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MESS 3, feuilleton pour prendre de la distance

18 février 2024

Que trace fébrilement sur deux portées de musique le crayon tenu par Marie Kolverer (Marlene Dietrich), espionne autrichienne déguisée en paysanne pour voler des plans de bataille russes, dans le mélodrame de Josef von Sternberg Agent secret X27 (Dishonored), 1931, dont j'extrais cette image ? De la musique ? Non, il s'agit en fait de signes codés empruntant les symboles de la notation traditionnelle pour déguiser en musique un document secret volé. Comme nous l'a montré une scène située plus tôt dans le film, Marie sait jouer du piano avec fougue mais elle est aussi assez experte pour transcrire un document volé en « symboles » d'allure musicale. Les demi-soupirs (silences qui durent l'équivalent d'une croche) sur la portée du haut sont peut-être l'équivalent d'une lettre ou d'un chiffre et aussi importants que les notes, avec ou sans dièses ou bémols, qui donnent à ce qu'on voit l'aspect d'une musique : ce n'est pas à la base fait pour être joué ni entendu, mais décodé (on sait que le nom des notes en anglais et allemand, qui utilise les lettres de l'alphabet, a permis à Jean-Sébastien Bach et Alban Berg, d'écrire leur propre nom ou le symbole d'un nom aimé dans leurs partitions).

Seulement, le scénario ingénieux de Daniel N. Rubin ne s'arrête pas là. Plus complexe en ce sens que celui qu'écrivirent Sidney Gilliat et Frank Launder pour A Lady Vanishes, 1938, chef-d’œuvre de la période anglaise de Hitchcock, où l'on trouve également une espionne et pianiste qui reçoit et transmet un message volé à l'ennemi sous la forme d'une mélodie , Rubin invente que le colonel russe Kranau (Victor Mc Laglen) ayant surpris Marie et son manuscrit avant qu'elle ne s'enfuie, devine qu'il s'agit d'un code dont chaque note, dit-il « signifie la mort pour des millions de russes ». Seulement, au lieu de brûler immédiatement la partition et sans doute désireux par vanité de montrer qu'il sait lui aussi déchiffrer « à vue » , il ne peut s'empêcher, avant d'y mettre le feu, de la jouer devant Marie au piano, en entier, permettant à celle-ci, tout oreille, de la mémoriser. Des notes dont il ne connaît pas le sens, strictement non musical !  Après quoi Marie, ayant la partition en tête et s'étant débarrassé du colonel par un somnifère, regagne l'Autriche, joue le morceau de mémoire avec énergie devant les militaires qui l'ont engagée, et peut au fur et à mesure retranscrire la pseudo-partition en ce qu'elle est réellement : un codage de chiffres, de dates et de mots. Le spectateur lui-même n'est pas informé du contenu de ce message (c'est-une fiction, on fait confiance). Le stade auditif où la musique s'est trouvée devoir être jouée et entendue (musique d'une style farouche et atonal, inventée par Karl Hajos pour le film), n'a été rendu incontournable que par la destruction de la partition. Il n'était pas obligatoire qu'on l'entendît. ...

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MESS 2, feuilleton pour prendre de la distance

11 février 2024

Ci-dessus, Liv Ullmann et Ingrid Thulin, jouant Maria et Karin, deux sœurs fâchées qui font une pause de réconciliation dans le long-métrage de Bergman, Cris et chuchotements. Le souvenir de ma première vision de cette œuvre, à sa sortie en 1973, est lié à ma troisième année au GRM ; Michèle Bokanowski (alors stagiaire), Robert Cahen et moi, membres du Groupe, nous en avons discuté intensément dans la cantine en sous-sol du Service de la Recherche, Centre Bourdan, à Paris. Le film, qui raconte l'agonie atroce d'Agnès, la troisième sœur (Harriet Anderson, toujours de ce monde !) était jugé par certains critiques trop « beau » et « esthétisant » pour l'histoire qu'il raconte, tandis que moi, j'y voyais dépeinte la souffrance physique comme jamais, l'âpreté des rapports familiaux, mais aussi la bonté de cette quatrième femme qui est la servante de la maisonnée, Anna (Kari Sylwan). Michèle avait été frappée par l'extraordinaire sermon que prononce, après la mort d'Agnès, un prêtre (Anders Ek), qu'a déserté l'espérance. Et la fin de Cris et chuchotements, avec un épisode de douceur accompagné par une mazurka de Chopin (l'op. 17 n°4 en La mineur), me fait toujours fondre d'émotion. Ainsi que l'ultime son du film : un tout petit tintement.

Ces deux actrices que j'admire, Ullmann et Thulin, je les ai rencontrées en personne séparément : la première, c'était à New York, dans un théâtre de Broadway où elle jouait en anglais la pièce d'O'Neill Anna Christie ; accompagné d'une amie, je l'avais attendue à la sortie des artistes, après le spectacle, pour lui demander de tracer sur mon programme un autographe, que j'ai bien sûr conservé. Cela devait être en 1977 ou 1978. J'avais une passion pour Ullmann, pour son talent et la forme de son visage, notamment sa bouche et son menton. Quand je l'ai vue sur scène « en vrai », sa voix était cassée depuis quelques années en raison de problèmes orthophoniques, mais elle continuait de jouer. ...

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MESS 1, feuilleton pour prendre de la distance

4 février 2024

Ce plan est emprunté à un film sur lequel j'ai écrit plus d'une fois, notamment dans le mensuel Positif, et que je continue de trouver virtuose et magique, tout en étant profond : c'est le fameux Usual suspects de 1995, écrit magnifiquement par Christopher McQuarrie, magistralement dirigé par le sous-estimé Bryan Singer, monté avec quel talent par John Ottman (qui en a aussi écrit la musique, d'un style romantique inattendu!), et enfin interprété par un impayable bric-à-brac de bons acteurs  (voir Entre deux images n°88) Ici, il s'agit d'un court échange entre Rabin (Dan Hedaya, à gauche), le policier qui a dû prêter son bureau encombré à l'agent Kujan (Chazz Palmintieri, à droite, un acteur que j'apprécie, voyez-le dans Il était une fois le Bronx, 1993, qu'il a écrit et qu'a réalisé Robert de Niro) , pour y interroger longuement le suspect Verbal Kint (Kevin Spacey). Ce court échange, et l'écho qu'il a dans la tête de Kujan, va entraîner le twist final.

En me servant du scénario, accessible sur Internet, je donne le dialogue en anglais avec sa traduction : ...

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