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HISTOIRE DE MES MUSIQUES CONCRÈTES, 17. CREDO MAMBO, 1992, GLORIA, 1994

15 janvier 2023

Pourquoi un chat dans cet épisode de l'histoire de mes musiques concrètes qui va être consacré au Credo Mambo de 1992, ainsi qu'au Gloria, réalisé deux ans plus tard ? Parce qu'il y avait un chat blanc, de race angora, dans la maison d'Ohain (Belgique) où Annette Vande Gorne avait financé et installé un studio « avec magnétophones », lorsqu'à son invitation j'y suis venu composer mon Credo, qui lui est dédié. Ce chat avait porte ouverte dans le studio, et il lui arrivait de venir s'y installer et de se tenir sur une table pendant que j'y travaillais pour regarder, intrigué, la bande magnétique se déroulant et se réenroulant.

Quant à celui que vous voyez ci-dessus, l'image en est tirée du film de Stephen Sommers, The Mummy, 1999, avec Brendan Fraser et Rachel Weisz ; je ne sais plus quel rôle il joue dans l'action, à part de fournir une scène où il marche avec beaucoup de précautions sur un clavier de piano à queue. Des précautions qui me rappellent le ton hésitant, entre conviction et doutes, que j'ai volontairement donné à mon Credo, première pierre d'une longue Messe réalisée entre 1992 et 2000, en deux versions, la Messe de terre, et la Missa Obscura.

Ne quittons pas les pourquoi. Par exemple, pourquoi m'être lancé à 45 ans, sans commande préalable, dans une longue messe composée sur plusieurs années ? A cela, je ne saurais répondre de façon logique, sinon que j'en avais envie. Une de mes amies avait souhaité avoir un troisième enfant, et celui-ci étant en route, s'était demandée ensuite quelle lubie l'avait prise, étant donné la charge que lui donnaient déjà les deux premiers (son mari travaillait de son côté, et elle était enseignante à temps complet). Et de s'exclamer : « ce doit être mes ovaires ! » Ensuite, heureusement, elle a été contente d'avoir ce troisième enfant. Je peux donc dire aussi que faire une Messe qui soit une Messe, longtemps après avoir accouché d'une Messe de Requiem, est venu de mes ovaires de compositeur. C'était d'autant plus facile à réaliser que je n'avais pas de commande à honorer ni de paiement à attendre, seulement ce luxe, dont je suis heureux d'avoir profité, de travailler pour la troisième fois dans un studio non-parisien et bien équipé, avec autour de soi une bonne ambiance, et en pouvant le soir retrouver une amie avec laquelle il était bon de discuter (même si j'aurais aimé convaincre Annette que son option en faveur de l'appellation « musique acousmatique » posait quelques problèmes !).

Il y avait aussi, je ne l'oublie pas, un cadre de durée, mais consenti et que j'étais heureux de remplir, celui de 20 minutes, durée limite des mini-CD lancés par Jérôme Noetinger pour sa collection « Cinéma pour l'oreille », dont le Credo allait être un des premiers titres.

Dans la maison d'Annette, ne se trouvaient pas seulement des studios qu'elle avait voulus, conçus, fait fonctionner, où elle accueillait des compositrices et compositeurs, des étudiants, où elle proposait des stages, mais aussi un piano, son instrument d'enseignement, sur laquelle elle m'a fièrement joué, un soir de juin 1992, une des plus belles œuvres de son compatriote César Franck, le Prélude, Choral et Fugue, une pièce sublime qui fait croire au Ciel, en tout cas à cette « étincelle divine » (Götterfunken) dont parle l'Hymne à la Joie de Schiller.

Pourquoi commencer la composition d'une longue messe par un Credo, alors que la messe catholique de concert prévoit de débuter avec un Kyrie, que je ne réaliserais que cinq ans plus tard ? Parce que justement, l'énigme de la foi est le postulat de cette messe : de quelle place la faire ?

Depuis longtemps, je me posais la question du lien entre la foi et les mots qui l'affirment. Dieu sait, c'est le cas de le dire, si je suis pour qu'on soit loyal avec les mots, mais ici, il y a un abîme entre le dire et le ressentir. On peut ressentir le divin quand on le rencontre, mais à quoi bon mettre des mots précis là-dessus ?

Surtout des mots autour desquels il y a eu des controverses et des guerres. Comme en leur temps Swift et Voltaire, je déplore les guerres et les persécutions que continue d'engendrer le fanatisme, mais contrairement à ces grands hommes, je suis loin de tenir les désaccords théologiques qui en ont été les prétextes pour des questions vaines, des débats dérisoires entre « Little-Endians » et « Big-Endians », pour citer le Voyage de Gulliver à Lilliput, où s'écharpent ceux qui mangent leur œuf par le petit bout et ceux qui en tiennent pour le gros bout. Le mot n'est pas quelque chose qu'on mange, car ce serait de l'auto-cannibalisme. Il est en nous, il est nous, mais sous une forme qui ne sera jamais celui d'un accord entre soi et soi-même. Celui qui tue au nom de Dieu n'est donc pas seulement un criminel, c'est aussi quelqu'un qui ne veut pas penser, ne veut pas savoir, ne veut pas regarder le chaos, le doute, la panique que provoquent en lui-même les mots de la foi. Il ne veut pas savoir qu'il ne comprend pas bien ce qu'il prétend croire, qu'il ne sait pas ce qu'il dit.

Je déteste également toute position qui serait celle de la supériorité d'une religion sur une autre, et je renvoie dos à dos un chrétien qui, au nom de la beauté du dogme trinitaire, jugerait la religion musulmane étroite dans sa conception de l'unicité de Dieu, et un musulman pour qui ce dogme de Dieu un-en-trois ne peut être qu'un reniement, une trahison.

Le texte latin du Credo catholique est en grande partie la traduction de celui adopté en l'an 325 lors du Concile de Nicée (aujourd'hui Iznik, en Turquie), et dont on peut lire le texte grec sur l'article Wikipédia (vive Wikipédia, dont je suis un modeste donateur). Ce qu'il affirme, entre autres, sur la consubstantialité (en grec : ὁμοούσιος) du Père et du Fils, à savoir Jésus, est littéralement impensable... aussi impensable, finalement, que la double nature ondulatoire et corpusculaire de la lumière, formulation qui a longtemps paru un oxymoron, mais qui, contrairement aux dogmes religieux, a été testée, démontrée, et reste valide. Qu'est-ce que cela veut dire « je crois en un Seul Dieu » et ensuite « et en un seul Seigneur, Jésus-Christ », pour ensuite rétablir qu'ils n'en sont qu'un ? Les curés qui faisaient le catéchisme, dans mon enfance, jugeaient ces questions trop élevées pour les enfants, mais je crois qu'ils auraient pu nous en toucher un mot. Peut-être eux-mêmes ne les comprenaient-ils pas clairement, et c'est là que le problème commence, quand on ne dit pas qu'on n'est pas sûr, qu'on n'a pas vraiment compris.

Cette question du « crois-tu vraiment » et du « sais-tu ce que tu dis » peut être transposée dans n'importe quel autre domaine de conviction. Lorsque j'ai défilé en mai 1968, en témoin plus qu'en acteur, dans des manifestations parisiennes géantes où j'accompagnais des amis, j'étais frappé de la vigueur avec laquelle on y disait ou on y chantait des choses qu'on ne « pensait » pas, à commencer par ce slogan que je n'entonnais pas, parce que je le trouvais absurde, de « CRS-SS ». Même l'Internationale, mise en musique par le Belge (encore un !) Pierre Degeyter se chante sur des paroles d'Eugène Pottier, très belles d'ailleurs, que ceux qui aiment cet air n'assumeraient pas toujours s'ils y réfléchissaient.

Dans un article paru quelques années après les éditions en CD de mon Credo puis de mon Gloria, le compositeur Jean-Christophe Camps, dans les colonnes du mensuel Revue & Corrigée où j'ai moi-même librement écrit, épinglait tout aussi librement l'accueil qu'avait fait la collection créée par Jérôme Noetinger à des musiques religieuses, aux miennes sous-entendu. Il les présentait comme de la musique de propagande. Il ne les avait probablement pas écoutées, je veux dire littéralement, car si on écoute mon Credo, on entend, vers la fin de la pièce, tout le texte, déjà entendu en latin, être déroulé de façon intelligible en français, et à la deuxième personne, non plus à la première, par une voix féminine : « tu crois en un seul Dieu, etc ... », et plus loin « crois-tu vraiment en ... ». Ce n'est pas une pirouette pour me débarrasser du texte, puisqu'au contraire je l'affiche clairement. Je revendique juste de problématiser la question de la foi. Pourquoi ne serait-ce pas l'idée d'une musique, de problématiser son texte ?

Lorsque dans mon Credo, je prononce le « consubstantialem Patri », par lequel le Concile de Nicée voulait s'opposer à la doctrine arianiste (à ne pas confondre avec le mythe des Aryens comme race), je le décompose en ébauchant un bafouillement, « con-subs-tan-tialem », comme si le mot ne passait pas, comme s'il réclamait une pause dans la récitation afin de se pencher un petit peu sur ce qu'il veut dire.

(Aujourd'hui, en 2023, je pense que j'aurais dû accentuer l'effet, qui n'est pas assez net, pas assez bien joué, ou ne pas compter seulement sur la récitation ; peut-être j'aurais dû le souligner d'une idée musicale. C'est un des défauts de cette œuvre, que je trouve réussie sur d'autres plans. Ici, un souvenir me ramène à la création de la version audio-visuelle de la Messe de terre, à l'église Saint-Merry, le 21 mars 2014, avant la sortie du DVD édité par Motus. Il avait été convenu que je serais à la console d'acousmoniste pour la première partie, et qu'après le court entracte minuté, c'est Jonathan Prager qui prendrait la relève. Or, après la difficultueuse marche d'approche en lacets de la première partie, la seconde commence horizontalement par ce Credo, avec les images que je lui ai ajoutées en 1995 (j'en parle dans le prochain chapitre). Libéré de la console, je me suis promené dans l'église à l'abri des regards du public, en entendant mon Credo répandre dans l'espace et sur le public, sous les doigts de Jonathan, son flot temporairement pacifié de sons et de paroles : quel bonheur pour une fois de me baigner dans ma musique et de me sentir en harmonie avec elle, avec tout ce qu'elle charrie ! Là, j'ai eu une vraie satisfaction de compositeur).

Autant ma façon d'aborder la question de la foi se voulait aussi instable, tremblante, que la démarche du chat sur le clavier dans La Momie, autant j'avais une vision claire et simple de la forme de l'œuvre : une ligne. Une ligne qui avance, parfois s'interrompt, bégaie ou se pointille, mais se reconstitue comme organiquement jusqu'à la fin, et semble devoir continuer au-delà d'elle.

Les éléments sonores étaient de longues tenues que j'avais réalisées sur le synthétiseur Korg de René Bastian, et ensuite étirées, multipliées en studio, en utilisant le procédé de lecture sur deux magnétophones en ligne, et cette intervention manuelle sur le déroulement de la bande que j'appelle « défilement contrarié ». Pour les ponctuer, des motifs rythmiques et mélodiques très simples, réalisés soit sur le Korg (un thème de trois notes sur un intervalle de quarte), soit en « samplant » un disque de mambos orchestraux, en particulier une quinte ascendante et une quarte ascendante très affirmatives, avec de bonnes basses. Parfois s'y mêlent les réactions d'un public de concert.

J'ai ensuite scénarisé l'œuvre en suivant les épisodes du Credo : affirmation des articles de foi, résumé de l'incarnation, de la vie et de la résurrection du Christ (sur le « et homo factus est », « et il s'est fait homme », un court moment de recueillement), des passages plus solennels et d'autres plus recueillis, d'autres plus troublés voire menaçants dans leur assurance (quand il s'agit de la parole des Prophètes ou de la foi en une seule « Église, sainte, catholique et apostolique » ). La ligne devait être nette comme la surface d'une eau de lac ou d'étang : elle pouvait se brouiller quand quelque chose venait la troubler, mais ensuite revenir à sa rectilinéarité initiale.

Pour le début, j'avais demandé à un groupe d'amis rassemblé chez nous à Paris autour d'un déjeuner, de dire bien ensemble, plusieurs fois et sur différents tons : « Credo ». Cette petite assemblée vocale évoque plutôt un noyau sectaire qu'une foule.

En combinant et en mixant mes différentes sources non vocales, plus cette profération collective du titre au début et à la fin, j'ai d'abord construit ce qui allait être le cadre : je n'ai joué moi-même le texte qu'à la fin de mon séjour à Ohain, devant un micro installé dans le studio d'Annette : je n'avais plus qu'à poser les mots. J'avais déjà procédé ainsi pour l'Introït de mon Requiem, mais ce Credo durait cinq fois plus longtemps.

Cette stratégie de travail m'a donné une idée pour la fin. Une idée comme celles qui viennent à l'issue d'une nuit blanche. En effet, je pouvais travailler la nuit sans déranger qui que ce fût, les fenêtres du studio Métamorphoses d'Orphée donnant sur une grande place. J'avais passé la nuit du 9 au 10 juin à dire le texte et à mixer ma voix, le petit matin arrivait. Je suis sorti dans le jardin situé derrière la maison, j'ai posé le micro sur un arbre, mis en route un de mes magnétophones portables, et j'ai improvisé : « nous sommes le 10 juin 1992, un mercredi ou un jeudi je crois ». Les coqs qu'on entend chanter sur ces phrases, la motocyclette qu'on entend passer, ont réellement chanté, est réellement passée au moment où je disais ces mots. L'œuvre se termine d'une façon juste : on quitte une sphère à la fois excitante et stimulante, celle de la fin des temps et même de la nuit des temps, et puis on rejoint le quotidien, le contemporain, le réel immédiat en même temps que le passager. On se réveille du texte sacré, mais le fil du son électronique continue, et l'œuvre pourrait être sans fin.  Les derniers mots qu'on entend sont « La foi, au quotidien et sans contenu. La foi » . La foi, ou la fois ? Puisque nous sommes dans l'auditif, l'équivoque est admise, inévitable... Comme si le « il était une fois » de l'expression qui ouvre les contes lus aux enfants était devenu un « il était une foi ».

J'avoue cependant la persistance d'une gêne quand j'écoute mon Credo : il me semble parfois entendre une maquette dans laquelle ma voix est là provisoirement, à la place d'une autre à venir, une autre voix qui aurait été beaucoup plus assurée, profonde, cultivée, impérieuse, incontournable. Mais c'est trop tard et dans un sens, c'est la vérité de l'œuvre. Aucun interprète ne pourra la trahir, comme il arrive avec la musique écrite plus souvent qu'on ne croit.

Ce sentiment est peut-être lié à un souvenir très précis, celui d'avoir découvert, 24 ans plus tôt, en concert, un autre Credo de musique concrète, celui de Pierre Henry, qui l'avait ajouté à sa Messe de Liverpool. Ce Credo est une merveille, et la voix qui dit le texte, bien différente de celle de l'interprète principal du reste de cette Messe, le poète lettriste Jacques Spacagna, a une résonance caverneuse, archaïque, évoquant on ne sait quel chanteur d'une cérémonie orthodoxe. Pierre Henry a d'ailleurs longtemps laissé anonyme la voix de son Credo, aussi bien en concert que dans les premières éditions en disque : c'est celle du comédie Jacques Alric, qui travaillait souvent pour la radio. L'anonymat en l'occurrence, quelles qu'en aient été les raisons (on sait que Pierre Henry aimait bien faire ainsi : le récitant allemand de son Voile d'Orphée reste sans nom) servait le mystère de l'œuvre. Le Credo de Pierre Henry adopte également une forme droite, rigide, dont je me suis consciemment inspiré, tout en voulant faire quelque chose de différent.

Pour le Gloria de 20 minutes également composé en second, (alors qu'il précède le Credo dans l'ordre canonique de la Messe), et dédié à Robert Cahen, qui m'a toujours beaucoup soutenu, les conditions étaient différentes ; j'avais une commande du GRM et l'accès à ses studios. D'autre part, je voulais changer de ton et de décor : j'ai trouvé l'esprit de cette nouvelle étape en reprenant une de mes rares pièces de circonstance, la Valse-Innovation, et en construisant autour d'elle.

En 1980, j'avais composé cette petite œuvre à la gloire de l'Agence nationale pour la Valorisation de la Recherche, l'ANVAR, où ma mère travaillait comme secrétaire, et qui m'en avait fait la commande. Le représentant de l'ANVAR, le chaleureux Vincent Laborey, m'avait indiqué le slogan que je devais faire résonner, pour encourager les inventeurs : « L'Innovation, c'est vous, l'innovation, ça marche. » Mots que je profère au tout début (ce slogan faisait beaucoup rire mon père, qui travaillait en indépendant comme ingénieur-conseil pour le dépôt des brevets, et il me proposait des variantes : « l'innovation, c'est pas du bidon », etc.)

Le titre de la manifestation où cette œuvre devait être créée était le marché de l'innovation. Cela m'a donné l'idée de lui créer un cadre populaire : les sons d'un marché aux primeurs, et une valse-musette que j'avais composée seize ans plus tôt. « Composé » étant un bien grand mot pour désigner un thème aussi élémentaire, accompagné par des accords de tonique et de dominante et joué en m'enregistrant sur un harmonium imitant l'accordéon, ainsi que sur divers synthétiseurs. Le thème principal, repris dans certains épisodes de l'œuvre sur la forme de cinq notes sifflotées (ré dièse-mi-do, sol-si bémol) est un clin d'œil reconnaissant à notre professeur d'harmonie au Conservatoire de Versailles, Claude Bass (voir le chapitre 6 de cette Histoire), qui nous avait montré, en puisant des exemples dans le Quatuor en sol mineur de Debussy et dans son Prélude à l'après-midi d'un faune, l'insistance d'une certaine formule mélodique proche.

Ma Valse-Innovation de dix minutes obéissait à la forme d'un rondo, refrain/couplet 1/refrain/ couplet 2, etc. Pour mon Gloria, j'en ai gardé le début avec son côté jingle publicitaire et ensuite j'ai ajouté aux voix, aux rumeurs de manèges et de foire ma voix qui à part se désole, comme quelqu'un qui bonimenterait un produit dont personne ne veut, avant de se détacher de la foule. Le mot « Gloria »sonne au commencement comme un produit ou un aliment qu'on veut vendre (dans mon enfance, c'était déjà la marque d'un lait condensé pour bébés). François Donato, Antonio Peña, et Christian Zanési, ainsi qu'Anne-Marie, ont prêté également leurs voix pour des passages précis.

Ensuite, cela glisse vers la souffrance et le cri. A un moment l'œuvre fait mine de s'interrompre, le rondo et le rythme à trois temps semblent cavalièrement laissés de côté. Débute alors ce que Lionel Marchetti a appelé un de mes « petits paradis » : comme sortant d'un bruit de fond du support (une « ronflette »), s'affirme un son de ruissellement d'eau, quelques oiseaux pépient, et la voix de Cécile Sacco, avec au second plan mon sifflotement, chantonne rêveusement le thème de 5 notes. C'est la « brèche d'éternité » dont je parlais dans le chapitre 16.

A cela succède une série d'épisodes dramatiques et abrupts, marqués par des torsions et des éclaboussures, comme si l'on voulait contraindre quelqu'un sous la torture à glorifier, et que cela ne pouvait sortir que sous une forme douloureuse.

Une énigme qui m'obsède est le besoin humain de louer, de s'émerveiller, d'admirer, même lorsqu'il s'exprime avec une voix étrange. Ce besoin de louange irrépressible éclate dans des expressions vocales très différentes qui peuvent me bouleverser, celle du chanteur pakistanais Nusrah Fateh Ali Khan, que m'a révélée le film de Tim Robbins Dead Man Walking, 1995, ou celle de Nina Simone dans la version de Sinner Man que David Lynch a mise à la fin de son chef-d’œuvre INLAND EMPIRE, 2007, ou encore la voix extasiée de certains personnages des films de Fellini, et enfin bien sûr certains Gospels dionysiaques. Mais cette expression doit être authentique et ne pas viser une beauté abstraite, elle doit s'exprimer avec les formes que le corps et l'être vrai permettent. Ici, l'eau, qui était rassurante, évoque celle d'un supplice à la baignoire. Puis revient le thème principal, et alors commence l'équivalent d'un plan-séquence où défilent, dans un vaste espace et comme s'ils ne devaient plus s'arrêter, sur le rythme de valse qui a repris, des cris, des exclamations, des foules, un grand « mural » de sons comme des graffitis sans fin.

Le Gloria compte parmi les trois-quatre œuvres, parmi la cinquantaine que j'ai composées, dont la forme me satisfait le plus, car elle est à la fois simple, accidentée, imprévisible et « trouvée », notamment dans la façon dont, après les épisodes pénibles que je viens d'évoquer, elle réintroduit le thème à trois temps et les sons de la collectivité humaine d'une manière qui semble complètement naturelle. Un peu comme si l'on venait d'ouvrir une porte qui avait toujours été là (je me suis souvenu de la façon dont Welles, dans son Procès, fait s'ouvrir des pièces confinées et minuscules sur des espaces démesurés). En même temps que les voix se multiplient autour de la valse, la voix de Cécile Sacco, plus fondue et moins en dehors que dans le Credo, récapitule en français le texte latin.

J'ai trouvé cette idée de casser l'œuvre, puis de la recoller, dans le lieu même du studio, au fur et à mesure du travail. Mon parti-pris d'avoir un micro à demeure dans ce studio pour m'enregistrer quand je le voulais (l'idée m'en était venue en voyant des photos de travail de François Bayle pour sa Grande Polyphonie) me donnait la possibilité d'infléchir à tout moment la direction de l'œuvre, d'amener des éléments nouveaux.

Il importe peu qu'on sache que c'est ma voix qui dit, chuchote, hurle le texte. Il m'était beaucoup plus aisé de travailler ainsi, puisqu'il n'y avait pas de budget pour payer qui que ce fût. Ce que j'ai trouvé ne pouvait l'être qu'en étant constamment disponible et réactif. Je ne savais pas où j'allais, je devais le découvrir en le faisant.

Je n'oublierai jamais la création du Gloria, le 6 juin 1994, à l'Auditorium Messiaen de la Maison de Radio-France, et la réaction enthousiaste du public. J'ai eu droit à un nombre exceptionnel de rappels. Je n'avais jamais vu cela pour une de mes pièces de musique concrète. Apparemment, l'énergie que j'avais voulu faire passer s'était communiquée.

A ce moment-là, tel le chat sur le clavier, j'avançais pas à pas, mais j'envisageais encore deux Messes bien distinctes, l'une audio-visuelle et l'autre de concert, sur des musiques totalement différentes. Comment, à la fin de cette entreprise, elles sont restées partiellement soudées et partiellement détachées, en Y (voir mon Dictionnaire subjectif de l'alphabet, à la lettre Y), c'est ce que je vais raconter dans l'épisode 18.

(à suivre)