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À la recherche de la lettre, chapitre deux
1 juin 2025
C'était, comme je l'ai raconté dans mon blog du 15 janvier 2023, un matin de juin 1992. J'avais trouvé une manière de terminer le Credo d'une vingtaine de minutes que je composais dans le studio « analogique » (avec magnétophones) du studio de Musiques et Recherches où Annette Vande Gorne m'avait généreusement invité à venir travailler, à Ohain, Belgique. Vers six heures du matin, à l'issue d'une nuit blanche passée à mixer l'oeuvre, je sortis avec un magnétophone portable dans le jardin situé derrière la maison où se trouve le studio. Je me sentais ivre de fatigue et légèrement désorienté, comme on l'est dans un long trajet en avion, et j'avais envie de réintégrer – et de faire réintégrer à l'auditeur - le temps commun, le temps social. Je m'enregistrai disant un texte improvisé dans lequel je confie au micro : « nous sommes le 10 juin 1992, un mercredi ou un jeudi, un mercredi je crois ». Improvisation en plein air à laquelle viennent se mêler des sons de la vie : un coq chante, une motocyclette passe, et c'est cela que l'on l'entend dans les dernières minutes de l’œuvre. Ce n'était pas trop pour clore une musique un peu oppressante autour d'un texte où il est question de choses aussi faciles à dire qu'impossibles à concevoir comme : l'éternité, le Jugement Dernier, la doctrine de la Trinité, la consubstantialité du Père au Fils, le fait que le fils est « engendré mais pas créé », etc...
Retrouver la terre, pour moi, me sentir adhérer à ce sol commun des hommes, c'est d'abord retrouver l'heure, le jour... Heure et jour que je sais relatifs à l'endroit où l'on se retrouve. Donc dire le jour où « nous sommes », (c'est ce que j'ai dit, sans réfléchir, dans cet enregistrement unique) c'est reprendre pied. Mais voici que ce matin du 29 mai 2025 où j'écris ce blog, un jour férié en France, je m'aperçois de quelque chose que je n'avais pas encore réalisé jusque-là : dans mon improvisation d'il y a 33 ans, je me trouvais à prononcer une dernière fois, sans m'en rendre compte, un mot capital de l’œuvre que je venais de terminer, le mot du titre, mais en le prenant dans un sens différent, presque contradictoire avec le sens religieux : tout simplement le mot « croire ». Mot qui peut dire à la fois « je suis convaincu » (c'est ainsi que l'on comprend chez les Catholiques le texte du Credo) que « je suppose, mais je ne suis pas certain ». Ce pourquoi, dans le DVD sous-titrée en anglais de ma Messe de terre, où ce Credo est repris tel quel, avec des images en plus, j'ai traduit « A Thursday, I guess » - j'aurais pu traduire « I think », mais l'idée est la même.
Comme si croire en Français n'était pas un mot-roc, un mot sur lequel on peut s'appuyer fermement, mais au contraire le mot qui se dérobe : plus on dit que l'on croit, plus on affirme que l'on n'est pas sûr.
Bien entendu, selon la langue, le problème du « croire » est différent ; même si « I believe » anglais peut être employé avec une nuance d'incertitude, il est bien différent du « I think, I guess ». En allemand, « Ich glaube » possède cette même nuance. Et dans le texte grec original du Concile de Nicée ? On lit grâce au site www.earlychurchtexts.com : Πιστεύομεν εἰς ἕνα Θεὸν Πατέρα παντοκράτορα », littéralement, « nous croyons en un seul Dieu Père tout-puissant ». Ah, mais ce n'est pas la même chose ! Il y a du nous, et non du je. On ne me l'avait pas dit, ou plutôt : je n'y étais pas encore allé voir ! En tout cas, le mot grec que l'on peut translittérer comme pistis, et dont est tiré le verbe traduit par croire, to believe, glauben, semble correspondre à quelque chose de solide, à la notion de confiance, de foi.
Qu'est-ce que cela peut faire ? Cela fait que je me comprends mieux, et me rassure sur la cohérence d'une œuvre que j'ai faite dans le doute, car je voulais raconter que dire « je crois » c'est toujours « douter », et sans le savoir, ce doute, je l'avais inscrit dans l’œuvre même. J'avais même mis le « nous » à la fin d'une pièce où, en latin puis en français, il n'y a que de l'individu qui croit. Tout cela, c'est dans l'oeuvre, à condition qu'on l'écoute à la lettre. Mais cela, ce n'est pas mon problème, même si je suis attaché à ce que l'on comprenne (d'où le double choix, dans l'oeuvre originale, de faire redire en français, sous forme interrogative, le texte latin, et dans la version « audio-divisuelle », comme j'aime dire, de mettre des sous-titres anglais).
Faire un petit retour sur les mots que l'on emploie, ne pas les employer uniquement comme mantras, et, sans renoncer à ses engagements, leur demander ce qu'ils disent.... Pourquoi pas ? Depuis quelques années, même dans une langue comme le Français, qui paraît rétive aux néologismes, nous sommes bombardés de mots nouveaux, qui veulent réaménager notre compréhension du monde et de son histoire : anthropocène, éco-responsable, mégenrer (traduction de l'anglais « to misgender »), et il semble à certains que s'arrêter quelques minutes sur ces mots, y réfléchir, serait obligatoirement faire la guerre à ceux qui l'utilisent et réfuter les idées qu'ils défendent. Non, c'est juste réfléchir à ce qu'on dit – sans oublier que l'on ne peut dire sans passer par des « signifiants » (mot qui me laisse insatisfait, je préfère dire dans certains cas : « prêt à signifier », car, dans son couplage avec le mot « signifié », le participe « signifiant » implique un rapport actif/passif qui me semble discutable), donc passer par la loi du langage.
Les néologismes sont souvent utiles, créateurs, dynamisants, et le problème survient quand on les fige en marques, en emblèmes. C'est de cela que j'aimerais parler dans le prochain blog.
(J'ai vérifié sur Internet : le 10 juin 1992 était bien un mercredi).