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MON DICTIONNAIRE SUBJECTIF DE L'ALPHABET : Y

1 mai 2022

Lynch / Pythagore / Fléchelle / Goscinny / Uderzo / Sacco-Zagaroli / Virgile / Bouillot / Galien / Mermet / Mélenchon / Goethe

Enfin, j'y suis. Où ? A l'Y, où j'ai fini par arriver en suivant, sans le quitter d'une lettre, telle une main courante pour aveugle, l'ordre alphabétique. Une lettre à la forme caractéristique (ci-dessus dans le court-métrage de Lynch Alphabet, 1968), mais aussi un drôle de mot en une lettre, étymologiquement issu – malgré son nom d'I-grec - du latin « hic », qui veut dire « ici ».

Y, en français, c'est pour moi d'abord, biographiquement (lire ci-dessous) le lieu, un lieu, tout lieu où je me trouve. Une sorte de cogito cartésien reformulé pour mon cas particulier : je suis, puisque j'y suis. « Sum hic (ou : Sum ibi), ergo sum. » Le Y, pour des raisons remontant à mon enfance, je ne cesse d'y être à un point précis de cette lettre, en l'occurrence à cet embranchement du milieu que le mathématicien, philosophe et chef de secte Pythagore, dont la légende veut qu'il ait inventé l'upsilon, aurait désigné comme l'endroit de la bifurcation où l'on doit décider si l'on va vers le mal (à gauche), ou vers le bien (à droite).

Cependant on dit aussi en français : j'y vais, désignant un lieu où l'on ne se trouve pas encore. Le « j'y suis » et le « j'y vais » utilisent le même mot. Alors qu'en allemand, on le sait, le lieu n'est pas désigné de la même façon selon le point où il se trouve par rapport à nous.

Je cherchais à en retrouver un exemple dans cette langue, et, paresseusement, j'ai tapé sur Google Translate « j'y vais », en demandant la traduction en allemand. Lâchement, le programme automatique répond sans hésiter : « ich gehe » (je vais, je me déplace), éludant donc le « y ». Si je tape dans la case de gauche « Je vais là », le même programme affiche : « ich gehe dort hin », avec le fameux « hin » allemand, une de ces maudites particules séparables (maudites pour moi, car je n'arrive jamais à les utiliser activement) qui indique ici un éloignement. Bien. Essayons plutôt le « j'y vais » en anglais, en italien, en espagnol. Google Translate répond respectivement : I go, Io vado, Yo voy. Pas d'équivalent au Y français.

Y, c'est aussi une lettre fréquente dans notre pays à la fin des noms de villes, de lieux-dits et de quartiers, donc souvent vue sur des plaques, des poteaux indicateurs, des panneaux d'entrées de commune, et qui sent sa vieille France : Chantilly, Passy, Roissy, Brouilly, Nancy. Madame Fléchelle et son mari avaient leur maison près de la cavée de Saulcy à Nogent-sur-Oise, mon père a habité quelque temps à Antony, c'est à Orly que j'ai pris l'avion pour la première fois, et à Brunoy j'ai un souvenir sentimental de jeunesse.

A Creil, ma ville natale, où mon frère et moi avons été pensionnaires à l'ENP de 1958 à 1963, il y avait, il y a toujours, reconstruit et élargi depuis notre enfance, un pont en Y, ainsi désigné par tous et connu de tout le monde sous ce nom (je crois que le nom technique, moins imagé, est un pont à trois branches) ; il passait par-dessus un ensemble spectaculaire de voies ferrées et l'une de ses branches nous menait à l'école où il nous fallait rester enfermé toute la semaine. Cette école est en cours de démolition.

Il faut aussi que je raconte l'histoire de Parly 2, qui a inspiré à Goscinny et Uderzo l'album d'Astérix Le domaine des dieux. Il s'agit d'une de ces résidences « de standing » conçues et entreprises durant les années 60, qui champignonnaient alors dans la banlieue Ouest de la capitale, proposant aux cadres et à leurs familles de mener une vie idyllique tout en allant travailler à Paris : le soir, on était censé se détendre en écoutant les oiseaux du parc, en prenant un martini sur sa terrasse, en jouant au tennis, etc... Dans la mégalomanie immobilière qui a caractérisé cette époque, l'une d'elles s'était donc auto-baptisée, ni plus ni moins, Paris 2, une deuxième capitale en quelque sorte. Les prospectus en couleur pour Paris 2 remplissaient les boites aux lettres des Hauts-de-Seine (où j'habitais à cette époque chez ma mère). Mais, comme le dit la notice Wikipedia sur ce projet :

« Le nom de « Parly 2 » n'a rien à voir avec la commune de ce nom située dans le département de l'Yonne (...) Le nom initial de cette opération immobilière de 1967 était en effet Paris 2 mais a dû être modifié devant l'opposition des élus parisiens (…)  L’appellation Parly est ici la combinaison du nom de Paris et de celui de la forêt toute proche de Marly. »

Dans d'autres pays, il n'y a pas eu de telles résistances. Quand je passais des vacances d'été en Italie avec mon amie Christiane Sacco-Zagaroli et sa famille, j'étais très amusé qu'il existât près de Cesenatico, au bord de l'Adriatique, où nous allions, un Milano Marittima qui utilise sans vergogne le nom d'une grande métropole du Nord située à plus de 300 km de là.

Si la forme avec embranchement en Y m'est familière, comme je l'ai dit, c'est en raison du dédoublement de nos lieux d'habitation (voir le blog 56 de la série Entre deux images). Le Y incarne pour moi la « bifidation » de mon être, que je peux dire avoir vécue dans ma chair, littéralement, puisqu'en 2000, alors que je travaillais entre autres projets sur un scénario de film intitulé Y, je me suis trouvé hospitalisé pour de graves ennuis au foie, au pancréas et à la veine porte. Je ne m'en suis sorti – j'en frémis encore, horresco referens, comme dit Enée chez Virgile – qu'avec une opération où il a fallu, renonçant à la cœlioscopie normalement utilisée, inciser largement sous les poumons, me laissant tatoué pour la vie par une belle et grande cicatrice en forme d'Y. Reconnaissance éternelle à ceux qui m'ont sauvé, c'est-à-dire au chirurgien Jean-Luc Bouillot et au personnel médical de l'Hôtel-Dieu, un établissement où j'ai séjourné assez longtemps pour qu'il me semble avoir été une de mes adresses parisiennes.

Galien, le médecin grec du IIe siècle, professait que plusieurs organes humains, dont l'utérus, sont bifides.

En 2013, j'ai écrit une courte nouvelle intitulée L'Enfant perdu, qui raconte en le modifiant à peine un souvenir d'enfance lié au Y pythagoricien. Il est question d'un garçon qui revient de son école primaire, avec son cartable, vers 1954, et qui hésite entre deux chemins.

« Il a deux adresses : celle de sa nourrice, qui s’occupe de lui pendant la semaine, et celle de sa mère, qui travaille à Paris et prend ses deux enfants le week-end.

Les deux adresses sont dans la même rue.

Son chemin est le même jusqu’à un carrefour où il y a un calvaire, qui vous fait face quand on vient de l’école.

Ensuite, à droite, c’est vers chez sa nourrice, à gauche, c’est vers chez sa mère. Un Christ est sur un Calvaire, il a une blessure au flanc. De quel côté́ ? vers chez sa mère, vers chez sa nourrice ? »

L'action se déroule sur une soirée de printemps, et décrit l'enfant perdu en pleine ville parce qu'il ne sait plus s'il a pris la bonne direction après le calvaire (que j'ai retrouvé depuis, et filmé). J'ai tiré de cette nouvelle une œuvre musicale encore non créée au concert, dans laquelle le texte est affiché muet sur un écran pendant que se déroule la musique, mais n'est pas entendu.

Plusieurs années durant, j'ai écouté sur France Inter l'émission politique de Daniel Mermet « Là-bas si j'y suis», une émission qui se continue, depuis que ce journaliste a été licencié, sur un site Internet. Mermet a soutenu des causes parfois contestables, mais son émission était un lieu d'expression libre et vivant, même si je n'aimais pas toujours son ton de connivence rigolarde, où l'on est entre gens qui ont tout compris et qui méprisent le troupeau des « soumis » (ton que je retrouve dans les discours de Mélenchon). Le titre de cette émission vient d'une expression populaire « va-t’en voir là-bas si j'y suis », qui m'a toujours parlé. Car j'y suis toujours.

L'année où j'ai écrit L'Enfant perdu est précisément celle où, tout comme pendant quelques années de ma petite enfance, j'ai eu deux adresses, mais beaucoup plus éloignées que les deux maisons de la rue Faidherbe ! L'une se trouvait dans notre appartement du 3e arrondissement à Paris et l'autre à Weimar, en Allemagne. Chaque semaine, comme je le raconte dans le blog Sans visibilité chapitre 10, je faisais en train la navette Weimar/Paris/Weimar pour assurer le lundi mes heures de cours à Paris III (la fac de Censier). Weimar est un endroit de culture, tous les grands noms y sont passés et bien sûr, l'ombre de Goethe est partout ; il y vécut et travailla plusieurs décennies dans différentes fonctions, y laissant tellement de traces (dont un Goethe-Park tracé par ses soins, que je pouvais voir de mon appartement) que c'est une blague locale que de dire d'un endroit que Goethe n'y est pas venu. C'est l'objet d'une plaque spéciale que l'on peut, je crois, toujours acheter là-bas et où il est écrit :  Hier war Goethe nie. Impossible de la traduire littéralement, car elle joue sur la syntaxe allemande. On lit en gros caractères : « Ici / était (ou a été) / Goethe », et en petit « jamais » (« nie »). En clair « Goethe n'est jamais venu ici ». Goethe, jamais, mais moi oui, j'y fus.