuses dans les airs.

« Ne coupez pas », pour quelqu'un de ma génération qui n'a très longtemps connu de téléphone que filaire, cette exclamation est restée très expressive et concrète. La vie ne tient qu'à un fil. L'expression n'est pas abstraite – d'où la place que je donne au téléphone dans mon premier essai sur le cinéma, La Voix au cinéma, 1982.

Le fil, c'était aussi une question de légumes, associée à la question de l'orthographe et de la « liaison » entre mots : il existait une gentille blague d'écoliers sur la question de savoir s'il faut dire les 'haricots ou les zaricots. Réponse : quand il y a des fils, on dit les zarico, quand il n'y en a pas les 'haricot sans liaison (ou le contraire). Variante de la blague : quand ils sont crus, on dit les « h »aricot, cuits, les zaricots. La question du H est inépuisable en français et j'y reviendrai.

Pour revenir à la C.S.F., j'ai cru un certain temps que dans le sigle de la société où travaillait notre mère, dans un immeuble de bureaux du Boulevard Haussmann (je me rappelle encore le numéro où, en cas d'urgence, on pouvait l'appeler depuis la cabine téléphonique au garage du coin, à Nogent-sur-Oise : ANJOU-84-60), le F valait pour France ; il y a quelques années en effet, nombreux étaient les sigles qu'on épelait comme une suite de consonnes et où F faisait flotter le drapeau français. Il n'y avait pas des noms créés par des sociétés comme « Enidis » « Angie » ou je ne sais quoi, mais l'EDF, l'Électricité de France ; pas de OUIGO, vaseux jeu de mots franglais, mais la Société Nationale des Chemins de fer Français. Comme membre du Groupe de Recherches Musicales, j'ai travaillé entre 1971 et 1976 à l'Office de Radio-Télévision Française, l'O.R.T.F., avant qu'il ne soit cassé par le pouvoir de droite. Le CNPF (devenu le MEDEF) voulait dire « Conseil national du Patronat Français », c'est-à-dire qu'il n'avait pas peur d'afficher le mot « patron ». La CFDT, confédération française démocratique du travail, était un syndicat important. Le Parti communiste français (PCF) était très puissant à l'époque, avec le syndicat CGT qui en était proche – c'est d'ailleurs ce qui faisait peur aux pouvoirs de droite, qui ont fini par démanteler l'O.R.T.F., Office fondé en 1964 à partir de la R.T.F., toujours dans les conditions d'un monopole d'état.

De son côté, notre père a longtemps travaillé comme ingénieur à l'Office national d'études et de recherches aérospatiales, ou ONERA, mais il lisait de la science-fiction et chez lui nous en laissait lire, ce qui m'a permis de lire très précocement les nouvelles des auteurs que publiait le mensuel Fiction : Philip Jose Farmer, Poul Anderson, Philip K. Dick. Ce n'est que plus tard qu'on a dit en abrégé S-F. Bien plus tard, en 2008, j'ai écrit un livre sur Les Films de science-fiction dédié à la mémoire de mon père, livre dont je reconnais qu'il avait des lacunes, mais dont j'estime qu'il proposait une approche thématique originale. Il s'est extrêmement bien vendu à sa sortie, je l'ai immédiatement remis à jour, de nouveau la seconde édition a été épuisée, et ce conte de fée aurait continué si les éditions des Cahiers du cinéma n'avaient été reprises par des incompétent·e·s arrogant·e·s, qui ont plongé la maison dans le désastre au lieu de la relever, cassant pour toujours la vente et la remise à jour de plusieurs de mes livres, et me faisant perdre pas mal d'argent. J'étais tellement fier d'avoir fait un ouvrage populaire, avec une iconographie très riche et vivante, pour laquelle je m'étais battu contre des maquettistes souvent obtus qui ne regardaient pas la beauté des photos, mais ne s'intéressaient qu'au nombre de Ko ou de Mo des fichiers.

L'association des deux lettres S et F joue encore un rôle, évidemment fortuit, dans mon œuvre de musique concrète la plus jouée à ce jour, et qui va avoir cinquante ans bientôt, mon Requiem de 1972-73.

Les deux lettres S et F, figurez-vous, s'imprimaient encore au XVIIIe siècle dans des caractères presque identiques quand elles étaient en minuscules, ainsi qu'au début et au milieu d'un mot. Le s minuscule ressemblait à un f actuel qui n'a pas de barre, tandis que le f en a une. Il en est résulté un de ces nombreux hasards heureux qui ont favorisé la réalisation de mon Requiem : je voulais faire lire un extrait de la première Épître aux Corinthiens de Paul (« Ô Mort, où est ta victoire ») qu'on lit souvent dans la Messe des Funérailles, par une voix genre enfant de chœur. A cette époque, j'allais voir de temps à autre à Sèvres, où ils habitaient, mon cousin germain Michel Bruas et sa femme Marie-Josèphe dite « Jopick », avec leurs trois jeunes enfants, Caroline, Laure et Pierre. Un soir j'ai amené à Sèvres mon magnétophone à bandes portatif Uher Record, et deux micros dynamiques Beyer M69, pour faire enregistrer des textes par les enfants, et j'ai demandé à Caroline de lire l'épître. L'humour voulait que les parents de Michel, dont j'ai déjà parlé dans mon Dictionnaire subjectif à la lettre D, aient été très pratiquants (ils disaient le Benedicite à table, avant chaque repas), mais que Michel et Jopick n'aient pas continué la tradition familiale. La petite Caroline Bruas n'avait donc jamais ouvert un « Livre de Messe », un Missel. L'édition où elle lut le texte de Paul tout en le découvrant, était imprimée en caractères anciens, qu'elle voyait pour la première fois. Son œil voyait écrit « miftère » (« Mes frères, écoutez le miftère que je vous dévoile ») là où son cerveau comprenait bien « mystère », « lorfque » au lieu de « lorsque », et ainsi de suite, et c'est pourquoi elle accroche sur certains mots. Je ne me souviens plus si je lui ai fait refaire la prise, mais je sais en tout cas que j'ai gardé la première, où l'hésitation est spontanée, et cela donne l'Epître qu'on entend comme troisième mouvement de mon Requiem. Cela servait magnifiquement une idée que j'avais : faire dire un texte à quelqu'un qui ne s'identifie pas à ce qu'il dit ; l'impossibilité de penser ce qu'on dit. Marie-Noëlle Moyal a très bien décrit cet effet dans son beau texte Les tentations de Michel Chion : « « un garçonnet se lance avec témérité dans la lecture à haute voix de la Première Epître de Saint Paul (…) Son déchiffrement, laborieux, bute sur de nombreux mots, irrégularise fortement son débit. La plume acousmatique de Michel Chion recueille ce flux accidenté en valorisant les incidents de parcours comme autant de pépites qui révèlent à quel point cet enfant n'accède pas au sens de ce qu'il lit. » Moyal ne se trompe pas en écrivant « un garçonnet », car j'avais ralenti en studio la lecture de cet enregistrement, en studio, pour que la voix de Caroline ressemble à celle d'un enfant de chœur, forcément un garçon. Dans le mouvement précédent, Kyrie Eleïson, j'ai au contraire accéléré la voix de Michèle Bokanowski, qu'on entend à vitesse normale, afin qu'elle devienne fugitivement celle d'une fillette.

Encore une récurrence dans ma vie du couple de lettres S et F : vers la fin des années 80, je cherchais à mieux définir la musique concrète (ou acousmatique, comme d'autres la nomment) que je pratiquais, à un moment où l'on prophétisait plus que jamais sa disparition proche et inéluctable, au profit du son produit et métamorphosé en direct. Inspiré par des remarques de Patrick Ascione et de... Pierre Boulez, je créai l'expression de son fixé pour définir ce sur quoi elle est fondée – alors que les définitions existantes parlaient de sources électroniques, de « manipulations », toutes choses qui ne lui sont pas consubstantielles. Croyez-moi, je ne fis aucun rapport conscient avec le « sans fil » et le « science-fiction ». Je réunis des textes divers sous le titre d'un petit manifeste, L'Art des sons fixés (ASF), auquel il ne manque que d'avoir été publié en anglais (Justice Olsson en a commencé une traduction) pour toucher un plus large public. En anglais, cela donne « fixed sounds », en espagnol « sonidos fijados », en italien « suoni fissati » ... et en allemand « fixierte Klänge ». Le livre a en effet été traduit en castillan, italien, et allemand.

J'ai été frappé par les détours qu'ont pris certains musiciens en France pour reprendre l'idée en évitant le mot. Ils se sont mis à dire : sons enregistrés, sons mémorisés, et ainsi de suite. On dira que cela revient au même. Non, car en cette période où nous sommes, l'existence de mots différents pour « la même chose » incite à croire qu'il y a une différence de nature. D'où une incompréhension de ceux qui pourraient s'intéresser à l'histoire du genre, et ont besoin de s'y retrouver.

J'ai cette idée fixe : dans certaines périodes, la fixité de certains signifiants assure un équilibre avec la nécessaire instabilité des évolutions. Le pullulement de pseudo-synonymes pour ce que nous faisons, nous les auteur(e)s de musiques concrètes, a affaibli l'histoire du genre, et l'a invisibilisé aux yeux du public, des médias, des institutions. Le fil de son histoire a été si souvent cassé depuis ses débuts, et je pense qu'il faut le renouer.

J'aime me promener dans des pays où les fils téléphoniques ne se cachent pas : comme les USA où je suis allé maintes et maintes fois, notamment avec Anne-Marie, et le Japon, où malheureusement nous n'avons séjourné qu'une seule fois, en 2009. Nous espérons y retourner un jour. La photo ci-dessous a été prise à Hakone, où Anne-Marie avait repéré une auberge thermale. La vue sur le mont Fuji était, par chance, exceptionnellement dégagée. Mais je fus non moins heureux de pouvoir photographier, sur fond de ciel bleu, de beaux réseaux de fils électriques et téléphoniques.