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SANS VISIBILITÉ - CHAPITRE 10
31 janvier 2021
CHOSES APAISANTES À JOUER, À FAIRE, À REGARDER OU À SE REMÉMORER
Debussy / McCartney / Lennon / François et Brigitte Pierre / Hawks / Muni / Morley / Henri Pierre / Weiss / Schopenhauer / Biden / Gieseking / Demus / François / Giraudoux / Heine / Parr / Jacques Chion / Meschonnic / Barthes / Virgile / Berlioz / Saint-Saëns / Mozart
Un accord musical précis dans un ton précis a le pouvoir, je ne sais pourquoi, de m'extasier et de m'évoquer quelque chose d'éternellement lumineux et dynamique, lié à l'éternel féminin. Travaillant avec mes moyens pianistiques limités le Passepied de la Suite Bergamasque de Debussy, suite qui contient aussi le fameux Clair de lune, je retrouve (je l'ai entouré d'un ovale sur la reproduction de partition ci-dessus) un accord de neuvième de dominante qui chaque fois que je le frappe me dit quelque chose mais quoi ? Au bout de quelques jours, je finis par retrouver l'écho qu'il éveille : il est dans le même ton et donc sur les mêmes notes si/ré dièse/fa dièse/la/do dièse, dans ma partition chant et piano de She's Leaving Home, un titre de l'album de 1967 Sergent Pepper's Lonely Heart Club Band. Cette chanson de McCartney et Lennon, sur une jeune fille qui fait une fugue, m'a toujours laissé un sentiment de joie religieuse et sacrée, même quand je n'en comprenais pas encore les paroles :
Silently closing her bedroom door
Leaving the note that she hoped would say more.
C'est mon ami François Pierre, admirateur comme moi des Beatles, qui m'a révélé non cette chanson, qu'on entendait sur les juke-boxes dans les cafés proches de l'Université de Nanterre où j'étudiais, mais le sens de ces mots. Qu'on le croie ou non, à 20 ans je ne connaissais pas un mot d'anglais ou presque. Où l'aurais-je appris ? Au lycée de Creil j'avais fait allemand en première langue – suivant un désir de ma mère, que je n'ai compris que plus tard - et grec ancien en seconde langue. Les radios populaires passaient principalement des chansons en français. Je n'étais jamais allé ni en Grande-Bretagne ni aux USA. Je voyais les films américains en v.o., mais suivais les sous-titres. Je me rappelle même la première fois où j'ai compris avec mes oreilles et non avec mes yeux une réplique d'un film en v.o. : c'est dans Scarface, de Hawks à la Cinémathèque, dont la copie étonnamment n'était pas sous-titrée, lorsque Tony Camonte (Paul Muni) dit à Poppy (Karen Morley) au pied d'un escalier qu'elle descend : « it's the first time you smile » Le souvenir de cet éclair de compréhension s'associe à l'image de l'escalier, fixée une fois pour toutes.
J'écoutais donc et appréciais la pop anglaise sans m'intéresser aux paroles. François Pierre, qui, étant l'un des trois enfants d'un journaliste fameux du quotidien Le Monde - son père, Henri Pierre, avait été correspondant du journal à Washington, ainsi qu'à Londres et à Moscou - baignait dans le bilinguisme depuis son enfance, ne s'est pas moqué de moi, mais m'a donné envie de comprendre cette langue en me donnant quelques repères, après quoi j'ai continué en autodidacte. De mon côté, je lui ai transcrit d'oreille et recopié un morceau de luth de Sylvius Leopold Weiss qu'il voulait jouer (il pratiquait la guitare classique). Il m'a aussi apporté beaucoup de choses, fraternellement et simplement, m'a prêté son exemplaire du Monde comme volonté et représentation de Schopenhauer, qui m'a marqué, et comme la maladie l'a emporté il y a dix ans, je ne l'évoque pas sans émotion. Lui et Brigitte son épouse nous avaient invités en 1998, durant plusieurs jours inoubliables, à Bethesda, Maryland, dans la banlieue de Washington DC, où ils habitaient et enseignaient tous deux. C'était notre premier et seul séjour dans la capitale américaine, une ville que les images de l'intronisation de Joe Biden, après celles, terrifiantes, du déferlement de violence et de bêtise des jours précédents, nous ont fait revoir récemment dans l'actualité.
D'un certain côté, cette ignorance jusqu'à un âge avancé des rudiments de la langue la plus « véhiculaire » du monde, m'a handicapé, complexé, et même nui professionnellement. L'habitude de l'allemand m'amenait à prononcer comme un « z » français le « s » de « so » dans les expressions les plus communes, et faisait sourire. D'un autre côté elle m'a donné un regard particulier, à moi, sur la question des langues.
Pour revenir au Passepied qui contient cet accord magique, j'ai cherché sur Youtube des versions qui me plaisent et auxquelles je peux vous renvoyer : il y en a au moins une dizaine. Celle de Walter Gieseking est pour moi trop rapide et uniforme, celle de Jorg Demus est étrangement fragile et hésitante, mais elle garde le côté aérien du morceau et son atmosphère de légende. Le morceau est en ton de fa dièse mineur mais approximativement en mode de Ré, c'est à dire que si vous jouiez la gamme à partir d'un ré, vous auriez la tierce en fa naturel (tierce mineure) mais la sixte en si naturel, ce qui lui donne un côté archaïque. Je me rappelle avoir entendu dans les années 60, dans une salle parisienne, Samson François le jouer en bis d'une façon féérique et miraculeuse. Notoirement drogué et alcoolique, il apportait au rituel du concert toujours de l'inattendu.
Depuis six mois je tiens à jouer au moins une fois par jour ce morceau de Debussy, évidemment pas à la vitesse et surtout avec l'égalité requise (la main gauche doit être implacablement régulière et staccato, sautillante), mais il m'apaise.
Outre rejouer à l'infini, plus ou moins bien, ce Passepied, voici quelques autres choses qui m'apaisent à faire, entendre, ou me remémorer, quand je suis tendu, et anxieux :
2) Regarder et toucher ma collection de livres reliés en toile du Club Français du Livre, si bien fabriqués et imprimés, à la belle époque de la typographie – qu'il s'agisse du Théâtre de Giraudoux en quatre tomes ou des Reisebilder de Heine, que j'ai rachetée pièce par pièce pour quelques euros chaque volume, dans des librairies d'occasion aujourd'hui presque toutes disparues. Je pense parfois que si j'avais le malheur de perdre la vue (cette idée ne me quitte pas), j'en serais consolé en touchant ces robustes reliures, et en les respirant le papier.
3) Feuilleter un livre étrange édité par Phaidon, que j'ai acheté dans son édition allemande. De format à l'italienne, il porte le titre de Langweilige Postkarten, en français « Cartes postales ennuyeuses ». Il s'agit de cartes postales sans intérêt collectionnées par le grand photographe britannique Martin Parr et venues pour la plupart de l'ex-Allemagne de l'Est. Elles montrent, par beau temps, des lieux aussi caractéristiques que la station de bus de Karl-Marx-Stadt, ou la Rue de l'Amitié des Peuples à Erfurt (les massifs bien entretenus sont en fleur, une femme promène un landau, cela ressemble à une vue de ville moderne et de quotidienneté, juste avant la chute d'une bombe), et très souvent des quartiers d'habitation neufs et réguliers. On sent que Martin Parr n'a aucun sentiment de condescendance envers ces photos, que leur banalité dépourvue de pittoresque et de traces historiques (les villes montrées, détruites par les bombardements, ont été reconstruites comme un monde à la fois modeste et nouveau) le touche.
Ce qui m'a fait penser à ce livre, que je n'avais pas rouvert depuis longtemps et qui n'a pas encore complètement perdu son odeur de bouquin neuf, c'est l'image ci-dessous d'une carte postale Estel dans un dossier que mon frère a trouvé sur Internet, et qu'il m'a envoyé sur notre ville de naissance et d'enfance, l'agglomération Creil/Nogent-sur-Oise/Montataire. On y voit notamment une résidence que nous avons vue s'édifier là où se trouvait auparavant la briqueterie en ruines où nous allions jouer petits. On l'avait nommée pompeusement La Commanderie. Les trafics de drogue, la délinquance et autres problèmes sociaux en ont fait quinze ans plus tard un quartier réputé dangereux et délabré, si infréquentable qu'une rénovation assortie d'un changement de nom (c'est devenu le quartier des Rochers) a été entreprise et n'est toujours pas terminée.
4) Transvaser le contenu d'un fichier d'ordinateur sur un disque dur de sauvegarde et réciproquement, en suivant des yeux l'indicateur de remplissage, comme si c'était du liquide. Ce sont des jeux de transvasement tels que je me souviens les avoir joués enfant avec des bouteilles, des verres et des carafes : répartir des contenus dans d'autres contenants.
5) Très apaisante, humainement et professionnellement, a été pour moi, entre l'automne 2011 et l'été 2012, la discipline de devoir rouler ma valise jusqu'à la Gare de l'Est, tous les mardis matin, pour aller prendre le train rapide allemand ICE (bien plus spacieux et agréable pour y travailler que le TGV français), qui va de Paris à Francfort-sur-le-Main, pour de là attraper ma correspondance vers Weimar, où je passais le reste de la semaine à travailler comme fellow de l'IKKM. Le lundi, je donnais mes cours de cinéma à Paris III. Je n'étais pas toujours sûr d'attraper cette correspondance, car, comme je l'appris à cette occasion, les trains allemands pouvaient avoir souvent des Verspätungen (des retards), pour cause de vétusté des lignes, du matériel. Mais je ne m'inquiétais pas d'arriver tard à Weimar, car j'avais dans les poches mes clés, j'anticipais le son de ma valise à roulettes le soir dans les rues tranquilles de la ville, entre la gare et l'immeuble neuf où je logeais dans la Belvederer Allee, en face du Goethepark, et je savais que près de mon lit allemand, tout comme à Paris, le tiroir de la table de nuit contenait les mêmes sédatifs qui m'aident à dormir. Je me retrouvais comme dans notre enfance, où nous dormions tantôt chez notre nourrice au 92 rue Faidherbe, tantôt chez notre mère au 46 (mais oui, juste, la moitié) avec deux adresses selon le moment de la semaine. En allant de l'une à l'autre, on passait devant la briqueterie qui allait être occupée par la résidence ci-dessous. Dans cette année 2011-12, en va-et-vient hebdomadaire entre Paris et Weimar, quelle que fût la direction que je prisse j'avais toujours le sentiment rassurant de rentrer chez moi.
6) Lire des ouvrages sur le langage : bien sûr, ceux d'Henri Meschonnic, qui sont tellement riches, mais aussi des ouvrages moins engagés que les siens pourvus qu'ils portent sur la poétique, la rhétorique, la linguistique. Même Roland Barthes, dont je n'aime pas la façon dégoûtée et snobinarde qu'il a de renifler la culture populaire dans ses Mythologies, est intéressant pour moi dès qu'il écrit sur le langage.
7) Il y a à Vallorcine, Haute-Savoie, un tournant dans la route goudronnée en lacets qui parcourt le hameau en pente du Couteray, et où ne passaient guère de voitures en été dans notre enfance. Nous y jouions au volant cependant que le soir tombait, et quand il faisait beau, cette venue du soir se matérialisait par les grandes ombres que l'Aiguille de Loriaz fait tomber sur les pentes de la plus petite Aiguillette des Posettes. Cela m'évoque les vers de la première églogue de Virgile sur l'arrivée du soir (Berlioz en a transcrit magnifiquement l'ambiance dans le deuxième mouvement d'Harold en Italie, Marche des Pélerins chantant la prière du soir) : « Et iam summa procul villarum culmina fumant, / Maioresque cadunt altis de montibus umbræ ». Le « iam » prononcé par un personnage de ce dialogue dans la campagne fait frissonner : il veut dire déjà, et donne à l'instant présent une vérité qui traverse les millénaires.
Dans ce souvenir de vacances, la tombée du soir est acceptée, incorporée au plaisir de jouer et de voir de moins clairement le volant. J'ai donné dans le blog n°66 les plus belles tombées du soir au cinéma. Je pourrais aussi évoquer celles qu'on entend en musique chez Debussy (le sublime Nuages, premier et plus beau des trois Nocturnes), et Saint-Saëns (une très belle Rêverie du soir, dans la Suite algérienne).
8) Savoir qu'il y a une bouteille de Prosecco d'avance au réfrigérateur. J'ai découvert le Prosecco au Wissenschaftskolleg zu Berlin, il était servi rituellement tous les jeudis soir en apéritif, avant le dîner qui rituellement regroupait les fellows invités et leur famille. L'Allemagne m'a décidément donné des souvenirs à la fois récents et émouvants d'atmosphère « gemütlich ».
9) La musique ? Curieusement, la musique supposée la plus désincarnée m'exalte trop, me porte, me remue quand je l'entends, sauf la guitare classique dite « sèche ». J'ai aimé en revanche, comme je l'évoque dans le blog n°98, lire des quatuors de Mozart en partitions de poche : le son ne me prenait pas, le tempo ne m'était pas imposé. Dans mes propres musiques, quand elles sont longues, je cherche à faire accéder l'auditeur à un état de tranquillité placide et apaisée, mais c'est toujours au bout d'un laborieux chemin ; Journal de bord de l'Isle sonante ; le tableau Le Nil, dans la Tentation de saint Antoine ; la toute fin de ma Vie en prose.
10) Voir dans une salle de cinéma un film nouveau que j'apprécie, en tenant la main de la femme que j'aime, mais là il faudra attendre pour retrouver ce plaisir.